Il s'emmerde.

C'est toujours la même chose une fois que Mads disparaît de son champ de vision – généralement pour dormir puisqu'elle gère les nuits – il n'en fait qu'à sa tête. Il ne fait rien du tout le plus souvent, à poser son cul sur une chaise derrière le comptoir de l'accueil, ses pieds appuyés sur le bureau, sa tête basculée en arrière. Parfois il s'endort. Aujourd'hui le sommeil ne vient pas et il regarde l'aiguille de l'horloge qui semble tourner au ralenti, l'envie furieuse de se tirer, d'aller traîner en ville, arpenter les rues comme il le faisait avant. Il l'a fait une fois, elle l'a grillé, ils ont gueulé, elle a voulu le virer. Malo a dû jouer le tampon encore une fois, et il s'est pris suffisamment de remontrances pour ne pas recommencer depuis. Il en crève d'envie mais il prend sur lui, se force à rester et à respecter approximativement les horaires qu'elle lui pose. Il continue de merder, de désobéir, de gueuler, mais au moins il essaie. Ses efforts sont foireux, mais c'est déjà plus que tout ce qu'il a pu faire ces dernières années.

Alors il est là, même si son regard dévie régulièrement vers la sortie. Il soupire toutes les cinq minutes, fait des avions en papier, tente de faire tenir le matériel de bureau sur son nez. Il a massacré un stylo pour se faire une sarbacane et il s'applique à dessiner une queue avec les boulettes qu'il souffle au plafond. Il parie avec lui-même sur le temps que Mads mettra à s'en rendre compte, et encore une fois il soupire. L'impression d'être de retour sur les bancs de l'école, l'insolence qui lui colle à la peau et pas une once de maturité à l'horizon. Tous ses passe-temps s'essoufflent vite et c'est le retour à la case départ, carcasse avachie à faire des tours sur le siège comme un môme impatient.

Il s'emmerde.

« J’ai besoin.. » Les clients ont tendance à l'agacer, pourtant il pourrait presque remercier la voix qui s'incruste et le sort de son ennui mortel. Jusqu'à ce qu'il se lève et pose les yeux sur elle. « Ah. » Il reste silencieux, arquant un sourcil, penchant la tête sur le côté. Il pensait pas revoir Barbra de sitôt, et encore moins ici. Pourtant elle est là, lui aussi, et ils sont plantés à se regarder comme deux cons. « Il me faut un téléphone. » Elle joue la carte de la distance, le ton froid et les traits durs. Pourtant il voit ses mains qui s'agitent nerveusement. Ça lui arrache un sourire en coin alors qu'il s'approche pour s'appuyer sur le comptoir, un coude sur le bois alors que son menton tombe dans sa paume. « Et moi il me faut des putains d'vacances aux Bahamas, mais t'sais ce qu'ils disent. On a pas toujours c'qu'on veut dans la vie, tout ça. » Il hausse les épaules d'un air faussement désinvolte et laisse retomber le silence. Il se contente de la fixer, comme pour lui faire comprendre qu'il n'a aucune envie de coopérer. Mais plus il l'observe plus il sent que quelque chose est différent – elle sonne faux, elle toute entière. Y a une faille quelque part et soudain il a envie de la trouver pour s'y engouffrer, pour appuyer là où ça fait mal, comme elle l'a fait la dernière fois qu'ils se sont vus.

Il la jauge un instant, ses yeux qui descendent de son visage à son cou, qui glissent le long de son corps jusqu'à ses pieds pour mieux remonter. Ça a quelque chose de dérangeant, comme s'il cherchait à la passer aux rayons X, comme s'il pouvait voir à travers ses vêtements, à travers sa peau et ses os pour voir tout ce qu'elle planque derrière la façade. Il se redresse sans la quitter des yeux, ses mains posées sur le comptoir, son sourire qui s'élargit. « T'as enfin décidé de t'faire payer ? T'aurais dû commencer plus tôt, tu serais p't'être riche depuis l'temps. » Y a aucune agressivité dans sa voix, rien d'autre que de la moquerie et une pointe de mépris. Il dégouline d'assurance parce qu'il voit qu'il est peut-être pas le plus misérable des deux – ou en tous cas, pas en apparence. S'il peut prendre l'ascendant il n'hésitera pas, il n'a pas oublié tout ce qu'elle lui a craché la dernière fois. Il n'a pas oublié ses mains autour de sa gorge non plus, mais ça il préfère pas y penser. « C'est quoi tes tarifs, du coup ? » Il prend un air intéressé, à pousser le vice, cherchant à la défier. C'est plus fort que lui. Même en ayant quitté la guerre, il est pas foutu de tendre la main. Pas même à ses anciens alliés.

« Et toi, t’as enfin décidé d’bouger ton cul et d’te rendre un peu utile ? » Elle sort les crocs, il reste imperturbable. C'est elle qui perd son calme alors qu'il a toujours ce sourire en coin – celui qui pue l'insolence et le défi, celui qui appelle à la haine parce qu'après tout il n'est bon qu'à ça. Elle l'agresse et il ne bronche même pas, hausse à peine les épaules, trop occupé à fouiller son regard encore et encore à la recherche de la brèche qu'il sent mais ne voit pas encore. Ça grouille en lui, ça l'attire ça l'attise comme un requin qui suit l'odeur du sang.

Elle se vide et il a les dents trop longues, gueule béante prête à l'avaler toute entière.

« Écoute, j’ai pas envie d’me battre avec toi. Enfin pour être honnête, j’veux carrément pas voir ta sale gueule. » Il ricane et la toise une seconde, avant de s'éloigner du comptoir pour se laisser retomber lourdement sur la chaise. Ses pieds qu'il lève et appuie sur le meuble d'à côté nonchalamment, comme s'il était chez lui plutôt que sur son lieu de travail. Le bas d'son jean qui se relève assez pour révéler le bracelet électronique qui trône à sa cheville. « Ben casse-toi hein, j'te retiens pas. » Il fait mine de se désintéresser d'elle, jetant son dévolu sur un stylo qui traîne pour le faire tourner entre ses doigts habilement, comme il le faisait avec les baguettes de sa batterie. L'impression que c'était dans une vie antérieure, que des siècles entiers se sont écoulés depuis ce temps révolu. Les répétitions avec le reste de la bande, les sourires provocateurs adressés à Barbra quand Jimmy regarde pas, les insultes qui fusent entre lui et Joe, les œillades méprisantes partagées avec Trix, les éclats de rire arrachés par Maia et sa cervelle en overdose constante. Y a plus rien.

Il compte plus les nuits passées à s'demander comment tout a pu dérailler si vite, à décortiquer chaque mot chaque geste chaque action, à chercher à quel moment ils se sont gâchés. À quel moment il a foutu toute sa vie en l'air.
Il a toujours pas trouvé la réponse.

Il savait pourtant, que ça durerait pas. Il se l'est répété dès l'instant où il a accepté la main tendue par Jimmy. Mais y a Barbra face à lui et c'est étrange, cette sensation d'avoir un fantôme dans l'équation sans savoir si c'est lui ou elle – lui qui a l'impression d'être mort et enterré depuis un moment, elle qui n'est qu'une réminiscence d'un quotidien parti en fumée. Il reste quoi entre eux ? Rien d'autre que les souvenirs de corps plus accordés que leurs esprits et les restes d'une colère coupable ? Elle est où la loyauté ? Il est où le maigre fil qui les reliait ? « Et j’sais que tu veux pas me voir non plus. Alors tu m’files un téléphone, j’appelle Joe et j’me tire. On est tous les deux gagnants. » Il l'écoute et il sait plus qui d'eux deux est l'étranger. Il fait plus partie de son monde – celui des Yobbos. Celui d'une guerre qui l'a mâché avalé recraché, qui a fait de lui pantin désarticulé. Il l'écoute il la regarde et il ricane, parce qu'y a plus que ça à faire maintenant. Il reste rien d'autre que l'amertume. « J'ai pas envie. » Borné comme un môme qui se rebelle, son regard fixé sur le stylo qu'il continue de faire tourner. Il s'applique à ne pas lui donner d'attention même si c'est à elle qu'il s'adresse – il sait combien elle aime qu'on la regarde. Il fait comme si elle n'existait pas, comme s'il parlait au néant. « J'aime pas les clients cons. Si t'es pas contente va t'plaindre à ta mère, c'est elle qui t'a appris à faire la pute plutôt qu'à être polie. » Aucune émotion dans sa voix. Il a l'air si détaché que ça frôle le ridicule, c'est de la comédie et ça se voit ; de toute façon elle le connaît assez pour le savoir. Sale gosse, pas la moindre trace de maturité à l'horizon. Il bascule sa tête en arrière, prunelles vrillées au plafond alors qu'il hisse le stylo jusqu'à son visage, le posant en équilibre entre son nez et sa bouche. On dirait qu'il a cinq ans. « Et tu sais Barbie, entre nous. C'pas moi qui ai la plus sale gueule ici. » Son sourire est dirigé vers le plafond, mais sûrement qu'il se devine jusque dans sa voix. Il voit bien qu'elle est minable, il peut pas s'empêcher de le souligner. Même quand il est en chute libre il arrive à prétendre qu'il est au-dessus – y a plus que ça pour le rassurer.

« Va t’faire foutre. » Le stylo qui tenait en équilibre sur son visage se casse la gueule quand il se met à rire. C'est léger, trop railleur – il est clairement en train de se foutre d'elle. Il délaisse le plafond pour la regarder à nouveau, lueur victorieuse au fond des yeux. Il a gagné et ils le savent tous les deux. « C’est ton putain d’boulot de servir les clients. Et si tu veux l’garder, tu ferais mieux d’me filer un téléphone. » La menace plane dans l'air mais ça ne l'atteint pas. Il garde un sourire en coin en l'observant, silencieux. Étincelle défiante dans son regard alors qu'il attend patiemment qu'elle s'enfonce. « J’suis pas sûre que ton agent de probation va kiffer quand tu vas lui dire que t’as perdu ton taff. » Elle effleure son bracelet électronique et il se tend, mais il ne bouge pas. Il continue à la toiser avec toute l'insolence dont il est capable, absolument pas inquiet. Il se pense invincible, parce que son patron c'est Mads mais qu'elle n'a aucune emprise sur lui, parce qu'il pourra toujours lui expliquer que la cliente mécontente n'est qu'une folle qui veut lui pourrir la vie. Et dans le cas où Mads voudrait le virer quand même, il demandera à Malo de lui sauver la mise. Comme chaque fois. Il compte sur les autres pour réparer ses conneries et il n'a aucun doute sur le fait de s'en sortir sans encombre, trop sûr de lui peut-être. Son arrogance finira par amorcer sa chute.

En attendant il joue avec Barbra, il la nargue en silence, il assoie sa domination rien qu'avec son putain de sourire. « Et c’est quoi la suite pour toi, si ça arrive ? La prison ? Tu seras enfin dans ton élément, c’est rempli d’minables comme toi. » Cette fois le ricanement est amer – elle imagine pas à quel point elle est dans le vrai. Sûrement qu'elle sait pas qu'y a un minable en particulier, qui est déjà là-bas et qui lui ressemble plus que les autres.

Il secoue la tête et s'étire paresseusement, n'cherchant même pas à se remettre debout pour la surplomber. Toute sa posture est une insulte ; ça veut dire qu'elle a beau être plus haute que lui actuellement, il se pense au-dessus quand même, il a pas besoin de jouer de sa stature pour prendre le pouvoir. C'est qu'il se pense inatteignable et qu'il ne la considère absolument pas comme une menace. « Bla, bla, bla. » Il soupire de façon théâtrale, haussant les épaules avant d'amener ses mains derrière sa tête tranquillement, le plus détendu du monde alors qu'il la fixe. « Je baise avec la patronne. » Son sourire a quelque chose de trop fier, c'est ridicule. « On peut l'appeler tout d'suite, si tu la supplies elle fera p't'être semblant de me virer. » Y a une part de bluff – s'il dérange Mads dans sa sieste pour qu'elle calme une cliente mécontente, elle va lui en mettre plein la gueule et il le sait. Mais il s'en fout. Même dans l'optique où elle le vire dans de grands éclats, Malo arrangera tout et il reviendra demain. Il en est persuadé. « Continue à me menacer alors que t'es tombée plus bas qu'moi. » Il lui offre un sourire tout en dents, comme s'il allait sauter par-dessus le comptoir pour la bouffer. Il trouve ça jouissif – même avec sa liberté sur la sellette, il se sent moins misérable qu'elle. « J'te dois plus rien. J'suis plus dans la bande. » Et s'il était là pour faire son boulot, ça se saurait. Il a aucune raison de lui céder et la tentation de la rabaisser est trop grande. Comme s'il avait besoin de l'écraser pour pouvoir s'élever un peu plus haut. « P't'être que si tu m'tailles une pipe, j'te prêterai mon portable. » Il provoque comme s'il était maître de la situation, comme s'il avait tous les pouvoirs sur elle. Il veut la voir perdre tous ses moyens, qu'elle ait envie de lui arracher la gueule ou de chialer, qu'elle soit obligée de réagir à tout ce qu'il dit tout ce qu'il fait. Au fond c'est peut-être pour se prouver qu'il a toujours un impact sur elle, qu'il n'est pas tombé dans l'oubli, qu'elle pourrait pas l'ignorer même si elle le voulait. Se dire qu'il garde une place quelque part avec tous ceux qu'il a abandonnés, même si c'est celle du connard ou du bourreau, même si son trône est fait de déchets. Tout ce qu'il veut c'est s'assurer qu'il existe toujours, qu'il a gardé une part de contrôle. Se rassurer et appuyer là où ça fait mal pour qu'on ne puisse pas être indifférent, se donner une importance dégueulasse plutôt que prendre le risque de ne plus en avoir du tout. Sale gosse a peut-être peur d'être oublié, finalement.