Un rayon de lumière traverse la poussière dansante, explose en une multitude de couleurs ardentes. Je vrille sur un des vitraux de la cathédrale représentant la montée en croix du Christ. Perdue dans les centaines d'idées qui m’traversent l'esprit. L’analyse d'une infinité d'images, sous forme d'un puzzle bariolé dont les pièces refusent de s’emboîter. Mes yeux bleus orageux fixent sans les voir les quelques visiteurs qui déambulent dans les allées. J’me sens bercée par les pieux murmures des silhouettes éparses se recueillant sur les bancs. Le menton appuyé sur les mains croisées, j’ressemble presque à une des icônes nichées dans les alcôves. Grave, impassible. Seul le mouvement régulier de la poitrine et les cernes qui me marquent le regard me rendent un fragile éclat de vie. J’ai pas bien dormis la nuit dernière. Pas dormis du tout en fait. A la place j’ressasse, passant en revue les erreurs à ne pas reproduire, essayant vainement d’accepter les derniers évènements. J’me nourris de nicotine et m’entoure d'un nuage de fumée comme certains se draperaient dans un manteau. Le passé c’est l’passé Nana. Ce que disait toujours mon père quand il venait nous recoucher après les cauchemars qui nous réveillaient. Les mauvais rêves s’étaient faits fréquents chez les Gynt après le départ de la matriarche. Mais y avait pas d’émotion particulière à avoir, pas d’apitoiement, pas de compassion. On passait juste à autre chose et on continuait à vivre parce qu’on pouvait pas faire autrement. Papa a enterré l’idée de Maman promptement.
Ça fait une éternité que j’ai pas franchis le seuil d’un lieu sacré. La dernière fois que j’ai foutu un pied dans la cathédrale c’était en visite scolaire. Le grand chef là-haut m’en tient p’t’être un peu rigueur. Il doit pas vouloir franchement prêter l’oreille à mes méditations - qui ressemblent plus à des supplications - que je Lui adresse. Mais j’ai éprouvé la vive urgence de me rendre sous les dentelles des arches. Profiter du silence chuchoté. D’une quiétude recherchée. L’odeur de l’encens et les frôlements des dévots m’ont instantanément précipité dans l’passé. Archives poussiéreuses que j’voulais oublier mais qui, finalement, m’apportent un certain réconfort. J’ai même réussi à retrouver de vieux versets restés en mémoire. Pardonne-nous nos torts envers Toi comme nous pardonnons nous-mêmes les torts des autres envers nous. Je sais pas encore si j’veux pardonner à JJ. J’ai l’impression de plus l’connaître. Trop de non-dits, d’aveux bafoués, de doubles vies. Pourtant y a toujours cette amour insensé qui brûle et consume. Une évidence posée là, irrépressible. Je sais pas non plus si j’peux pardonner à Seven. Le souvenir du fracas et d’la haine. Mais toute cette peine aussi, qui le tient à fleur de peau… C’est difficile d’en vouloir à quelqu’un qui souffre autant. Et enfin j’sais pas si j’peux me pardonner. M’accorder la clémence pour l’envoi de Sam au piloris. Manquement à la moralité fatale pour l’ami. C’est ta faute. Ta faute. Ta très grande faute. Une vie entière à psalmodier des Pater suffiraient pas pour m’en laver.
J’sursaute quand on vient s’asseoir sur mon banc. Il grince et tremble sous l’occupation indélicate. J’me retourne vers l’indésirable, les sourcils arrogants et la bouche plissée. Y a vraiment aucun endroit dans cette foutue ville où être peinarde ?
Des années. Chaque année. La date revient. Comme un coup en plein visage, comme une crise de coeur. Si Drazen a l'audace de ne pas savoir quel jour on est, son corps va lui rappeler, il aura mal, partout, avec l'impression d'oublier quelque chose. C'est des conneries, la mémoire des os, que des racontars de veuves superstitieuses. Le serbe ne peut pourtant s'empêcher de le ressentir dans sa chair quand revient l'anniversaire du décès de son vieux. Son père, c'est celui qui l'a modelé. C'était pas normal pour un gamin de quelques années de vivre sans rien déplacer, d'apprendre à faire son lit quelques minutes après le réveil, de ne jamais rien laisser sorti. C'est probablement ce qui a commencé son envie d'être invisible. À force de se sentir jamais au bon endroit, à force de se sentir de trop, il a tenté de se faire le plus petit possible, à en devenir transparent. Chaque année, ça lui revient, ces conneries qu'il veut garder au passé, dans un vieux coffre bien bouclé, fermé à clé.
Ses pas le portent dans toute la ville, incapable de se tenir tranquille, avec une rage qui ne lui est pas commune. Ça brûle dans sa cage thoracique, ça lui enfume le crane. Il se retrouve au dernier endroit qu'il aurait voulu avoir dans son champ de vision. Ça s'élève en hauteur, parsemé de croix et de symboles religieux. Ça pue la conservation des valeurs réductrices, de l'austérité forcée. Drazen regarde le bâtiment, certain que s'il le souhaite assez fort, il va s'enflammer d'une combustion spontanée. Pourtant, il y met les pieds.
Il ne sait pas si c'est la date qui lui fout ce mal de coeur, ou toutes les années passées dans ce genre d'endroit avec ses grands-parents. Le barman n'y croit pas, à ces dieux et ces histoires. Parce que c'est tout ce que c'est, ce grand livre qu'on cite comme si c'était la loi de tout, que des histoires racontées puis traduites puis utilisées pour faire de la violence sanglante ou de la corruption mentale. Drazen, habituellement imperceptible, se laisse tomber sans délicatesse sur le premier banc qui ne lui donne pas envie de vomir. Une blonde aux mains liées, aux yeux de la mer et au regard sombre se retourne vers lui. " Quoi ? " qu'il demande, la défiant de dire qu'il dérange, qu'il est pas le bienvenu. Il rasera cet endroit jusqu'aux fondations, s'il avait pas peur que ça lui revienne au visage. Il est plus prudent d'habitude, mais demain, il reviendra à lui-même, ça lui passera, c'est cette foutue journée qui le hante.
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Un rayon de lumière traverse la poussière dansante, explose en une multitude de couleurs ardentes.