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 sous des dehors célestes (praggart)

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Casper Pryce

Casper Pryce
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MessageSujet: sous des dehors célestes (praggart)   sous des dehors célestes (praggart) EmptyDim 29 Avr - 23:44

Encore vingt marches. Le souffle qui se coupe à chaque montée, à chaque muscle qui se tend pour lever le pied de quelques centimètres, pour l’amener à l’opposé de là où il devrait se rendre, roi des mauvaises décisions même quand c’est tout son organisme qui le lâche, les organes qui décampent, cessent de fonctionner, douleur lancinante qui remonte dans ses reins, accapare tous les neurones pour le bombarder de stimuli ridicules. Il irait jusqu’au bout du monde pour prétendre qu’il tient sur ses pattes, voleur d’amphores au fond des criques. Encore quinze marches, tant que ça, il ne se souvenait pas que cet immeuble montait si haut, alors même qu’ils se trouvaient déjà à l’avant-dernier étage, là où la fête battait son plein avant la redescente, l’effusion d’hémoglobines, son regard qui dévie vaguement vers les phalanges écorchées, les bouts de peau qui se décollent avec négligence, il n’a pas fait dans l’artistique, juste dans le pratique. Une gueule, son poing. Une gueule qu’il apprécie, de surcroit. Ce qui le réconforte, quelque part, c’est que le portoricain est sûrement en moins mauvais état que lui, qu’il a dû se rouler un spliff et reprendre le cours de la soirée comme si rien ne s’était passé. Putain de Tito. Putain d’abruti. Putain de came qui roule dans ses veines, encore, amorce tout juste le trajet dans l’autre sens, l’euphorie totalement disparue, la douleur omniprésente. Son doigt frôle ses côtes et il échappe un gémissement glaçant, se raccroche à la rampe pour ne pas tomber à la renverse, parfaitement conscient que c’est sûrement pété, qu’il devrait consulter. Demain. Pas comme ça, pas maintenant, pas avec de la cocaïne dans le sang et le risque de se voir jugé, pris de haut, le prof toxico affiché sur les réseaux sociaux, il préfèrerait encore y voir sa bite en gros plan. C’est drôle comme l’accumulation l’empêche de réfléchir, drogue plus alcool plus baston, l’adrénaline qui l’entrave encore, lui donne envie de redescendre pour remettre le couvert, entamer le deuxième round. Parfaitement conscient qu’il n’en réchapperait pas. Mieux vaut continuer l’ascension fatale, quitte à se pointer au ciel autant raccourcir le trajet. Encore dix marches. Il aperçoit la large porte de métal qu’il a poussée tant de fois, quand il en avait marre d’entendre Noel, l’instigateur de la fête, se plaindre de son soi-disant boulot de merde pour lequel il se levait tous les matins à cinq heures, pas capable de voir qu’il gagnait trois fois plus que la plupart d’entre eux, gosses de banlieue. De banlieue chic, pour Casper. Du pareil au même. Il s’arrête un instant, reprend son souffle, trois secondes, avant que les gestes ne se remettent en branle, mécaniquement, un pied devant l’autre et son objectif en ligne de mire.

Le toit est désert. Ce n’est pas une surprise, l’endroit n’est pas le plus convoité de Savannah, simple repère secret pour les gosses en mal d’attention, en manque de rêves, ceux qui veulent zieuter les étoiles tranquillement ou se moucher sur les passants, cracher un déferlement de haine envers la ville qui les a vus naître. Quatre pas, il s’évade un peu, oublie sa douloureuse prison de chair, laisse l’air s’engouffrer dans ses poumons avant que son corps ne se replie comme un raisin sec lorsqu’il aspire une bouffée qui se révèle ambitieuse, ses côtes visiblement trop enfoncées dans le thorax pour le laisser respirer en paix. Quatre pas, une expiration de douleur et la porte qu’il entend s’ouvrir de nouveau derrière lui, aucun répit pour les guerriers. Sûrement Tito venu finir le sale boulot. « Vete de aqui, hijo de puta », il hurle dans un espagnol trop correct, trop parfait, irascible jusque dans le bout de sa voix qui se meurt dans un « oh » sonore lorsqu’il se retourne et s’aperçoit qu’il ne s’agit pas de Tito. Quelques jours plus tôt, il aurait troqué son univers pour une seconde sur ce toit avec Eoin Taggart. Pas maintenant. Pas le corps couvert d’ecchymoses, les bras resserrés autour de son torse endolori, animal blessé, farouche, impossible à vraiment approcher sans risquer un coup de griffe. Jamais il n’est comme ça, aussi distant, glacial, aussi proche de la brisure. « Je pensais que c’était quelqu’un d’autre. » Evidence, il perd ses mots en sa présence. Toujours. Encore plus maintenant. « Je ne veux pas que tu me voies comme ça, Eoin. » Gentiment, doucement, un pas pour s’éloigner alors qu’il lui avait promis un baiser, un nouveau, alors qu’il devrait courir dans ses bras, alors qu’il sait au fond de lui que s’il y a quelqu’un qui n’utilisera pas ce souvenir de faiblesse passagère contre lui, c’est bien Eoin. « Pars, s’il te plait. » S’il te plait.


Dernière édition par Casper Pryce le Lun 30 Avr - 23:36, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: sous des dehors célestes (praggart)   sous des dehors célestes (praggart) EmptyLun 30 Avr - 23:30

Être raisonnable n’a jamais été quelque chose qu’Eoin sait pratiquer. C’est un concept incroyablement abstrait, même, en réalité, perdu quelque part entre le fait que les choses peuvent s’arranger et l’endroit où partent les chaussettes avalées par la machine à laver, paumé au milieu des stations services à deux heures et demi du matin et les rayons trop brillants des supermarchés au milieu de la nuit, quelque part de flou, d’impalpable, de réel et de faux en même temps. Il l’est, parfois, lorsqu’il élève la voix pour s’interposer au milieu d’un débat qui menace de s’enflammer, lorsqu’il lance, la voix trop douce, qu’il faudrait éviter de cogner sur les flics, la prochaine fois qu’on essaye de fuir, lorsqu’il peste après Rowan qui marche trop près sur ses pas. Il est raisonnable, de temps en temps, mais pas ce soir-là. C’est pas raisonnable, vraiment pas, de monter les marches juste parce qu’on l’y a invité, pas raisonnable non plus de pousser la porte de l’appartement, son bonnet enfoncé sur la tête et un verre dans la main dès le seuil franchi. Il proteste même pas, peut-être qu’il devrait, il accepte jamais de verre de quelqu’un qu’il connaît pas mais peut-être qu’il en a besoin, finalement, parce qu’il trempe ses lèvres dans l’alcool, cherche du regard un visage familier. C’est pas celui auquel il s’attend, qu’il trouve, parce que y a le visage de Tito quelque part au milieu de la foule et des bruits de voix, parce qu’il s’approche à pas feutrés, pas plus inquiet que ça, parce que c’est un baston, évidemment, parce que ça pue l’alcool et qu’il a l’habitude de ça. Ce dont il n’a pas l’habitude, par contre, c’est la pique d’angoisse qui lui vrille l’estomac lorsque c’est un visage connu qui fait face à Tito.

Il sait pas ce qu’il s’est passé. Il demande même pas, en réalité, ça l’intéresse pas. Ce qui l’intéresse c’est Casper qui se traîne comme un animal blessé et Eoin se demande s’il part se planquer comme tous ces oiseaux qui se cachent pour mourir. Ce qui l’intéresse, c’est le chemin qu’il prend et il hésite, un instant, une trop longue minute, parce que ce n’est sans doute pas si grave que ça, plus de fierté blessée que de corps fracassé, parce que Casper ne pensait sans doute pas qu’il viendrait, de toute façon, parce que Casper a dû proposer sans réfléchir, parce que ça pouvait pas être sincère, pas vraiment, même si le souvenir du musée le hante plus qu’il n’aime l’avouer, même s’il se demande si le second baiser était censé être plus grandiose que le premier. Peut-être qu’il ne le saura jamais, maintenant. Peut-être que ce n’est plus si important, parce qu’il sort de l’appartement, son verre à la main, monte lentement les escaliers, parce que Casper l’accueille au sommet, griffes et crocs sortis.

Il ne peut pas dire qu’il ne s’y attendait pas, ferme les yeux lorsqu’un coup de vent le cueille au visage, attend patiemment que la tempête passe. Ça ne prend pas très longtemps. Ça confirme ce qu’il pensait. C’est peut-être pire, en réalité, les yeux rivés sur Casper qui lui intime de partir, lèche ses plaies dans le noir pour empêcher quiconque de les contempler. Ça ne prend pas. Ça ne prend pas sur Eoin. Ça ne prend pas parce qu’il a trop l’habitude, ça ne prend pas parce qu’il en a trop vu, ça ne prend pas parce qu’il s’inquiète un peu trop, ce soir-là, le cœur tordu, distordu, lorsqu’il se laisse tomber assis sur le toit, son verre soigneusement posé à côté de lui et le dos tourné face à Casper. Il le regarde pas, c’est plus facile comme ça. Il le regarde pas parce que Casper l’a demandé et qu’il peut consentir à cela. Il le regarde pas parce que ça lui achète un peu de temps.

« Si je ferme les yeux, tu veux bien t’asseoir à côté de moi ? » Il demande. Cuisse contre cuisse, quelque chose comme ça. En signe de bonne volonté, il ferme les paupières, laisse le vent souffler, essaye de deviner ce qu’il faudrait faire, comment faire, comment tourner la conversation. Il lui demande pas comment il va, il lui demande pas pourquoi, il lui demande pas toutes ses questions qui ne servent à rien et qui n’amèneront rien. Il demande une faveur, à la place, parce que c’est plus facile d’offrir que d’abandonner, parce que c’est lui qu’il place en position de faiblesse. Il se demande à quel point Tito a frappé fort. Il se demande si c’était comme la fois où il lui a couru après, si c’était pour tuer, écorcher, abîmer. Il se demande à quel point la douleur est rivée à ses os. « J’ai besoin de prendre l’air, l’appartement était étouffant. »

Ce n’est pas un mensonge, pas vraiment. Ce n’est pas toute la vérité parce que toute la vérité risquerait de le braquer et que c’est la dernière chose qu’il veut, à ce moment-là, alors qu’il s’allonge sur le sol glacial du toit, tire le bonnet sur ses yeux pour masquer son froncement de sourcil.

« J’ai toujours su que tu aimais les trucs hypes, Pryce, rien de mieux qu’un rooftop privatisé pour finir la soirée. »

Et peut-être que ses doigts tremblent un peu sur le bord de son bonnet.
Merde, il pense, quand il réalise.

Il a peur, il croit.
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MessageSujet: Re: sous des dehors célestes (praggart)   sous des dehors célestes (praggart) EmptyMar 1 Mai - 12:28

Les oiseaux se cachent pour mourir. Ça file un souffle discret dans l’obscurité bordée d’étoiles, présage d’un avenir incertain pour le corbeau aux ailes brisées dressé sur son bout de toit, aux aguets, à ne pas savoir à qui se fier ou s’il peut encore s’envoler. Tu penses que s’il saute, il s’explose la tête en bas ? Ce serait sans conteste l’apogée d’une merveilleuse soirée, la future Une de tous les journaux de Savannah et une célébrité mal négociée, pour peu qu’on puisse reconnaître son visage une fois disloqué sur le macadam. Déjà que ça fait mal, déjà qu’il aimerait crever pour arrêter de souffrir, les os broyés par dizaine, un bout de dent qui se mêle à sa salive et qu’il crache alors qu’Eoin s’allonge à quelques mètres de là. Un coup d’œil au sol, des glaires et du sang, l’air qui se raréfie et la bouffée d’après plus douloureuse que la précédente, c’est tout son estomac qui se retourne cette fois et il se brise au-dessus d’un vieux bidon laissé là pour éructer tout ce qu’il peut, bile et bouffe. Sang, encore. On repassera pour les paillettes. Ça devient une habitude, le goût de fer en bouche qui se mélange à l’hémoglobine, rappelle le combat inachevé, s’il tenait encore droit sur ses pattes il descendrait pour le retrouver. Trop tard, il est parti, sûrement, il n’a pas bien vu mais c’est l’impression qu’il a eue quand on les a séparés. Il est parti et Casper s’accroche au métal saillant de la poubelle de fortune, se demande un instant ce qu’Eoin fait ici alors qu’il devrait fuir comme le ferait le reste du monde. Violent, violé, violet, les bleus qui lui lacèrent le visage et les poings, la mâchoire sûrement pétée, à croire que Tito avait tout gardé en lui pour se déchaîner au moment voulu, laisser sortir le tigre. Il n’était pas caché bien loin, faut croire, pour qu’un seul geste déplacé parvienne à le réveiller. « Putain », ça se brise sur ses lèvres, le visage qui se plonge dans les mains pour effacer deux larmes, il préfèrerait se foutre en l’air plutôt que se montrer en train de chialer. De chialer pour Tito, et pour lui aussi un peu, conscient du pathétique de la situation. Il ne voulait pas qu’Eoin soit témoin de sa déchéance, du moment où il serait poussé dans ses derniers retranchements, où la muraille de fer cèderait pour montrer la sève, pour montrer le sang, pour dévoiler ce qui ne devrait jamais sortir de son écorce désespérément humaine. Il espère qu’il a morflé, de l’autre côté, qu’il pourra pas se regarder dans une glace le lendemain sans grimacer. Il espère, au moins, qu’il ne l’a pas totalement bousillé, pour pouvoir remettre le couvert quand ils iront mieux, s’écharper de nouveau au clair de lune, peut-être faire ça correctement cette fois. Un fleuret chacun et la nuit pour conclure le duel. Il a l’âme romantique, Casper, sûrement un peu trop, et c’est ce qui le perd à cet instant, la raison pour laquelle il pleure au-dessus d’une poubelle, en silence. Tout l’or du monde pour qu’Eoin se casse, pour qu’il ne garde pas en tête cette affreuse image de lui. Comédien qu’il est, il déteste qu’on lui arrache son costume. C’est précisément ce qui le terrifie à cet instant précis.

Il suffit pourtant de quelques secondes à peine pour qu’il retrouve ses moyens, se redresse autant que possible et essuie les restes de larmes échoués sur ses joues. Lentement, il attrape une cigarette dans sa poche arrière de jean, la colle entre ses lèvres et l’allume en deux clics de briquet, pas plus. La trajectoire de ses pas suit l’endroit où s’est allongé Eoin, destin et envie entremêlés, les yeux qui tracent silencieusement le détail de sa silhouette alors qu’il claudique jusqu’à lui pour finalement s’installer en tailleur à ses côtés. Il ne l’a pas vu depuis le musée, il y a une éternité de ça sûrement, quoique les mauvaises langues parlent de deux semaines à peine. Trop peu de temps pour se permettre d’oublier mais suffisamment pour que leur échange se soit étiolé, devenu vague souvenir pour sa mémoire défaillante, à la recherche du prochain échange de chaleur qui ne sera pas seulement virtuel. Il s’oblige à ne pas le regarder, Casper, à détendre sa carcasse repliée pour orienter le visage vers la voie lactée. « Je ne fais jamais les choses à moitié, Taggart », il répond sur le même ton badin, comme si les minutes précédentes n’avaient jamais existé. Il ne s’est pas fait démolir le visage par un ancien plan-cul slash ami, il n’a jamais vomi dans une poubelle, il n’a certainement pas pleuré. Si on lui pose la question directement, il niera tout en bloc. Essayez. Et ne tenez surtout pas compte du fait qu’il grimace en aspirant sur sa cigarette, manque de tousser tout le tabac sans vraiment l’avaler, plisse les yeux pour retenir de nouvelles larmes. Il y a son sourire qui démolit toutes les présomptions de mauvaise foi, tente de rétablir un semblant d’illusion. « Tu as donc trouvé un créneau à m’accorder dans ton agenda surchargé de destruction du capitalisme ? » Et c’est une pique, évidemment, le simple fait de suggérer qu’il serait trop occupé pour le voir. Occupé à garder un musée merdique, on repassera pour les ambitions terroristes.  Mais ça pince, quelque part. Ça pince parce qu’il se demande fatalement ce qu’il fout ici, à tenir compagnie à un éclopé qu’il n’apprécie même pas tant que ça. Un peu de flirt téléphonique n’y change rien, peu importe qu’ils se soient embrassés. Peu importe. C’est le pire de ses mensonges. « Ou alors, es-tu juste venu pour contempler le massacre et pisser sur ma dépouille encore tiède ? »  Le sarcasme est nettement perceptible et lui-même ne comprend pas pourquoi il fait ça, pourquoi il ne se contente pas d’apprécier sa compagnie, de lui attraper la main et de la serrer dans la sienne, de lui confier qu’il a mal à en crever et qu’il n’est pas sûr de passer la nuit. Il respire, de ce bruit sifflant qui n’augure jamais rien de bon. Des sensations fantômes sous les phalanges qui se confondent, entre le visage de Tito et un téléphone placé contre le cœur, quelques jours plus tôt. Les émotions se pressent contre sa glotte, tellement qu’il préfère rester muet, une fois n’est pas coutume. À la place de mots qui sonneraient trop creux, il cède, pose ses doigts sur ceux d’Eoin. Espère qu’il ne se dérobera pas, parce qu’il est presque sûr que ça ne ferait qu’accélérer sa chute.

Il est presque sûr qu’il en crèverait.
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MessageSujet: Re: sous des dehors célestes (praggart)   sous des dehors célestes (praggart) EmptyJeu 17 Mai - 23:27

Il est trop sérieux. Il est trop sérieux, putain, il le sent, c’est un fait, insupportable et intolérable, les roulements dans son ventre, la solennité gravé dans les traits qu’il camoufle derrière l’ourlet de son bonnet comme si ça allait le sauver. Il est trop sérieux, oui, ou peut-être que Casper ne l’est pas assez, peut-être qu’il n’entend pas le cœur qui tambourine contre les côtes d’Eoin, sans doute n’a-t-il pas vu la trouille qui lui a brouillé les yeux, une seconde, quand il a compris ce qui se passait. C’est possible, c’est une explication, un début de vérité, un trois fois rien, quelque chose de concret, néanmoins, qu’il peut toucher du bout des doigts. Ça n’explique pas tout, pourtant, ni la légèreté de son ton, ni sa gorge qu’il devine serrée par les larmes, pas plus que la façon dont il cède et vient s’asseoir à côté de lui. Ça n’explique rien, et peut-être qu’Eoin s’en fout, en définitive, trop occupé à penser à la main qui se glissent dans la sienne, la chaleur contre sa paumes et ses doigts viennent se presser contre les siens, finalement, sans se presser, sans s’attarder, sa main dans la sienne et Eoin qui vogue déjà loin vers d’autres contrées. Il pourrait réagir au reproche, maintenant, ou à la moquerie, il pourrait se braquer, il pourrait s’énerver. Il l’aurait sans doute fait dans d’autres circonstances, tout croc dehors et les yeux brûlants, incapable de laisser couler, incapable de lâcher prise. Il l’aurait sans doute fait mais il reconnaît la mécanique qui se joue sous ses yeux à ce moment-là, croit la discerner, en tout cas, la plaie ouverte et la honte et la peur et le besoin de solitude, et ce presque étranger qui se pointe juste pour lui tenir la main. C’est pas glorieux, pas vraiment, mais Eoin n’a jamais été vraiment glorieux malgré ce qu’il aimerait penser. Il est sale, couvert du sang des manifestations et de la poussière de la rue, fêlé, fissuré, malade, mais pas glorieux, pas vraiment, jamais. Peut-être que ça plaît pas à Casper, finalement, mais c’est tout ce qu’il peut lui donner. C’est ce qu’il lui donne, à cet instant.

« Ferme-la, Pryce. » Et il n’y a aucun mordant dans les mots, aucun mordant la voix, une pointe d’affection, quelque part dans son nom de famille, trois fois rien, un battement cil et on le manque, Eoin qui passe une main sur son bonnet comme pour être sûr de son opacité. « J’avais envie de te voir. J’avais envie d’entendre ta voix. J’avais besoin de savoir que t’étais réel. » C’est honnête, beaucoup trop, sérieux, beaucoup trop encore, parce qu’Eoin est incapable de comprendre ce que les gens appellent l’ambiance générale et qu’il est toujours un pas de côté dans ce genre de situation, trop honnête, trop sérieux, pas assez drôle, pas assez second degré. J’ai envie de te voir, il lui dit, comme si c’était la chose la plus simple du monde, comme si ça l’avait pas dévoré tous les jours qui se sont écoulés entre son invitation et cette soirée, comme si ça ne l’avait pas consumé, petit à petit, caspercaspercasper, trop de questions sans réponses et le cœur dans la gorge et les paumes moites alors qu’il ne s’est rien passé. Il ne bouge pas, et peut-être qu’il devrait, parce que la fumée de la cigarette lui chatouille les narines, parce que le toit est froid contre la peau de son dos. Ça le maintient alerte, c’est peut-être pour ça qu’il reste immobile, attentif, guette les mouvements, guette les bruits. Il aimerait juste relever le bonnet et lui dire que ça va aller, pousser l’ourlet et lui dire que tout ira bien, que ça va passer. Il aimerait mais il se retient, parce que ce serait un mensonge et qu’Eoin ne ment pas. « Tito a failli me tuer le jour où j’ai pété la fenêtre du KFC où il bossait parce qu’il m’a enfermé à l’intérieur et que je devais aller bosser. » Ça a l’air sorti de nulle part mais il sait exactement pourquoi il lui raconte, un petit bout de honte pour apaiser ce qui a l’air de ronger Casper, un petit bout d’humiliation pour le ramener sur un terrain d’égalité. « Il m’a tellement fait flipper que je me suis quasiment jeté dans les bras d’un flic pour qu’il m’arrête. Tu te rends compte ? Moi dans les bras d’un flic. Dément. »

Pas si dément si ça avait été Sidney mais ce serait entrer dans des détails qui n’intéressent sans doute pas Casper à ce moment-là. Gentiment, les doigts d’Eoin remontent sur son poignet, suivent le dessin imaginaire de ses veines. Il trouve ça presque étrange d’être aussi délicat, subitement, le changement abrupt des mots acérés aux doigts presque tendres, le glissement de l’écran froid de son téléphone à la chaleur de sa peau. C’est presque étrange, oui, presque salvateur, aussi, et il soupire, doucement, tourné en direction de Casper, le visage toujours dissimulé.

« Je peux te regarder ? J’ai envie de te regarder. » J’ai besoin de te regarder, aussi, mais il ne le dit pas. Personne n’a envie d’avoir quelqu’un qui a besoin de lui aussi tôt, aussi vite, Casper fuira, Casper disparaîtra, ce serait pas étonnant, ce serait un de plus sur la longue liste des gens pour qui il était pas assez bien. Pause. Rembobine. C’est pas le moment. Pas maintenant. C’est pas à propos de lui, là tout de suite. C’est pas à propos de lui du tout. Il a pas le droit d’être égoïste, pas le droit de tout ramener à lui, pas le droit de se prendre pour le centre du monde. Il ira jouer les dictateurs charismatiques un autre jour, avec quelqu’un d’autre, mais pas maintenant, pas alors qu’il a juste envie de jeter Casper par-dessus son épaule et de l’embarquer loin. Enfin pas si loin que ça en fait : à l’hôpital – ça ne change pas grand-chose.

« Il faut que tu ailles te faire examiner, tu sais. » Il murmure. « À l’hôpital. Un ami à moi a failli mourir à cause d’une côte cassée qui a déchiré un de ses poumons. »

Il y a un non dit qui pèse, sur le bout de sa langue. Au lieu de le vocaliser, il se racle.
Je peux pas tolérer l’idée que ça t’arrive à toi aussi.
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Casper Pryce

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MessageSujet: Re: sous des dehors célestes (praggart)   sous des dehors célestes (praggart) EmptyDim 20 Mai - 16:32

Dégueulasse. Il est dégueulasse. C’est son intime conviction, derrière le masque de confiance qu’il arbore, la cigarette qui se consume au bord des lèvres, dégueulasse parce que ça sent le fer et le sang, parce que sa peau n’est presque plus blanche et qu’il sent encore l’hémoglobine passer entre ses lèvres, glisser sur ses papilles. Dégueulasse, il a encore l’instinct meurtrier du chasseur qui s’est fait prendre à son propre jeu, blessé dans son orgueil, la fierté à vif, dégueulasse, il aimerait qu’Eoin ne soit pas là pour qu’il puisse lécher ses plaies sans personne pour l’observer. Pour qu’il puisse crever en paix sur son bout de toit. Dégueulasse, un œil qui pleure du pus, qui lui fait un mal de chien, un bout de lèvre écorché, le nez explosé et la douleur que ça engendre, la tête au bord de l’implosion. Dégueulasse, pour quelqu’un qui contrôle son image comme il le fait, c’est un sacré coup de plomb dans l’aile, une marque de confiance inouïe. À n’importe qui d’autre, il aurait balancé des insultes, feulé comme un chat, agressif par peur, par nécessité, à n’importe qui d’autre il aurait demandé de partir sur le champ, de le laisser, parce que l’abandon vaut parfois mieux que de montrer ses failles. À n’importe qui d’autre, sauf qu’Eoin n’est pas n’importe qui et qu’il sait pertinemment que de toute façon, il refuserait de lui obéir. C’est peut-être pour ça qu’il l’apprécie, pour la défiance qui remplace la docilité, pour la hargne, l’excès, la fureur, pour tout ce qui fait qu’il est différent, que s’il était au milieu d’une foule il reconnaîtrait son visage du premier coup. Dégueulasse, ça l’est aussi s’il ne lui demande pas de partir, parce qu’il a l’impression de ne pas lui laisser le choix, de quémander son aide par accord tacite, silencieux, par agrément de gestes et de murmures. « Je suis là. Et je te parle. Et je suis réel. » C’est vague, froid, c’est distant même s’il ne le veut pas, parce qu’il est très mauvais pour repousser les gens et particulièrement lui. Peut-être est-ce une manière de lui laisser encore l’opportunité de partir, de lui tourner de dos, d’oser prendre la tangente sans trop de remords. Aspiration, la fumée s’échappe de ses lèvres sur lesquelles le sang a déjà coagulé, forme des agrégats poisseux. Sa langue explore l’intérieur de sa bouche, discrètement, effleure les dents pour voir si d’autres ont été brisées, tandis qu’il écoute Eoin lui parler de Tito et de leur dernière échauffourée. Ça ne devrait pas le surprendre, au fond, parce que ça fait des années qu’il connaît le portoricain et qu’il sait à quel point il peut avoir le sang chaud, partir au quart de tour, détruire absolument tout sur son passage avec la force d’une tornade. Ça ne devrait pas le surprendre mais pourtant, il écarquille un peu les yeux, tourne la tête vers Eoin comme s’il s’attendait à ce qu’il lui dise qu’il plaisante, que ça n’est jamais arrivé. Ça ne vient pas. « Tu as été plus intelligent que moi. Tu as fui. » Plus malin que lui, il a couru dans l’autre direction là où Casper a tendu le bâton, est venu se frotter à plus fort que lui. Il sait à quel point il a frôlé la mort, ce soir, il a senti que Tito ne retenait pas ses coups, qu’il les donnait avec une violence rare, inouïe, à croire qu’il aurait cogné moins fort si ç’avait été un autre que lui en face. Il sait de quoi il est capable et c’est sûrement pour ça qu’il est stupide, à vouloir braver le feu sans vêtements ignifugés, à défier la mort un peu plus chaque jour. Tito ou la cocaïne, deux manières de se foutre en l’air, l’une moins douloureuse que l’autre.

Sauf quand elle cesse d’agir. Sauf quand la douleur le rattrape, l’oblige à plier, au moment-même où Eoin demande à le regarder.
Pas maintenant.
Pas comme ça.

Silence, y a que le bruit des étoiles qui explosent à des années lumières, la musique distante de la fête et les quelques klaxons d’automobilistes discourtois. Silence, il n’ose rien dire, même pas gémir, profitant encore du fait qu’Eoin ait les yeux fermés pour maintenir les apparences, pour faire semblant, pour prétendre. Il se doute qu’il n’est pas dupe, qu’il a compris, qu’il s’inquiète de savoir s’il passer la nuit, il se doute qu’il ne s’en sortira pas avec un joli mensonge, pas cette fois, pas alors que tous les sens d’Eoin sont en alertes et que son cœur est au bord de la brèche. « Tu peux me regarder », il souffle, il peut, il a le droit, même s’il ne veut pas qu’il le fasse. Dégueulasse. Et s’il l’aimait moins, après ça ? Vision optimiste, ça supposerait qu’il l’aime déjà. Ça ne coûte rien d’y croire, pourtant, et naïvement il a le sourire qui se tire vers le haut, parce qu’ils sont tous les deux sur un toit, parce qu’Eoin lui parle plus qu’il ne l’a jamais fait, parce qu’il sent encore le bout de ses doigts chatouiller les veines de son poignet et qu’il ignore s’il s’agit d’une sensation fantôme ou s’il le touche encore. Un coup d’œil vers le bas pour se rassurer, il observe les phalanges de son ami faire des allers-retours sur sa peau. « Je n’irai pas à l’hôpital, Eoin. » Pas une question de principe, mais presque. Son poison roule toujours dans ses veines, pas moyen qu’il se laisse voir dans cet état, ni qu’il risque que ça se sache parce que les gens parlent, parce qu’ils blessent, parce qu’ils s’en foutent. Un autre toxico, ils diront, sans chercher à comprendre les raisons. Un autre toxico, et il perdra son job, sa crédibilité, tout ce qu’il a. Le sourire cache désormais de la panique plus que de l’orgueil. « Ne dis rien et ne m'oblige pas. Regarde-moi et laisse moi te regarder aussi, juste ça. S’il te plait. » S’il te plait, nous deux contre le reste du monde, comme il y a quelques jours, un téléphone à la main et un tsunami dans la poitrine. Nous deux, ton bonnet sur tes yeux, tes lèvres délicieusement pincées qui donnent envie de les embrasser encore et encore.
Un soupir de douleur dégringole de la bouche de Casper alors qu’il éloigne sa main de celle d’Eoin, le bout des doigts bientôt sur son visage pour relever le bord du bonnet, dévoiler ses grands yeux clairs, la main qui s’attarde sur sa joue. Sourire. Offre-lui au moins ça, un instant de répit, un moment de douceur à travers les balles, la lande dévastée. Une seconde en suspens entre deux univers.
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MessageSujet: Re: sous des dehors célestes (praggart)   sous des dehors célestes (praggart) EmptySam 16 Juin - 1:29

Y a des milliers de choses qu’il pourrait dire lorsque les doigts de Casper touchent le bord de son bonnet, des milliers de choses qu’il pense, des milliers de choses qu’il imagine. Fugacement, le visage de Mihail, moins fugacement, l’envie de sentir ses mains quelque part contre sa peau, tout contre son ventre, la peur de le voir et de crever d’affection, la terreur de le regarder et de se rendre qu’il est déjà fait prisonnier. Y a douze mille trucs qui fusent, lorsque le bord du bonnet remonte contre ses yeux, trop de pensées à la seconde, une pluie de balles, une fusillade, des choses et des choses et des choses, comme un dégueulis de mots et de sentiments, des trucs beaux et des trucs moches, des trucs pas beaux mais bons, des trucs pas bons mais beaux, rien qu’il ne puisse saisir parce qu’il a les yeux rivés sur Casper. Rien qu’il ne dise parce qu’il est captivé. Peut-être qu’il a déjà trop bu, peut-être que la fumée de l’appartement n’était pas tout à fait claire, peut-être que c’est ce qu’ont ressenti les premiers hommes en levant les yeux vers le ciel, les pupilles qui accrochent les siennes une seconde avant qu’il ne tourne la tête, presse un baiser contre la paume qui effleure sa joue. C’est un acte de défi, quelque part, quelque chose pour aller à l’encontre de sa demande de silence, quelque chose qui dit plus que tous les mots qu’il pourrait prononcer lorsque sa main attrape la sienne et que sa bouche se déplace, appuie fugacement contre son poignet avant d’aller effleurer son front et son arcade sourcilière, le tracé de sa tempe et l’angle de sa mâchoire, le soin presque crispé d’éviter les zones qui ont l’air douloureuse, la main agrippée un peu trop fort à la sienne. Il a le cœur qui bat trop fort, Eoin. Il a peut-être la tête qui tourne un peu. Il ne sait pas ce qu’il fait mais il sait qu’il prend les devants lorsqu’il trace du pouce le bord de son oreille, lorsqu’il appuie sa bouche contre la sienne, pas timide et pas effrayé, pas sûr de lui non plus malgré tout ce qu’il voudrait laisser penser, les doigts qui tremblent un peu et le sourire incertain. Il sait pas ce qu’il fait mais il sait qu’il a envie. Il sait pas ce qu’il fait mais il recule sagement, après son méfait, penche la tête sur le côté, un éclat dans les yeux, quelque chose de taquin sous les paupières. C’est pas un baiser volé, celui-là, ils le savent tous les deux. C’est sans doute pas le baiser du siècle, non plus, parce que les baisers qu’a échangé Eoin se comptent sur les doigts d’une main et que Casper a déjà hérité de la moitié. C’est sans doute pas le baiser le plus incroyable mais il est pas sûr que ce soit ce qui compte, à ce moment-là, dans le silence ténu de la vie nocturne de Savannah, parce que Casper est toujours aussi proche et parce qu’il a l’impression de brûler, parce qu’il a trop de mots dans la gorge pour continuer à se taire.

« Casper. » Il souffle, et peut-être que c’est plus un soupir qu’autre chose, peut-être que ça appelle à d’autres choses, à d’autres lieux, à d’autres fois, à sa peau nue contre la sienne et à son prénom encore et encore contre ses lèvres, encore et encore dans sa bouche, encore et encore et encore. Il est distrait, il le sait, il déteste ça, peut-être qu’il aime un peu trop ça, en réalité, il sait pas bien où se situer, pas bien comment se placer. « Casper. » Il murmure, à nouveau, et sa voix est moins au bord de quelque chose d’autres, moins de velours, moins de soie, moins épaisse, moins enveloppante. « Pourquoi ? » Il sait que la réponse ne va pas lui plaire. Il sait. Il le sent déjà. Ce n’est pas une affaire d’honneur, certainement pas une affaire d’assurances. Il reste deux options et aucune des deux ne lui plaît. Il reste une option et il ne veut pas vraiment y penser. Il a les yeux dans les siens et évidemment qu’il sait déjà. Il pose la question quand même. Il pose la question parce qu’il veut l’entendre. Il pose la question parce qu’il y a un nœud au creux de son ventre, parce qu’il veut être sûr avant d’avoir peur, parce qu’il veut être certain. Y a déjà les pensées qui s’amassent, les et si, les certitudes. Y a déjà le regard d’Eoin qui chercher celui de Casper, qui interroge, qui demande, est-ce qu’il lui plaît que sous acide, est-ce qu’il le veut que drogué, est-ce que c’est ça, est-ce que c’est comme ça, est-ce qu’il n’est que ça, un effet secondaire, une pulsion incontrôlée, quelque chose de sale, quelque chose qu’il oubliera quand il se réveillera, quelque chose qu’il préférera ne pas se rappeler.

« Casper. » Il répète. Et cette fois c’est encore une nouvelle voix, quelque chose de plus nu, quelque chose de plus douloureux, quelque chose de plus sincère. « Est-ce que je suis un symptôme ? »

Est-ce que c’est ça, un effet de la maladie, quelque chose qui ne vient qu’avec la drogue, qui court dans le sang et qui disparaît, qui s’évapore, qui revient avec la marée. Il sait pas ce qu’a Casper dans le sang. Il sait pas s’il a envie de tenter de deviner. Il sait pas s’il a envie de savoir, en réalité, alors il lève la main pour la presser contre sa bouche, trop léger pour l’entraver réellement, suffisamment pressant pour signifier c’est important.

« Est-ce que je peux te ramener chez toi, après ? »

Est-ce que tu veux vraiment de moi ? entre les lignes. T’es pathétique, Taggart.
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Casper Pryce

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MessageSujet: Re: sous des dehors célestes (praggart)   sous des dehors célestes (praggart) EmptyLun 18 Juin - 0:18

Crac. Le cœur qui claque. À peine un froissement dans l’air trop frais du soir et Casper qui se laisse faire, la main comme du coton dans celle d’Eoin qui frémit au premier baiser un peu trop chaste, aux suivants qui le sont beaucoup moins. Il aimerait dire que ça ne lui fait rien parce qu’il a connu bien d’autres bras, bien d’autres bouches, parce qu’il a trop souvent noyé ses déceptions dans des nuits à gaver son corps de réjouissances charnelles et que ça ne devrait pas le faire tiquer autant, ça ne devrait pas le faire rougir, le faire trembler. Ça ne devrait pas. Il déglutit quand il sent la pulpe de ses lèvres vers son arcade, moins sensible à l’élancement soudain qu’à la sensation d’une autre peau contre la sienne, surtout lorsqu’elle s’est faite autant désirer, la sensation lancinante au coin du cœur de n’être qu’un passe-temps comme un autre mais la ferme intention de ne pas laisser ses insécurités gâcher l’instant. Parce qu’il est beau, l’instant. Il est beau comme Eoin sous la lumière des étoiles, à le bercer de fausses promesses jusqu’à ce qu’il s’endorme, bientôt la bouche contre la sienne et le monde arrêté dans un tour de cadran. Il a fermé les yeux, Casper, n’a pas protesté, n’a pas bougé, n’a pas exagéré comme il aime pourtant tellement le faire. Il n’a pas touché, pas trop, la main pudiquement posée sur celle d’Eoin et les lèvres juste un peu avancées pour lui rendre son baiser, lui faire comprendre que c’est ce dont il a besoin là tout de suite, plus que d’un chaperon ou d’un moralisateur, deux rôles dont il sait qu’il se délecterait. Y a quelque chose de doux et d’inédit, tendre et implacable dans leur baiser, quelque chose qui sonne comme un toujours et c’est une promesse qui lui est bien étrangère, finalement, parce que Casper se contente souvent du minimum et ne demande jamais plus et que c’est soudain trop, trop trop trop, et il n’arrive pas à retenir la larme qui dévale sa joue, tombe silencieusement sur l’avant-bras qu’il a replié sur ses cuisses. Ce n’est pas qu’il est triste, non. C’est autre chose. C’est une vision d’une autre vie, des doigts enveloppés autour des siens et une voix accrochée à ses oreilles pour lui dire de tenir bon, quelqu’un qui lui montre enfin qu’y a des trucs à aimer dans son bout de personne, des choses fabuleuses qu’il ne voit plus vraiment parce qu’il gravite dans un monde trop grand pour lui et qu’il est parfois trop proche de la noyade.
La larme, c’est aussi le souhait de ne pas redescendre trop vite sur terre.
Dommage que les vœux ne soient souvent que des chimères qui permettent aux enfants de s’endormir le soir.

Il l’entend, son prénom. Il fait comme si ce n’était pas le cas, mais il l’entend. Ça perce dans ses tympans, lui extirpe un premier grommellement, le nez qui renifle vaguement et le sourire goguenard pour revient. Non, il ne pleurait pas, c’est faux, il réfutera tout en bloc. Sauf le fait de vouloir rester sur son petit nuage un peu plus longtemps. Dommage qu’il entende Eoin l’appeler une deuxième fois, se targue d’un « quoi » murmuré en confidence. Et il s’attend à pas mal de choses, sauf à ça. La question qui tient en un mot pour ne pas en dire des milliards, et son cœur qui se suspend aux mille réponses qu’il pourrait formuler. À commencer par pourquoi quoi, si seulement il pouvait prétendre ne pas savoir. Il connaît suffisamment Eoin pour savoir qu’une question aussi ouverte a pour seul but de délier sa langue, le faire parler des heures sur les raisons pour lesquelles il souhaite tant éviter l’hôpital, alors que tout tient en un petit sachet plastique bien rangé au fond de sa poche. « J’ai pris de la cocaïne. » Il aurait pu arrondir les angles, enrober la confession, mais ça ne lui ressemblerait pas, tout comme ça ne ressemblerait pas à Eoin de se contenter d’une réponse évasive. Ils n’ont jamais joué sur ce terrain-là, celui des rumeurs, des suppositions, celui des hypothèses vaseuses de bord de comptoir. Il ne lui doit pas vraiment la vérité, au fond, mais il ne veut pas la lui cacher non plus. Un vieux réflexe de quand il était encore son professeur, faut croire, l’envie de lui dévoiler tout du monde sans pour autant le perdre. Surtout pas maintenant. Sa paume vient s’écraser sur sa joue pour enlever les restes d’eau salée, les dents qui pincent sa lèvre inférieure sous l’effet de la douleur. Plus assez de drogue dans le sang pour que ça l’anesthésie, mais suffisamment pour qu’Eoin pose la question de trop, celle qui le fige sur place, le fait se reculer de quelques centimètres pour paumer de nouveau son regard dans le ciel. Il ne pense pas avoir jamais eu besoin de se justifier à ce sujet. C’est sûrement plus facile quand on n’a pas d’attache, pas d’intimité, quand on vole plusieurs kilomètres au-dessus du commun des mortels parce qu’on a le cerveau qui carbure un peu trop vite. C’est sûrement plus facile quand on n’a rien à prouver, que le cœur sur la main, à vouloir donner dès que possible, se bouffer les os parce qu’on a refilé sa dernière part de bouffe. C’est sans doute évident, quand on a tout du parfait samaritain, quand l’habit du dimanche est celui de tous les jours, que le compas moral est guidé par les seuls ressentis, histoire de savoir si on fait du bien ou du mal. Si Casper n’a jamais eu à donner les raisons de son addiction ou à se sentir coupable, c’est certainement parce qu’il a toujours eu l’impression que ça ne l’handicapait pas, pas vraiment, que ça le rendait peut-être même meilleur et qu’on ne pourrait décemment jamais lui reprocher d’être quelqu’un de bien. Sauf qu’il ne s’attendait pas à tomber sur Eoin et ses pourquoi assassins, et ses questions distillées au fin fond de son cerveau pour taper exactement là où ça fait mal, là où ça pose des problèmes imaginaires et insolvables, là où ça brise des peut-être. Il ne répond pas, Casper, attend que le sujet change, ce qui arrive inévitablement. Chez lui. La proposition sonne aussi indécente que logique. C’était prévisible qu’Eoin veuille endosser l’habit de héros. Imprévisible que Casper se braque, parce qu’il a touché précisément là où ça fait mal. « Si tu penses vraiment que tu es un symptôme, peut-être que tu ne devrais pas me ramener chez moi. » Ce n’est pas dit méchamment, y a même ses yeux qui reviennent s’écraser sur lui comme deux comètes. D’un geste sec, il jette au loin la cigarette qui était en train de se consumer entre ses doigts. « Et moi, est-ce que je ne suis qu’une bonne action ? » Il s’est de nouveau rapproché de lui, le regard qui navigue des yeux aux lèvres mais plus aucun sourire à l’horizon. Mal, il a mal, mal de penser que l’idée a effleuré l’esprit d’Eoin et mal de voir que c’est tout ce que ça lui inspire. Qu’il ne demande pas pourquoi, comment. Qu’il n’essaie pas de voir s’il y a une porte de sortie, autre chose. Qu’il n’attende pas qu’il lui raconte comment un mec de 25 piges l’a baisé quand il avait dix ans de moins et que c’est pour ça qu’il a un grain, pour ça qu’il déconne, pour ça qu’il nique ses élèves et que ça lui semble normal. « C’est ce que je suis ? » Et maintenant, c’est provocateur, une main qui glisse sur le t-shirt d’Eoin, près de son ventre, le corps endolori trop proche du sien, l’odeur de sang au bord des lèvres. Il est presque sûr qu’on entend son cœur battre, assassiner le silence de la nuit. Il est presque sûr que ça le tue lui aussi.
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