La vitre de la bagnole me renvoie les dix-sept heures de bus dans la figure, le siège faussement rembourré qui m'a secoué comme un shaker à chaque renflement d'alphate, la chaleur des corps enfermés pendant trop longtemps derrière la serre des fenêtres, la climatisation au-dessus de ma tête qui a lâché au bout de quatre heures de route. J'aurais du prendre l'avion, quand j'vois ma gueule, je m'en mords les doigts. C'était qu'une question de fric, puis une question de manque de temps aussi. Tout à la dernière minute, décision impulsive. Le téléphone dans ma main vibre, me rappelle que les aiguilles de l'heure ont continué de tourner pendant que je matais mon reflet dans la première voiture à demie garée sur le trottoir. Terre à Finn, j'répète, Terre à Finn vous me recevez ? J'suis encore à des années lumières du présent. Le sms que j'ai reçu m'intéresse pas, je verrouille l'écran et je me remets à marcher vers le boulot de ma frangine. Nana doit bien s'en foutre de ma dégaine et au fond moi aussi, j'ai pas traversé plusieurs états pour me plaindre de comment mes cheveux pointent dans tout les sens. J'suis juste facilement distrait, c'est tout.
Ils fabriquent encore des voitures dans ce modèle là ?
Bref. La gomme sous mes baskets s'effrite tellement je presse le pas, mon sac à dos claque la cadence sur ma carcasse. Bam. Bam. Bam. C'est pas si lourd, j'ai empilé ce que je pouvais à la va-vite, caleçons, quelques tee-shirts, un jean usé. J'tape des ongles contre celui que je porte actuellement, pas besoin de baguettes ou de caisse claire. Rythmique anxieuse, contre-temps maladroits. J'suis pas inquiet pour beaucoup de personnes mais le palpitant joue des mutineries dans mon torse. A l'abordage. Et vas-y qu'on pousse mon poids d'la planche. Capitaine sans équipage. L'eau et les doutes m'engloutissent, je suffoque sur l'ignorance. Nana m'a pas dit ce qu'elle avait exactement, j'crois que c'est pire que si elle m'avait tout balancé de but en blanc. Y a l'imagination qui s'emballe, maudit engrenage, on finira peut-être par retrouver mes doigts pour les recoudre quand ça s'arrêtera de tourner. Si ça s'arrête de tourner un jour. Parce que j'y suis jusqu'au coude, heureusement que la sortie de secours clignote par-ici à mesure que je me rapproche du bar. C'est la fin du service pour ma sœur, j'lai noté dans un coin de ma tête quand elle l'a mentionné la dernière fois qu'on s'est parlé au téléphone. J'ai aussi prévenu que je passerai la voir, mais je sais pas si elle a reçu l'message. J'arrive, Nana.
J'espère qu'elle va bien, j'sais que c'est pas le cas. Des « problèmes de santé », mon problème, tu vois, c'est que ça veut tout et rien dire à la fois. Elle pourrait avoir contracté une mauvaise grippe, une pneumonie – mais vu qu'elle taf, ça me paraît peu plausible comme hypothèse. Dans l'ironie du sort j'tousse comme un con, j'ai peut-être chopé la mort, merde. Un inconnu me fixe avec insistance, mais je lève la main pour faire comprendre que c'est rien. C'est juste ma salive qui passe pas, puis j'sais que je vais bien. Sans mon père aux basques, sans perdre mon temps à me dire des trucs horribles sur son compte, des trucs qui servent strictement à rien. Peut-être que si t'étais pas toi, maman serait encore là. Ce genre de pensées que je ruminais la nuit tombée, avant. Comme si ça allait changer quelque chose, comme si ça effacerait les dernières années. Désolé du dérangement, on voulait pas, c'est d'notre faute. Laissez nous faire, on va réparer tout ça. Maintenant la nuit j'dors comme un prince, je pionce mes dix heures que je sois appelé pour bosser le matin ou le soir. Je vais bien. Mes lèvres se retroussent dans un rictus comme elles ont l'habitude de le faire, jamais tirées vers le sol, les lois de la gravité s'appliquent pas. J'finis par arriver au bar. Mes mains viennent ébouriffer ma tignasse, j'ai dis que je m'en foutais pour Eanna, mais jamais pour les quelques personnes que je vois arriver au loin. Cultive l'apparence, frappe au bon endroit. La garde, c'est devant le visage si tu veux pas qu'on t'remonte l'arrête du nez jusqu'à la cervelle. J'ai mes règles, j'applique sans broncher. C'est une seconde nature, double-peau. Ça compense pas le fait qu'on dirait que j'suis trop jeune pour passer les portes sans montrer ma carte d'identité pourtant j'suis légal partout, j'le jure. Finalement je décide d'attendre dehors quand même, mon dos vient rencontrer le mur derrière moi et je plante une jambe pour maintenant l'équilibre. Bras croisés sur la cage thoracique. Tout le temps devant moi, je loupe presque la figure qui me passe sous l'nez. Elle a encore retouché la couleur, j'ai pas reconnu la teinte. « Salut Nana » J'fais le mec posé contre son mur mais en vrai je suis pas mieux que quand j'avais six ans et qu'Oona me demandait gentimment d'arrêter de sauter partout. J'peux pas. Je lève les sourcils, immortalisé dans ma pose de branleur. Poudre aux yeux, Nana, j'peux pas la tromper. Si elle me connaît bien, elle sait que j'suis en train de sourire pour de vrai. Heureusement qu'elle me connaît par cœur, alors. J'ai les zygomatiques en feu. « C'est comme ça qu'on dit bonjour ici ? » Ici, je regarde autour de moi. Au rooftop, à Savannah, chez les Gynt, chez les Kids aussi. La minuscule pointe d'amertume vient se loger dans mon bide. « J'savais que papa avait fait un boulot merdique, mais j'pensais pas à ce point, tu vois. » Faut que j'arrête de parler, préférablement, maintenant. Mon pied tape le mur, le reste du corps s'en décroche. J'ouvre grand les deux bras. « Allez viens »
J’fais toujours attention à un millier de détails quand il m’arrive quelque chose d’important. Le genre insignifiant, comme de quelle couleur était le Tshirt de JJ la première fois que je l’ai rencontré. Noir, au cas où vous vous poseriez la question. Ou encore, le parfum des sorbets que maman avait choisi le jour où elle a foutu les pieds dans les chiottes du restaurant de glaces pour plus jamais en revenir. Citron et cassis, supplément extra chantilly avec des amandes grillées. Et même le choix particulier d’une chemise de notre père qu’avait porté Finn la fois où il m’a présenté sa première copine. J’me souviens qu’elle était trop grande pour son buste d’ado dégingandé et qu’il y avait une minuscule tache de café juste en dessous du troisième bouton. Je l’ai traqué avec ça pendant trois semaines. Bref, c’est l’genre d’infos qui n’sert à rien, sauf à donner plus de corps à vos regrets.
« Vas-y Nana, on va finir. » J’lève des yeux épuisés vers Dean. Il me sourit d’un air compatissant. C’est comme ça depuis qu’il a aperçu les ecchymoses sur mon avant-bras. La signature de Seven. L’épiderme est presque entièrement lavé de ces traces barbares maintenant. Les balafres qui restent sont invisibles à l’œil nu. Cachées. Enterrées. J’ignore la tentative de sympathie de mon collègue. Faut qu’il arrête de se faire des films romancés sur la princesse en détresse. J’ai pas envie d’être considérée avec pitié. Je la mérite pas. Alors j’embarque mes piles d’assiettes sales pour les déposer à la plonge. Mes bras tremblent sous leur poids mais j’tiens bon jusqu’à être arrivée à destination. Dernière corvée effectuée, j’peux m’en aller tranquille. J’me contente de marmonner un salut général et de filer me changer sans attendre d’éventuelles réponses. J’fronce le nez quand j’sors mes fringues du casier : elles empestent la clope et le jasmin. Ma dernière obsession en date c’est la fabrication maison de parfums. Ca m’fait passer l’temps pendant les insomnies neigeuses. Les échecs ont été multiples, mais sur celui-ci j’m’en sors pas trop mal.
J’ai déjà la clope aux lèvres, prête à dégainer la flamme. Après les néons artificiels, la lumière crue du ciel gris m’explose aux pupilles et j’préfère les baisser pour m’occuper de l’allumage. J’souffle ma première bouffée avec reconnaissance. J’manque de m’étouffer avec quand j’entends mon prénom rebondir contre les parois de briques. J’me retourne brusquement. IL est là. Avec sa dégaine de p’tit con et son sourire crapule collé aux lèvres. Les cheveux éternellement ébouriffés. Le contour de son visage que j’connais par cœur. J’en reste sans voix, figée comme une idiote sur le bitume. J’arrive pas à faire sortir un seul mot, ma gorge est verrouillée. Putain. J’avais pas capté. Pas capté que son message voulait dire qu’il serait présent en chair et en os à Savannah. Qu’il pourrait venir s’échouer jusqu’ici sans autre raison valable qu’un enterrement ou les fêtes de famille. Ces dernières ressemblant parfois fortement aux premiers. La cigarette explose en nuées par terre et je me précipite dans ses bras ouverts. Son odeur m’accueille, familière. Un mélange de musc discret, de tabac éventé, d’amour. Avec Finn j’ai plus peur, les questions s’évaporent. J’pourrais rester là, la tête nichée contre sa poitrine et les mains agrippées au dos de sa veste pendant une décennie entière. Pourtant je m’écarte en douceur après quelques trop courtes secondes. Le bout de mes doigts viennent tâter son menton, ses pommettes, son front assombris par les mèches qui s’y baladent. Il a encore changé depuis la dernière fois où j’l’ai vu. Plus sec, moins gamin. Je l’ausculte du regard dans son intégralité et me décide à parler. « Qu’est-ce que tu fous ici ? » J’essaie de dissimuler le tremblement dans ma voix en riant à moitié. « T’as une de ces tronches… Tu rentres d’expédition ou quoi ? » J’suis tellement contente que j’ai presque envie d’me mettre à pleurer comme une hystérique. Le soulagement prolifère dans chacune de mes cellules. Finn est à la maison. Il a entendu le mayday.
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Sujet: Re: hold on (eanna) Dim 29 Avr - 22:37
J'ai les bras ouverts, les ailes déployées au vent, drôle de piaf qu'on a jamais vu décoller du sol. Peut-être un envol loupé. Une fois d'mon vélo dans l'angle mort d'un virage, depuis je serre bien les deux freins et j'évite d'aller à la pêche aux graviers dans l'coude. J'ai les bras ouverts, prêts à réceptionner Nana, ça m'empêche pas de tituber quand l'hirondelle vient se pendre à ma veste. Salut. C'est que deux centimètres en arrière, mais j'anticipe pas que son poids plume puisse venir ébranler le mien – au moins mes bras réagissent dans la seconde, ils s'empressent de se caler autour des épaules de ma frangine. Et j'suis serein, crevé, mais à la maison. Et j'serre plus fort encore que n'importe quel frein.
Elle me détaille comme si ça faisait des années, j'ai plus l'calendrier en tête mais à en viser la sienne, on dirait que j'ai plus la même. Ça m'fait marrer. J'ai les cheveux plus longs, peut-être, elle tire un peu dessus d'ailleurs. « J'te laisse une seconde ? » que je demande, j'me balance sur mes pieds en attendant qu'elle finisse. On peut bien se casser la gueule, Nana et moi, deux centimètres, quinze mètres, un océan et le continent qui s'baigne dedans. Avec ce qu'on a gorgé d'compassion dans le cœur, j'tiens droit. C'est le vent qui se casse sur nous et notre étreinte qui s'éternise dans ma tête, mais en réalité ça ne dépasse pas la poignée de secondes. Nana a de drôles d'effets sur l'cadran. Faussement gêné, j'grimace en regardant les quelques personne qui nous passent devant. C'est bon, j'suis grand, tu peux m'lâcher. On a plus dix ans, j'ai plus besoin que tu m'tiennes la main pour changer de trottoir mais tu peux le faire, si vraiment t'en meurs d'envie. J'ferais semblant que ça me fasse chier pour te sauver la mise. « Qu’est-ce que tu fous ici ? » Elle rigole par-dessus la question. J'suis pas venu pour le paysage, elle croit quoi. Je réponds pas, parce qu'elle sait autant que moi que la solution, elle se planque dans son reflet. « T’as une de ces tronches… Tu rentres d’expédition ou quoi ? » Presque. J'irais bien faire craquer tous les os, de mes dix doigts à mon colonne, j'sais qu'elle aime pas forcément le bruit. Puis j'me rappelle le timbre de sa voix au téléphone, le vibrato qui a menacé de resurgir deux dois déjà dans les cinq dernières minutes. Le sourire en prend un coup. Mon squelette va nul part, j'ferai sonner les articulations après. « Et encore, t'as pas vu la tête de l'autre. » L'autre tas d'feraille. Il a craché sa bile sur le bitume, le chauffeur a du descendre pour colmater la fuite. J'te jure, tout une aventure pour venir te voir.
Une autre d'aventure pour te faire parler. L'inquiétude me va pas, j'flotte dedans comme un idiot et je trébuche sur les manches trop lâches. T'as quoi, Nana ? Tu peux m'le dire, je cafterai pas, promis. Une distraction. Une excuse. Il faut juste que je trouve un truc. Je tire une clope de mon paquet, j'avais pas vu que la sienne est quasi entière et s'échauffe encore près de nos godasses. Tiens, je la tends à Nana après m'en avoir coincé une derrière l'oreille. Le briquet suit. « Prends pas l'habitude, c'est mauvais pour la santé » et ça m'en fait une de moins, tu comprends. J'attends qu'elle allume la sienne, la mienne, la sienne maintenant, faut que j'lâche l'affaire putain. On peut remonter la rue en sens inverse, j'sais pas où ça va mais j'ai besoin de me dégourdir les jambes. J'sens les fourmis qui reviennent me piquer les cuisses. Les salopes. J'fais signe à Nana. « On bouge ? » Elle a peut-être quelque part où aller, quelqu'un à voir, une bande à retrouver. Plus j'leur vole de précieuses secondes, plus j'ai le compteur dans ma tête qui se remplit dans l'positif. Tout pour moi. Rien pour eux. Qui c'est qui gagne, les gars ? J'peux être con quand je m'y mets. « Le boulot, ça va, ça te plaît ? » J'élimine les pistes. Elle s'en est pas plaint dernièrement, mais j'essaie quand même, des fois qu'elle m'dirait pas tout – c'est pas son genre.
Dernière édition par Finn Gynt le Ven 4 Mai - 20:10, édité 1 fois
J’vois ses yeux – exactement de la même teinte que les miens, croisement proche du turquoise en fonction de nos humeurs – me sonder. Ils me brûlent la peau en l’explorant. J’sais qu’il cherche à percer ce qu’il y a derrière. J’sais aussi qu’il va pas aller tout de suite à la confrontation. Finn a toujours fonctionné de la même façon, depuis tout p’tit. Il lève une bouille enjôleuse vers vous et parle de tout, de rien, en amenant subrepticement au sujet qui l’intéresse. Nana on est obligé de manger du poisson l’vendredi ? J’préfèrerais un hot-dog. Nana pourquoi j’peux pas avoir plus d’argent de poche ? Nana pourquoi tu pleures à l’intérieur ? J’me doute de la tournure que ça va prendre. Et je laisse faire. Le frangin connaît comment défaire les nœuds de chaise qui m’étranglent la langue. Il comprend. Ce que j’ignore en revanche, c’est s’il est capable d’encaisser tout ce que j’ai à lui dire.
« Merci minus. » Sobriquet inutile qui nous ramène à l’adolescence, quand j’le dépassais encore d’une tête. Jusqu’à ce qu’il s’décide à pousser d’un coup et que j’perde tout avantage physique dans nos chamailleries. J’accepte gracieusement le bâton de tabac. J’me le colle immédiatement entre les lèvres et l’allume dans la foulée. J’réponds d’un hochement de tête à sa question : j’ai pas envie de rester plus que nécessaire dans les parages pour me farcir les regards curieux de mes collègues qui tarderont pas à se pointer. Le jeune homme adapte sa foulée. Faut dire que j’avance à pas engourdis, les semelles accrochent la route en traînant dessus. Finn lui, attaque sans perdre de temps. « Ouais c’est pas trop mal… J’deviendrais pas millionnaire à c’rythme là mais au moins j’me suis pas encore faite virer et j’ai de quoi payer le loyer. » Puis la dope. L’herbe. L’ecstasy. La kéta. La blanche. Dure ou douce, tout y passe. Un fric monstre. « D’ailleurs… » J’pointe un index interrogateur sur lui, les sourcils dans un haussement dubitatif. « Tu vas pieuter où ? T’es déjà allé voir papa ? » Des mois que j’ai pas daigné rendre visite au paternel. Parfois il essaye de m’appeler. J’ignore systématiquement. J’sais plus quoi lui dire et j’suis presque sûre que c’est réciproque. Salut papa, tu seras jamais grand-père. Ah puis JJ est en prison en c’moment, mais c’est cool, tout va bien. Et aussi j’ai fait une toute petite boulette, trois fois rien. Juste kidnappé un bébé et laissé un de mes amis être arrêté à ma place. Combien d’Ave Maria pour pénitence ? Non, il pourrait pas gérer un tel bordel, à part à coup de sermons chiants à mourir ou de lamentations sur l’enfer qui m’attendra après. S’il continue de temps en temps à faire comme si, ça doit être parce que le Vieux là-haut lui a demandé. Pour être un père à peu près digne.
J’attrape la main de Finn et y enlace mes doigts, comme quand on était mômes et que j’avais la responsabilité de l’amener entier à l’école. Je savais que ça le rendait dingue de le traiter en petit frère. Lui tout c’qu’il voulait c’était pouvoir crapahuter sur les murets qu’on croisait et courir le nez au vent. Alors j’exigeais qu’il me colle aux basques en m’donnant la main à chaque passage piéton. Garce. Là c’est surtout pour me convaincre qu’il est bien ici, avec moi. Tangible, et pas une hallu’ de mon cerveau sur-sollicité. Sa paume légèrement calleuse engloutit la mienne. Me rassure. Presque. « Tu vas rester combien d’temps ? » C’est murmuré en même temps que la fumée qui file sous la langue. J’ai pas très envie de connaître la date de la séparation. J’imagine qu’il va finir par s’envoler au bout de quelques jours, reprendre le cours de sa vie, m’laisser. M’abandonner. L’oiseau migrateur. Rien qu’à l’idée j’ai le courage qui flanche et j’resserre encore ma poigne. Pars pas.
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Sujet: Re: hold on (eanna) Sam 5 Mai - 14:04
C'est étrange, de parler comme des grands. Le boulot, la routine, son loyer. Si j'oublie de rouvrir les yeux quand j'bats des cils, j'peux encore nous voir – la tête prise dans l'boomerang du coude, mes jambes de gringalet emprisonnées entre les siennes, les genoux calleux qui s'entrechoquent. J'ai plus tapé sur Nana que sur tous l'palmarès d'ivrognes à la sortie des pubs, j'ai plus fait semblant aussi. J'ai plus fait exprès. De mal viser, de perdre le poing dans l'vide plutôt que dans ses dents, de préférer recevoir un bleu que d'lui coller une radio et une côté fêlée. De toute façon, j'arrache la tête du premier fils de pute qui retient pas les coups contre elle.
« J'venais que pour réclamer de la thune, c'est con. Tu peux pas faire un effort ? » Comme si. J'penche la tête en arrière et fait naître les nuages au-dessus de nos têtes. Le fric c'est pas un problème, pas une priorité. J'plains les ingénieurs qui crèvent à la tâche pour empiler la retraite et j'comprends pas trop non plus. Tu gagnes, tu dépenses, tu recommences. Mon banquier doit être en train de s'tirer une balle quelque part, à m'entendre.
Nana me désigne du doigt, j'me retourne vite fait des fois que c'est pas moi qu'elle interpelle. Elle a renversé la vapeur. C'est elle qui m'pose des questions maintenant, mais j'perds pas de vue pourquoi mes épaules sont courbaturées et ma tête vibre. « J'ai pas mes habits du dimanche. J'peux pas. » traduction – j'veux pas. J'veux pas rendre visite à mon vieux. Des fois quand j'boutonne la chemise trop près du cou, j'ai l'impression de remonter les années et de mater le bon Dieu droit dans les yeux. Malaise. On s'est pas vu depuis des lustres, certains affirment que j'lui fais la gueule, ils ont pas tort. Que papa aille faire passer le mot pendant son service, au moins comme ça, il se rendrait vraiment utile. J'étire sans trop faire gaffe le col de mon tee-shirt, rien que d'y repenser, ma gorge se dessèche et l'oxygène se fait la malle. Faut la fumée, faut l'arrière-goût pâteux du goudron qui vient tapisser les alvéoles. J'tire sur la cigarette, la nicotine m'sert de ventoline. Y a pas mieux pour masquer les relents de panique, si j'faisais pas gaffe, ça foutrait tout en l'air. Ça me foutrait tout en l'air. Heureusement que j'suis consciencieux. « J'peux squatter chez toi ? Steuplait ? » Steuplait Nana, on peut louper l'école aujourd'hui ? Steuplait Nana, tu m'emmènes voir la mer ? Steuplait Nana, on peut dire qu'y a que toi et moi, et le reste ça vaut rien ? Steuplait ? J'm'impose sans gêne, si elle dit non, peut-être que Ronnie m'ouvrira la porte. Si elle dit non, j'ai un paquet de points d'interrogations qui grouillent sur l'bout de ma langue.
Suffit que j'ordonne à mes lèvres de se séparer pour provoquer le déluge.
Elle m'prend la main, je bronche pas, mais y a quand même son prénom qu'elle écrase hors de mes doigts. « Nana. » J'suis là Nana, ça va. Mieux que n'importe quel langage codé, on joue du morse sur nos paumes comprimées. Court, j't'écoute. Long, j'te lâche pas. Et elle me demande quand est-ce que j'pars, pas directement, faut couper les mots aux pressions de ses phalanges. Le sang passe mal. J'ai la main à blanc et l'bras engourdi. « J'ai dit à mon patron d'aller s'faire voir. » Faux. J'ai dit que c'était une urgence, un truc de famille, et j'lai même expliqué gentiment. Ça m'arrive, t'as pas besoin de l'savoir. « Donc j'sais pas, faut que j'me bouge pour trouver un truc. » Le loyer, tout ça, tout ça. Les charges pour l'appartement dans lequel j'compte pas pioncer tant qu'elle m'a pas craché le morceau. J'reste combien de temps, Nana ? « Deux semaines, au moins. » J'vais ajuster à la hausse, j'le sens monstre comme tous les trucs qu'elle me dit pas. C'est à mon tour de tirer sur son bras. Steuplait Nana. « Au téléphone. La dernière fois. » Y a Finn qui compte ses pas et y a Finn qui fonce dans l'tas. J'ai pas vu le premier s'faire buter par l'deuxième. « C'était quoi, Nana. »
Comme à son habitude Finn prend l’ton désinvolte qu’il faut pour parler du patriarche Gynt. Il est moins acide que celui de Oona quand on a l’malheur d’aborder le sujet, mais il est pas tendre non plus. Ça fait belles lurettes qu’on a abandonné l’idée d’avoir des relations normées avec nos parents. Maman s’est évanouie sans un regard en arrière pour ses propres mômes, p’t’être même qu’elle est morte dans un obscur bas fossé. Et papa… Papa il nous a conditionné pour qu’on soit ses antithèses. En friction avec toutes croyances, rupture avec l’autorité, divorcés des cases où on est sensé s’enfermer. Fratrie déséquilibrée. Mais lorsque je regarde mon p’tit frère, beau comme un dieu au premier-plan de la ruelle crade et sublimé par la lumière brute qui nous descend droit dessus, j’me dis qu’on est pas si foutus que ça. Pas lui, en tout cas.
Par mimétisme j’tire comme une brute sur le bâton rougeoyant. La fumée s’installe entre les dents puis descend à toute vitesse jusque dans les bronches. La sensation du goudron qui s’y engouffre est délicieuse. « Bien sûr que tu peux v’nir. J’ai qu’un lit mais il est grand. » Au moins un investissement que j’ai pas à regretter. Puis vu le gabarit de Finn l’immense matelas sera pas de trop. « J’espère qu’t’as pas pris la sale habitude de ronfler par contre, hein. » J’râle pour la forme mais j’suis ravie de l’accueillir chez moi. C’est trop vide dans mon minuscule appart’, les murs suintent de solitude dès que j’y pose un pied. J’suis obligée de mettre la télé en fond-sonore continuellement. J’ai même sérieusement réfléchis à prendre un animal de compagnie qui aurait l’obligeance de m’faire la fête à chaque fois que j’rentrerais. Mais c’est mieux d’avoir un farfadet.
Je joue nerveusement avec le filtre de ma clope en le faisant rouler entre la pulpe du pouce et de l’index. Je l’écoute me raconter ses demi-mensonges, à propos du boulot notamment. J’vois mal mon frère envoyer balader aussi abruptement son boss. Normalement il préfère louvoyer entre des excuses éculées mais toujours aussi valables et les prétextes devant lesquels vous vous retrouvez comme un con à devoir acquiescer par principe. « Putain sérieux ? Tu d’viens un homme Finnly. » J’lui retourne un sourire en biais, une lueur presque taquine dans l’œil à l’évocation de ce surnom débile qu’on s’acharnait tous à lui coller sur le dos. Finnly c’était le lutin idiot d’un dessin animé qu’on regardait beaucoup trop souvent les matins chômés, quand Papa était occupé à prêcher pour sa Cour et que Maman fixait l’vide dans la cuisine. C’est Mae qui a commencé, quitte à en faire pleurer le p’tit dernier, et depuis c’est resté. Ce genre de souvenir m’use le cœur.
Cœur qui loupe un, deux, trois battements quand il me pose la question fatidique. L’introduction scénique est terminée, le levé de rideau immédiat. Dommage j’aurais préféré rester dans cette banalité factice. On sait tous les deux que s’il a tapé autant de bornes c’est pas juste pour qu’on s’rappelle de vieilles histoires. J’ouvre la bouche. La referme. Mes pas se sont ralentis insensiblement parce que tous mes neurones turbinent pour trouver par où amorcer. Mais y a pas de bon commencement : que des humiliations et d’la peine. J’ai les sourcils qui s’froncent sous l’effet de la concentration mais la langue qui fourche toute seule. « On devrait boire un verre pour en discuter. » Bravo Nana. Encore une esquive de merde pour éviter de regarder en face les ruines de ta vie. J’espère toujours secrètement pouvoir me dispenser des explications. Et surtout ne jamais voir une quelconque trace de pitié transparaître sur les traits de Finn. Ça, ça me crèverait l’myocarde pour de bon.
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Sujet: Re: hold on (eanna) Lun 21 Mai - 10:19
La cadence de nos pas est soutenue, ça m'étonnerait pas qu'on ait fait trois fois l'tour des maisons sans qu'on se soit rendu compte que le paysage se rembobine constamment sur la même image. La VHS poussiéreuse des ruelles qu'on foule avec conviction, armée de deux. A traîner au hasard comme ça j'préfère Savannah à Detroit, j'suis peut-être biaisé sur les bords. Peut-être tellement que c'est con de douter une seconde du patelin qu'a mon cœur, mais je le fais quand même. Pour le style, pour ce qu'on attend d'un gaillard d'mon âge et d'mon passé. Un jour j'passerai tellement de temps à chercher la bonne réponse que j'finirai par me confondre avec le fond. Sans rire. Machinalement, j'fais rougir le filtre de ma clope. Grandir ici, c'était pas dégueulasse et l'atmosphère me manque d'un coup sec à la gorge. J'laisse Nana fanfaronner et traîner mon vieux surnom dans la foulée, la poussière derrière nos pas. C'est quoi la phrase, déjà ? Faut jamais rien raconter à personne. Un truc dans l'genre, je revois Eoin penché sur les pages et moi qui fait semblant d'pas m'intéresser aux mots ni au décolleté gouffre de ma voisine. Si on le fait, tout le monde se met à vous manquer. Salinger, putain de lumière. Sophia, putain de seins quand même.
J'sais pas où on va, mais j'ai jamais vu deux personnes y aller à notre allure. De manière générale les gens marchent jamais assez vite – c'est chiant. T'as toujours peur que ton pied morde l'arrière d'un autre et qu'on se retourne en beuglant que c'est d'ta faute. Que dalle. Nana me tire en avant comme toujours, c'est pas ma grande sœur pour rien – j'repense à Finnly et je tire une gueule de six pieds d'long. J'crois que Mae a réussi le complot du siècle, si quand je meurs j'vois une seule fois l'sobriquet sur une de ces plaques qu'on colle sur les tombes, j'ressors de terre direct et je tape un scandale. Y a Nana qui continue de m'rallonger le bras mais j'ai l'impression qu'y a un autre truc qu'essaie de la mener dans le sens inverse, un fantôme qu'a chopé l'radius et refuse de lâcher. J'ai jamais aimé partager, ça commence pas aujourd'hui et surtout pas avec ma frangine. Alors j'tire sur sa main aussi, c'est une pauvre tentative pour la ramener chez les vivants, chez les Gynt qui savent pas se taire ni se laisser faire. « Quoi, j'ai besoin d'être défoncé pour entendre c'que t'as à me dire ? » J'râle et ça me balance trois cases en arrière, devant le poste tv et les dessins animés, et aux c'est pas drôle arrête. Sérieux, arrête. C'est tellement plus drôle que j'pile et j'deviens de ces couillons qui bloquent la circulation comme si y avait leur nom d'creusé dans l'trottoir. Je regarde Nana, c'est sur sa tronche d'enfant paumée que j'creuse mon prénom. Finnly en a sa claque. Finnly est pas sûr d'vouloir entendre non plus. « Un verre ? Okay, on va trouver un verre. » J'demande pas son avis. C'est à mon tour de la mener, on a les mains moites à force de les garder ensemble alors j'ai l'impression qu'on patauge dans l'vide. Puis elle a pas l'air sereine, si j'suis en train de la ramener à abattoir, j'ai aucune idée de qui l'a foutue dedans de base. J'trouve une porte crade, une enseigne en néon qui s'tape une crise d'épilepsie quand on passe dessous. C'est pas l'endroit le plus accueillant mais y a des tables vides dans presque tous les coins d'mur – j'crois que les gens ont peur du manque de lumière. Ou du papier peint douteux. « J'reviens » J'continue de me presser comme un idiot, elle prendra pas la fuite, mais j'sais plus ce qu'est vrai et ce qu'elle peut faire. On peut pas brider Nana. Au comptoir j'prends deux Beamish – et les sous-bocks en carton que j'collectionnais gamin – la mousse dégueule à moitié sur mes mains sur l'retour. « Sláinte. » et j'lève la pinte en la fixant. T'as ton verre, maintenant tu parles.
Finn se stoppe net. Y a jamais de demi-mesure avec lui, pas de modération. Ça me tire sur l’épaule quand je suis le mouvement et me retrouve face à lui. Sur son visage je ne lis que de la détermination à peine dissimulée et un agacement manifeste. J’voudrais qu’il ait à nouveau cinq ans pour lui ordonner de filer dans sa chambre. J’préfère rien répondre à sa question rhétorique. Ouais Finn. Faut vraiment que tu sois à l’ouest pour que t’entendes. Parce que je sais déjà ce qui va se passer sinon. Je sais que y aura plus que l’exaltation de la fureur dans tes veines et la démence de ton courroux. Les rôles se sont inversés entre nous, y a déjà un petit moment. Protecteur et protégée. Je sais que tu tuerais pour moi. Même malgré moi.
J’entrouvre les lèvres pour lancer une vanne éventée, mais il me devance et je me contrains au silence. D’ici peu de temps j’pourrais plus me réfugier derrière mon mutisme. Prise sous le feu verglacé de ses iris, la langue pleine d’une quelconque liqueur, y aura plus d’endroit où me cacher. Finn me remorque sans attendre jusqu’au premier rade qui croise notre route. J’embraye comme une somnambule, la nuque courbée en direction de l’échafaud. Je note à peine sa vitrine miteuse, la salle carrément glauque. Docilement, j’vais m’asseoir à une table bancale. Mes yeux quittent pas le plateau vernis couvert de traces douteuses que j’cherche pas à identifier. La porte des toilettes grince dès que quelqu’un y entre ou sort : ça m’exaspère. J’devrais être en train de réfléchir par où commencer, mais jusqu’au bout j’espère vainement qu’un car de hooligans va débarquer ou que des aliens vont m’enlever pour éviter la douloureuse. J’sursaute presque quand Finn dépose les chopes entre nous. J’le regarde sans piger lever le sien et viens y claquer son jumeau avec un – ou même deux – temps de retard. « Sláinte. » J’ai la voix rauque : toute salive a disparu en donnant à ma langue une consistance de papier de verre. J’avale une très longue gorgée, fais mine de reposer la bière puis me ravise en m’enfilant la petite sœur. P’t’être que ça pourra m’aider.
J’lui demande pas s’il veut entendre le pire ou le meilleur. De toute façon je vais tout lui dire et il va devoir écouter. Parce que j’vais parler qu’une fois. Une seule. Mes prunelles résignées remontent jusqu’au siennes. « Ça a commencé y a quelques mois. » Je m’envoie une nouvelle rasade, repositionne mon regard juste au-dessus de son épaule droite. J’suis incapable de le considérer en face. Mon élocution est atone : j’ai décidé de faire comme si j’racontais les déboires d’une autre. Une sombre inconnue qui aurait vraiment pas d’chance. J’espère qu’il va pas m’interrompre. « J’me suis rendue compte d’être tombée enceinte. De JJ. »Evidemment.« Il était jamais là et j’voulais pas l’dire à quelqu’un d’autre en premier. Alors j’ai laissé traîner l’truc. »Ton bébé Nana, pas un truc.« Il a fini par trouver un test de grossesse qui traînait dans la chambre – j’en ai fait plein pour être vraiment sûre – et il l’a appris comme ça. Il a vrillé et… » Tap tap tap. Mes ongles cliquètent sans discontinuer contre le verre dégoulinant de condensation. « … et j’me suis retrouvée par-terre avant d’comprendre c’qui m’arrivait. J’ai fait une fausse-couche. J’suis restée là à m’vider jusqu’à c’que Sam m’amène à l’hôpital. J’aurais p’t’être pu crever, j’en sais rien. Les médecins m’ont dit que j’pouvais plus jamais avoir d’autre môme. » Je sens mes lèvres qui se meuvent pour former les syllabes et ma cage thoracique qui continue de fonctionner. Mais j’ressens rien. Je veux rien ressentir. « Après être sortie de l’hôpital j’suis partie de la coloc’. J’ai coupé tout contact, j’arrivais plus à les supporter. Sam m’a trouvé une piaule et il m’a promis de rien dire aux autres. Ensuite… Ensuite j’ai trouvé un boulot et j’ai essayé d’faire comme si tout allait bien. J’savais plus qui j’étais ou c’que j’voulais. Alors j’ai commencé à acheter un peu de coke pour les soirées. Ça m’aidait à oublier. Et puis quand y en avait plus j’prenais autre chose. N’importe quoi du moment que ça m’désaxait les neurones. » J’ose pas lui dire que depuis la dope compte comme composante prioritaire. « JJ s’est fait coffré – pour une histoire d’accident d’voiture ou un connerie du genre – et il a dû m’laisser tranquille. J’ai fini par aller l’voir. Plus tard. En prison. Ça s’est pas bien passé. J’voulais rompre, j’lui ai même dit d’aller se faire foutre avant d’partir. » Et j’suis pas allée au bout. Ca aussi je le passe sous silence, Finn va le comprendre intuitivement. « Y a quinze jours j’me suis retrouvée en rade de came et j’suis tombée sur Seven Popescu, un des Yobbos, pour dealer. J’savais qu’il était brouillé avec JJ mais… Mais pas à c’point là. Il a dit qu’il devait s’venger par n’importe quel moyen parce que JJ avait fait croire à sa sœur qu’il était tombé amoureux d’elle. Elle s’est foutue en l’air quand elle s’est rendue compte que c’était qu’des conneries. Mais il a fini par m’laisser partir. » Machinalement mes doigts viennent frotter mon poignet où l’empreinte des doigts acide s’étendaient encore y a pas si longtemps. « Après… Après… » J’arrive pas à continuer. Samih. La pouponnière. Le bébé. J’ai le souffle coupé et les larmes toutes prêtes à dégueuler. Ou alors c’est mon estomac qui s’apprête à ressortir sur la table au milieu des mousses. La suite du récit c’est d’avouer mes propres manquements. Comment lui confier que sa sœur est une criminelle ?
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Sujet: Re: hold on (eanna) Jeu 14 Juin - 11:59
Sláinte. Nana descend sa pinte à la vitesse de la lumière, la mousse a pas l'temps de comprendre ce qui lui arrive. Toi et moi, Beamish. Toi et moi. J'ai toute une gare d'retard. Et d'ici que Nana accepte de me mettre au courant, y a de quoi faire défiler une dizaine d'autres trains. Un trait d'bière, un crac de la chaise qui gémit quand j'cale mon dos dessus. J'tends mes jambes une à une sous la table, avec la chaussure calée contre un des pieds d'la console et j'commence à me balancer. Maman serait dingue si elle me voyait. Arrête, un jour, tu vas tomber. Maman était dingue, dans tous les cas, j'en fous ma main à crâmer. Alors j'me berce avec encore plus de conviction, comme si ça pouvait la faire surgir de derrière le comptoir par magie. Dingue. Mécaniquement j'remonte les cheveux qui me tombent presque devant les yeux, ça fait passer le suspens que ma frangine me tend toute fière, chiffonné entre ses doigts d'fée. Regarde c'que j'ai fait, Finnly, t'aimes ? Je déteste. C'est crade de me faire poireauter quand j'ai déjà une pointe à côté du coeur qui menace de tout faire péter dans la seconde. Ça m'flanque la gerbe et je dois rincer le malaise d'une gorgée de bière, l'amer coule aussi bien que de l'eau le long de ma gorge. L'impatience pulse derrière mes empreintes et le peu d'ongle qu'il me reste, j'pianote contre le verre et envoie valser mon poids un peu plus en arrière. Un jour, tu vas tomber. J'jette un coup d'oeil discret vers le bar, toujours pas de fantôme en vue. C'est mieux. Y a déjà suffisamment sur mes épaules – elle fait une bonne poignée de centimètres de moins qu'moi, s'entête à faire mine de reposer ses problèmes sur ma gueule, a le verre plus moitié vide que moitié plein, relève enfin les yeux dans ma direction, abandonne. L'éclairage est mal foutu dans ce taudis, y a une ombre qui recouvre une bonne moitié du visage de Nana. Spot sur l'autre rescapée, tempête dans le bleu qui s'hasarde dans la distance. Loin derrière mon dos. J'sais pas quel genre d'ectoplasme elle voit flâner. Ils ont pas l'air d'lui vouloir du bien. « Ça a commencé y a quelques mois. » Elle commence son récit, j'me tais. J'encaisse. Ma semelle a retrouvé le sol quand Nana a mentionné la fausse couche et les quatre pieds d'la chaise sont fermement ancrés depuis. JJ. Sam. Les noms familiers défilent. J'lui avais dit, putain, mais je peux même pas lui en vouloir. C'est interminable. J'ose plus ouvrir la bouche pour me la ramener, à chaque fois que j'y pense, Nana déballe un nouveau truc. La came. Popescu. Encore JJ. Une histoire de sœur qui m'passe au dessus de la tête parce que c'est pas la mienne. La mienne, elle commence à ramer sur ses mots et s'étouffer sur ceux qu'arrivent quand même à passer ses lèvres. « Nana » J'arrive plus à la mettre en sourdine. Nana. Quoi maintenant ? J'prends sa main, j'vais chercher Samih pour qu'il engueule JJ, j'remonte le temps ? Par élimination, j'garde que la première idée, recouvre ses doigts des miens. J'veux me charger du reste tout seul. J'ai déjà vu un cadavre. Une fois. C'était à l'arrière d'une banquette, une pivoine qui se dessine contre du verre pilé, deux lucarnes qui matent le vide et plus la route qu'a dévié sous nos roues. La demie seconde où tu penses que ça va se relancer tout seul, puis celle où tu comprends que ça sert à rien d'attendre. Et t'as limite les jetons que ça reparte, alors que tu craches rouge sur l'tableau de bord en essayant d'sortir de là avant que le moteur flambe. Tu tournes la tête. T'as peur que ça se réanime sans prévenir, un battement de cils, un regard d'outre-tombe. Les yeux ouverts. Ça calme tout d'suite. J'revois l'accident, le corps désarticulé, y a que la tête qui change. C'est celle de JJ que j'mate d'en haut. Et le visage d'un certain Seven que j'replace pas sur le coup derrière tout l'rouge que j'vois. J'veux les regarder droit dans les yeux. J'veux m'assurer que ça se réanimera pas. J'veux pas voir Nana chialer. « JJ. Il est toujours en taule ? » J'grince des dents à devoir prononcer son nom. Mais j'peux rien planifier si je sais pas où ce fils de pute s'planque. « T'aurais pu m'le dire avant » C'est pas un reproche, même si on dirait. Peut-être un peu. « J'aurais... » fait quoi. J'bégaie un peu, faille dans l'système, putain que c'est compliqué de rester stoïque. Y a des morceaux de Nana à ramasser, combien, ça se compte pas. J'broie sa main. Les yeux sans vie me hantent. « J'vais régler ça.» Promis.
Finn a toujours été beau garçon. Quand il était mioche il faisait fondre le cœur de toutes les bonnes pécheresses en passant pour la quête. Avec ses grands yeux bleus et ses fossettes magiques. Ça a pas changé avec l’âge. Je compte plus le nombre de nénettes qui ont défilées dans sa vie lorsqu’il s’est mis à s’étoffer et regarder les autres de haut. Son lit aussi. Ou son cœur pour c’que j’en sais. Personne pouvait lui résister quand il vous sortait le grand jeu avec le regard suppliant et son demi-sourire taquin. Ouais. J’en sais quelque chose. C’est pour ça que j’me fissure en voyant son visage devenir d’un marbre sombre au fur et à mesure que je vomis mon histoire. Parce qu’en le prononçant à voix haute j’suis en train de réaliser que ce vécu appartient bien à quelqu’un de désagréablement familier. A moi.
J’me refais le film en même temps que les mots le décrivent. La surprise, teintée de peur et de dégoût en sachant que quelque chose grandissait en moi sans que j’en aie conscience. Puis une pointe minuscule d’amour. L’attente avec le secret porté à bout d’bras et l’entêtement à pas lâcher le morceau avant l’bon moment. Et cette fameuse finalité. Les coups généreusement distribués dans un empressement brouillon. Tout détruire et vite. Effacer les traces. Se couvrir sous la peine de préserver l’avenir. Déjà qu’avant c’était qu’une vaste blague ce concept de « long terme », mais maintenant… Maintenant c’est plus qu’un ramassis de conneries. Endurer au jour le jour. Éprouver la peine et déguster la misère de sa douleur. C’est ça qui compte. Si vous pouvez avaler tout ça, vous survivrez.
Finn me vient en aide malgré lui. J’ai presque envie de soupirer de reconnaissance. J’essuie l’eau qui s’pointe au bout des paupières d’un vif revers de main. J’veux pas que mon petit frère me voie pleurer, sans déc’. « Ouais, encore deux mois j’crois… J’veux pas savoir en fait. C’est aussi pour ça que j’suis partie de la coloc’. Il pourra pas savoir où j’habite. A part Sam personne connait mon adr… » Merde. J’me tais par réflexe alors que de nouveaux sanglots viennent m’étrangler la gorge. Le prénom échappé dans un spasme involontaire et la main de Finn enveloppée sur la mienne me verrouillent la langue. J’me contente de branler du chef – l’air pathétique – puis de passer à la négation. Faut pas qu’il s’en mêle. J’ai peur de ce qui va suivre sinon. Le genre duel avec mise à mort et issue des plus incertaines c’est vraiment pas mon délire. « Tu fais rien Finn, c’est clair ? T’as pas à foutre ton nez là-dedans. » T’en rêves en fait Nana. De retourner te planquer dans le pieu de ton frère pour fuir les cauchemars. Revenir à cette période presque insouciante. Quand t’avais onze ans Nana et que déjà t’avais cette envie d’gueuler ton existence à la face du monde alors que tu t’cherchais encore. Rester à rêver éveillée, prise entre l’enfance si douillette et le monde des adultes. Perspective excitante mais terrifiante. « J’peux plus avoir de gosse. » C’est sorti tout seul. Irrésistible. C’est froid. Ça fait peur. Y a le regret qui abîme tout. Mais il a l’droit de savoir, au moins ça. Ce qui reste de mon récit est passé sous silence ; j’veux pas qu’il me compare à maman en s’imaginant que moi aussi je vrille. Je m’enfile une bonne moitié du verre recouvert de buée dégoulinante. L’amertume me fait grimacer tandis que les fines bulles me remontent dans le nez. Et avec l’alcool vient l’envie pressante – évidente – d’un petit à côté. « Excuse-moi une minute. » Mes doigts sont déjà en train de vérifier la présence des pilules. Le dealeur avait plus de C, j’me suis donc rabattue sur de l’oxy’ par réflexe de survie. Les chiottes sont désertes et il me faut moins de deux minutes pour avaler le cacheton. Dans une vingtaine de minutes j’aurais l’impression de flotter un peu, tout m’apparaîtra plus dérisoire. J’pourrais de nouveau sourire à Finn et faire comme si.
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Sujet: Re: hold on (eanna) Mer 1 Aoû - 11:26
J'sais plus si ça a commencé là – le jour où maman est partie. Sans faire un bruit, réalignée notre génétique, Nana en dessous et moi le pare-choc. L'airbag humain de ses grands crashs. J'sais pas si j'y pense parce que sa main m'paraît pas plus imposante que ce jour-là, dans mes pauvres doigts j'ai beau serrer, j'crois que j'vais la perdre. J'la sens glisser. Tu pars aussi, Nana ? Tu me laisses Nana, t'as peur Nana, j'suis quoi sans rien Nana, attends, mais tu pleures Nana ? J'regarde alors qu'elle s'étouffe sur son oxygène, ça lui étrangle la gorge et j'ai un goût de défaite dans la bouche à pas réussir à attraper les sanglots en plein vol. Putain. Faut pas, ils méritent pas qu'elle arrose l'bois de la table ni nos pintes ni notre amas d'mains. Ils méritent que j'leur fasse manger les bouts d'verre encore et encore et encore mais Nana m'fout un stop avant que j'puisse lui dire. Ça m'fait fulminer mais comme d'habitude mon teint blafard trahit rien, c'est l'boulot de ma voix qui ressort bizarre, étouffée par ce que ma frangine m'ordonne de pas cafter. Tu sais quoi, j'crois que j'pourrais le tuer, Nana, j'pourrais vraiment. Et que j'rigolerais comme un con au-dessus de ses restes une fois que j'aurais réussi. Les nerfs, tu vois. « D'accord. » La main abandonnée sur ma cuisse mord la peau à travers l'jean. J'serre le tissu comme un dingue, j'sais que ça va laisser la trace de mes doigts et un bleu demain. C'est l'prix à payer pour lui mentir en face, pour lui déballer les mots qu'elle veut entendre plutôt que ceux qui m'viennent à l'esprit. T'arrêtes de pleurer si j'nage dans ton sens Nana ? Suffit d'un rien de flotte pour s'noyer. J'm'étrangle. « C'est bon. J'ferai rien. » Croix d'bois, croix d'fer, si j'mens – oh, elle sait. C'est peut-être ce jour là que ça a commencé, quand maman a laissé Nana en plan et que j'ai pas voulu lâcher sa main pendant des heures. Réaligné l'ordre de naissance. Nana, juste ma sœur, pas la grande. Juste ma responsabilité, Nana, j'me fous devant toi toutes les prochaines fois qu'on veut t'laisser derrière comme si tu valais rien. Poste toi sur mes épaules, Nana, si j'te porte assez longtemps t'aimerais bien la vue d'en haut. Tant que j'suis là, j'laisserai personne te descendre. J'laisserai personne te plomber les ailes, l'hirondelle. « J’peux plus avoir de gosse. » Merde. Ça m'fait froid dans l'dos d'un coup. Il a vrillé et … Serrer l'jean sur ma cuisse, pincer la peau en dessous, j'bouffe mes mots Nana, j'ravale le venin, j'te jure. Et j’me suis retrouvée par-terre avant d’comprendre c’qui m’arrivait. Ça pulse à mes tempes, mon cerveau épinglé aux platines, j'tourne sans pouvoir vriller. Nana descend sa bière et s'lève, pendant ce temps j'ai l'cul cloué à ma chaise. « Excuse-moi une minute. » A l'ouest, j'acquiesce. « J'bouge pas. » Parce que j'peux pas tant qu'elle m'a dans son champs d'vision. Ça claque la seconde où elle disparaît derrière la porte des toilettes, la main qu'elle a lâché se transforme en poing et je l'écrase dans la table. Instinct. Ma pinte à moitié pleine tombe à la renverse. Sur l'sol, un peu sur mon froc aussi. J'suis sourd au barman qui m'demande de me calmer ou de sortir. Chiale pas du con, j'comptais pas rester de toute. J'me redresse, mon majeur fait la même en direction du type. Mes jambes me traînent aux chiottes, j'veux passer de l'eau sur ma gueule et accessoirement sur mon jean qui pue la distillerie. J'fais vite, claque la porte derrière moi sans refermer le robinet. Démerdez-vous. J'ai encore les mains mouillées quand j'toque chez les filles. Mon poing me relance. « Nana, ça va ? » T'es pas morte là-dedans, dis. J'ai que dix doigts à casser, plus d'chocs s'il vous plait. « Viens on s'casse. Je t'attends devant. » Et j'me faufile entre les chaises et l'autre majeur qui s'lève aussi en repassant devant l'comptoir et la nicotine que j'inspire à peine sorti sur l'haleine des fumeurs plantés dehors et sur la énième clope que j'tire de mon paquet.
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Sujet: Re: hold on (eanna)
hold on (eanna)
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