Il est perché à califourchon sur le garde-corps de son balcon quand il entend sonner à sa porte. Le son est un peu atténué par le barrage que fait la porte-fenêtre seulement entrouverte mais le son le fait quand même sursauter et ses palpitations incongrues (sous les côtes, dans les omoplates, pas là où on a l'habitude de sentir son pouls en somme) embrayent sans se faire prier. C'est pas la sonnette de l'interphone qui fait une petite musique assez douce et tolérable, c'est celle de l'intérieur de l'immeuble, celle qui veut dire que quelqu'un est juste derrière sa porte. Elle est brutale, celle-là, il faut qu'il la fasse changer. C'est soit un voisin, soit un chieur avec des prospectus ou un sondage à la con qui a trouvé le moyen de passer la porte sécurisée du rez-de-chaussée. Il soupire en se laissant tomber sur le balcon, en chaussettes. Il a son téléphone dans la main et ne le range pas en poussant la porte-fenêtre pour rentrer dans la pièce principale.

Il n'ouvre pas immédiatement la porte d'entrée, avant ça il vérifie qui est derrière, et avant de plaquer son œil sur le judas il y colle l'objectif photo de son téléphone. Pour le coup c'est pas une mesure sécuritaire un peu bizarre, c'est seulement que depuis deux jours il dégaine son Iphone toutes les cinq minutes pour filmer tout et n'importe quoi. C'est d'ailleurs ce qu'il faisait perché sur le balcon. Il a décidé de projeter ses propres images derrière lui à ses prochains concerts, peut-être même qu'il aura de quoi monter des clips pas trop honteux avec un peu de boulot. Un buste capturé sauvagement, étrangement arrondi par le judas de sa porte plutôt que par un effet artificiel, ça lui paraît quelque chose de potentiellement intéressant. Il s'inquiétera plus tard des questions de droit à l'image. Il jette un œil distrait à son écran avant de le fourrer dans sa poche mais il reconnaît le visage directement. Il s'attendait pas tellement à découvrir les yeux déjà trop ronds d'Ivy derrière la lentille. Des yeux ronds, une bouche ronde et quelque chose de rond dans la forme du visage aussi, ça va rendre un truc fantastique à la vidéo, ça, si c'est pas complètement inexploitable.

Il ouvre la porte et pose son regard trou noir sur le visage de poupée d'Ivy. Ivy c'est un peu la raison pour laquelle il habite ici, pas à Savannah mais dans cet immeuble en particulier, parce qu'elle lui a parlé de ce loft libre en-dessous de chez elle quand il cherchait à acheter. Ils se sont rencontrés y a pas loin d'un an à une soirée que Ghost animait, l'aftershow d'un défilé à New York. Il sait qu'Ivy habite dans un appart qui fait au moins le double du sien un peu plus haut, mais ils n'ont pas vraiment pour habitude de traîner l'un chez l'autre. « Salut. Qu'est-ce qui t'amène ? » Il saute l'étape des politesses parce que Ivy n'a pas l'air d'aller bien (est-ce qu'elle a l'air d'aller bien parfois ?) et ça sert à rien de faire semblant, ça sert à de s'attendre à ce qu'elle fasse semblant. Ou bien c'est seulement parce qu'il est lui et qu'il a tendance à sauter cette étape de toute façon.

Elle ne sait plus vraiment quand elle a perdu le fil, quand tout a commencé à lui échapper. Surement un jour entre midi et deux, un jour où elle était occupée à autre chose, perdue dans ses pensées ou juste un de ses délires maniaques habituels. Juste un petit changement, des lettres qui s’accumulent au fur et à mesure sur le palier, des chiffres trop rouges, et tout qui dérape un peu trop vite. Comme maintenant. C’est un fait, elle a déconné. Un peu trop cette fois. Quand y a sa clé qui rentre pas dans la serrure, encore, encore, elle essaye s’acharne contre la porte, fulmine, hurle, frapper, tombe. Putain. Et cette foutue note. Comme quoi elle est expulsée de son appartement parce qu’elle ne paye pas son loyer. En même temps comment y penser aussi ? C’est trop compliqué de s’intéresser à tout ça, à l’argent qui ne vient pas. Déjà quand elle était avec Meo c’était compliqué, joindre les deux bouts. Mais maintenant c’est pire. Sauf qu’elle n’assume pas. Plus. Trop compliqué. Elle déteste le compliqué. C’est usant.
Le papier qu’elle froisse entre ses doigts trop fin, Ivy soupire. Tant pis. Elle verra ça plus tard. Peut être demain, quand il faudra récupérer les affaires, quand il faudra accepter de quitter cet appartement qui la bouffe depuis trop longtemps. Mais pour le moment elle ignore tout Ivy, c’est comme aller dormir chez quelqu’un d’autre, squatter une nuit ou deux pour rigoler parce qu’on s’en fout au pire, que dans deux jours elle aura récupéré son appartement et que tout rentrera dans l’ordre.
Tant pis. Tant mieux.
Elle se redresse, lisse sa jupe, se recoiffe calmement avant d’attraper son sac et de descendre de deux étages. Facile. Ca lui vient presque instinctivement. Pas Seth, pas Winifred, elle n’a pas envie de se retrouver empaquetée avec eux. Ni Kizuki, trop étouffant chez lui, trop petit. Ghost. Pauvre fantôme qui a eu le malheur d’être son voisin. Sourire de poupée plaqué sur le visage elle se place devant la porte, le doit sur la sonnette, elle insiste. Une fois, deux fois. C’est plus simple de faire semblant.
La porte qui s‘ouvre
Ghost qui apparait, là où elle est arc-en-ciel il est maelström, ça la fait toujours rire, cette différence trop frappante, une collision de deux mondes trop éloignés. Rare. Elle aime. Elle l’aime bien Ghost. Le genre de gars au passé trop sombre, les yeux ravagés par quelque chose de différent, qui lui fait dire qu’au fond elle est pas si mal lotie. Connasse. Pas vraiment, juste réaliste. Salut. Qu'est-ce qui t'amène ? Sans attendre elle se glisse dans l’appartement , l’effleure du bout des doigts quand elle passe à côté, pour lui montrer qu’elle est bien là. Peut être aussi pour s’assurer qu’il est bien là. « Je suis jamais venue chez toi depuis que t’as emménagé » le regard qui dérive sur les murs l’entrée, se retourne vers Ghost. « Je dors ici ce soir. Petite soirée entre voisins, depuis le temps, faut bien qu’on se fasse ça » le sourire qui se craquèle un peu, comme trop souvent en ce moment, la fatigue qui prend le dessus, la faim aussi, lancinante, brulante, dans l’estomac, ça la ronge. « Ca te dérange ? » en fait elle ne lui laisse pas vraiment le choix. Parce qu’elle est comme ça Ivy, du genre à s’imposer même quand elle n’est pas désirée, main de fer dans un gant de velours, elle fais passer la pilule avec son charme naturel, petite fille qu’on n’arrive pas vraiment à repousser.

Ivy s'invite à entrer et il n'a pas vraiment de raison de protester, alors il s'écarte un peu pour la laisser passer et referme derrière elle. « Ah bon, jamais. Remarque ouais j'ai jamais fait de soirée ici. » Même pas de pendaison de crémaillère. Il n'aurait quasiment eu personne à inviter, à part Ivy justement, qui aurait peut-être fait l'effort de descendre de deux étages même s'ils n'étaient pas amis. Mais quant à ceux qui auraient dû descendre de Rochester, Boston ou New York pour une soirée... Ghost pense n'être assez proche de personne pour justifier ça.

Il laisse Ivy découvrir la déco bizarre de son loft. Le mur opposé à la porte d'entrée est percé de baies vitrées qui donnent sur un balcon assez grand, le mur de droite est en briques nues, l'essentiel de son matos de musique est rassemblé sous une petite mezzanine également à droite (dessus, c'est plus ou moins un débarras et un coin bibliothèque pas très accessible). Jusque-là tout va bien. Ça fait pourtant un drôle d'effet quand on entre. Les murs et les plafonds sont peints en gris anthracite. Ça fait un effet crypte ou tombeau, ce sont les mots de sa sœur et du peintre qui ont essayé de le faire changer d'avis. Les couleurs sombres, ça écrase la pièce, vous comprenez, surtout au plafond, franchement, quelle drôle d'idée. Ghost n'a pas lâché le morceau, s'il a envie de vivre dans une crypte c'est son problème, merde. Avec le parquet en bois très clair qui réfléchit la lumière et les baies vitrées qui mangent tout un mur, c'est finalement assez lumineux, du moins assez pour Ghost, mais il ne s'attend pas à ce que ça plaise autant à Ivy. Les meubles sont en bois et métal y compris dans le coin cuisine, le canapé, le fauteuil et son énorme pouf sont tous entre le noir et le gris. Bienvenue dans le monde haut en couleurs de Ghost Sun. En réalité, il y a bien des touches de couleurs qui viennent briser tout ça : un assemblage bordélique d'affiches et de graffitis sur les murs et un vieux tapis bleu roi qui était vendu avec le loft.

Ghost laisse le temps à Ivy d'assimiler tout ça et répond à sa question qui n'en est pas vraiment une, comme s'il était un hôte poli. « Ça me dérange pas. J'espère que tu te sentiras pas trop oppressée par la déco, ma sœur aime pas. » Et elle est même pas encore venue. Peut-être aussi pour ça d'ailleurs. « Attends, tu dors ici. » Ça le frappe seulement maintenant. « T'as pas vraiment loin à remonter pour rentrer, Ivy, et tu risques pas de te mettre une murge chez moi vu que t'as pas ramené d'alcool. » Et c'est tant mieux, soit dit en passant. Évidemment il se doutait bien qu'elle n'était pas vraiment là pour une visite d'appartement impromptue, mais il a du mal à comprendre pourquoi elle voudrait dormir chez lui. À sa connaissance, elle vit seule, donc y a pas de raison de fuir son lit. Au lieu de laisser ses yeux glisser dans l'indifférence comme il en a l'habitude, il la regarde un peu plus intensément, comme s'il espérait déchiffrer quelque chose dans ses grands yeux. Là où Ghost joue au mort-vivant, Ivy feint la vie, mais le charme ne fonctionne pas tellement ce soir. Il décide de lui accorder un peu de répit, hausse les épaules et se tourne vers le bar de la cuisine. « 'fin bon, comme tu veux, y a la place. Je peux t'offrir un truc chaud à boire, par contre. Tu veux quoi ? » Et il fait comme si c'était naturel, mais y a longtemps qu'il n'a pas joué à la dînette comme ça et il sait pas si ça le dérange ou si c'est autre chose, en tout cas il ressent quelque chose d'étrange dans le creux de l'estomac.

Ah bon, jamais. Remarque ouais j'ai jamais fait de soirée ici. Non, clairement pas, sinon elle en aurait entendu parler. Les soirées elle connait bien, elle connait même trop bien. Véritable party girl, tous les soirs jusqu’à pas d’heure, à s’user les rotules sur la piste de danse, fracasser son corps contre les autres histoires de se sentir vivante. Mais pas grave, elle ne s’attend pas à ce que son voisin fasse des soirées de folie, que l’immeuble en général en fasse. Elle non plus elle n’en fait pas, réservant son appartement pour des réunions plus intime, les Cavaliers, parfois quelques personnes, Junior entre autres. C’est tout. Pas grand monde. Elle comprend.
Sans attendre elle s’avance un peu, les yeux qui dévorent le décor, curieuse. C’est terrible. Exactement comme elle l’avait imaginé et pourtant totalement surprenant. Sourire qui la transperce quand elle pose sa main sur le mur à côté d’elle, l’impression d’être revenu du futur pour s’incruster dans un film en noir et blanc. Ça me dérange pas. J'espère que tu te sentiras pas trop oppressée par la déco, ma sœur aime pas. « Je suis pas ta sœur » le sourire qui s’étale sur son visage, elle se retourne pour regarder son hôte de la soirée. « Il en faut plus pour m’oppresser. Et puis j’aurais été déçue de quelque chose d’autre » un tombeau pour un cadavre, ça va de pair non ? Surement que Winifred aimerait l’endroit. Puis de toute façon, elle est trop fatigué pour juger, pas envie de jouer sa pute sur mesure, le fiel qui coule habituellement de ses lèvres est plus faible ce soir.
Attends, tu dors ici. « Oui. »  le regard qui dérive vers les vitres, le balcon, elle fait le compte se revoit sur la rembarde du sien y a des mois de ça, presque un an maintenant, la jambe dans le plâtre après le foutu ouragan. C’est drôle de voir les choses d’un autre point de vue, nouvelle perspective. Curieuse elle continue, quelques pas pour se rapprocher un peu plus, distraite.   T'as pas vraiment loin à remonter pour rentrer, Ivy, et tu risques pas de te mettre une murge chez moi vu que t'as pas ramené d'alcool. Elle hausse les épaules, laisse la remarque mourir dans l’air un instant, comme fascinée par les voitures qui circulent plus bas, avant de se retourner, accepter de croiser une nouvelle fois son regard.  « Et toi de l’alcool ? t’en as pas ? »  ça lui parait évident. Mais au fond elle le connait pas tant que ça Ghost, quelques rumeurs par ci par là, des moments échangés à une soirée sur trois, elle ne sait même pas s’il préfère daiquiri ou long island. Tant pis, elle aura le temps de déterminer tout ça. Peut-être un jour.
Il voit bien qu’elle ment Ghost. Il est pas con. Pas con du tout. Ca lui tire un petit rire qu’elle camoufle derrière sa main, le regarde se détourner, hausser les épaules, abandonner déjà trop vite. 'fin bon, comme tu veux, y a la place. Je peux t'offrir un truc chaud à boire, par contre. Tu veux quoi ? Dans sa tête ça fait un rapide calcul, elle évalue ce qui se trouve sur le bar, la cuisine, les yeux qui scannent tout par habitude. Y a les calories qui s’empilent dans son crâne, elle hausse les épaules avant de répondre un des choix les plus surs après l’eau. « Du thé, si tu as. Nature, sans sucre. »  sans rien d’autre. Juste de l’eau et des feuilles. L’impression que c’est déjà trop. « Ou si t’es d’humeur à commencer et que tu as effectivement de quoi nous sustenter je dirais ton alcool le plus fort »  elle lance cailloux dans la mare, attend de voir jusqu’où ça va rebondir avant de couler, curieuse elle le rejoint, comble la distance. « Fais comme si j’étais pas là hein, je veux pas déranger » et le sourire carnassier sur le visage, parce qu’ils savent tous les deux que c’est faux, qu’elle a besoin qu’il la regarde, qu’elle a besoin qu’il lui tende la main, monstre affamé de contact humain y a que ça pour la calmer, combler un peu le vide incessant qui s’épand en elle.

« Je suis pas ta soeur. » Non, clairement pas. Le seul parallèle que Ghost pourrait établir entre Ivy et sa sœur, c'est qu'elles ont chacune leur notoriété dans un certain milieu, mais la vie de Gracie a toujours tourné autour de son violoncelle, du conservatoire et des orchestres. Ghost doute que son monde et celui d'Ivy aient fait plus que se frôler. Il se demande comment elle réagirait face à Ivy trop maigre, trop envahissante, trop extraterrestre. Elle voudrait l'aider ou bien elle dirait à Ghost de garder ses distances. Grace n'est pas toujours tolérante, pas toujours altruiste, faut dire qu'elle a beaucoup donné à son petit frère, sûrement trop, peut-être même tout ce qu'elle avait. C'est aussi pour ça qu'il sent le besoin de rendre, de redistribuer la générosité qu'il a jamais méritée. Il devrait même pas être en vie. Il peut bien héberger une fille un peu tarée pour un soir ou deux, si elle veut, il a fait pire. Alors quand elle lui confirme que oui, elle dort ici, il l'accepte sans broncher. « Tant mieux, pour la déco. » Il sait pas comment c'est chez elle, mais il s'imagine que ça doit être oppressant d'une autre manière, avec des trucs qui flashent, trop de couleurs et trop de matières qui se mélangent, peut-être un truc entre un donjon SM et l'univers de My Little Pony.

« Non, j'bois pas. » Bizarrement il pensait qu'elle savait. C'était sûrement présomptueux de sa part d'imaginer qu'elle avait retenu ce genre d'information sur son compte, mais les gens ont tendance à se le rappeler parce qu'il est souvent le seul dans son cas, aux soirées du genre où il a rencontré Ivy. Avant son concert on se dit qu'il veut garder l'esprit clair pour pas faire de connerie, alors on n'insiste pas, mais après coup s'il se mêle à la foule on est sans arrêt en train de lui coller des verres dans les mains, quand on ne lui propose pas carrément de sniffer de la poudre à même le décolleté d'une nana. Il devrait peut-être se renommer DJ Monk. Ou Abstinence. « Je bois pas, je fume pas, je me drogue pas, je baise pas... Je crois qu'on a fait le tour. » Il la regarde et le coin de ses lèvres s'étire juste un peu. C'est pas totalement vrai, parfois il craque pour une clope et il arrive à sa libido de lui rappeler qu'elle existe, et pas toujours en douceur d'ailleurs. Mais il a pas bu une goutte d'alcool depuis deux ans (il a rechuté deux fois après sa sortie de prison) et il a tendance à oublier que sa dépendance aux anti-dépresseurs était une autre forme de toxicomanie. Il s'en est débarrassé aussi, de toute façon, maintenant y a plus que les Xanax et il arrive à ne pas en abuser. « Ce sera du thé, alors. » À moins que l'alcool à 70° de l'armoire à pharmacie ne la tente. Il lui tourne le dos pour remplir la bouilloire. « Fais comme si j’étais pas là hein, je veux pas déranger. » Ben voyons. Il pose la bouilloire sur son socle et s'adosse au comptoir pour lui lancer un regard sceptique (amusé aussi, mais il sait pas si ça se voit, il fait pas exprès mais les gens ont plus tendance à remarquer ses airs altiers que le reste). « Je vois pas trop l'intérêt de la pyjama party si je fais comme si t'étais pas là. Tu te sentais seule ? » La question franchit ses lèvres avant qu'il réalise que c'est peut-être un peu abrupt. Ghost et le tact, ça fera toujours deux, et puis y avait quelque chose dans le sourire d'Ivy qui lui donne envie de la chercher, un peu comme on asticote un chat en sachant qu'il risque de mordre. En parlant de chat, Cat est descendue du canapé. Ghost la voit dépasser Ivy en l'ignorant tout à fait, et puis elle vient frotter sa vieille carcasse contre ses chevilles en jetant des regards soupçonneux à l'intruse. « Ah, oui. Je te présente Cat. Je crois qu'elle est jalouse des filles, je te préviens. »

Tant mieux, pour la déco. Vraiment ? Elle hausse les épaules, sourire discret sur les lèvres, parce qu’elle se doute bien au fond que Ghost n’aurait rien eu à foutre de son avis sur la fameuse décoration. Et elle n’en aurait rien eu à foutre qu’il n’en ai rien eu à foutre. Bon cercle pour des sains d’esprits, ça la ferait marrer si elle était d’humeur à ça. Mais elle ne l’est pas. Pas vraiment. L’esprit trop occupé par les affres de la vie qu’elle essaye d’éloigner, s’agrippe aux prunelles trop sombres de Ghost comme pour couler avec lui. Non, j'bois pas. Sourcil dressé elle le dévisage comme s’il venait d’annoncer qu’il était enceinte ou autre chose tout aussi impossible. Princesse alcoolisée, plus de vodka dans les veines que de sang, ça la surprend toujours quand on lui sort ça. Je bois pas, je fume pas, je me drogue pas, je baise pas... Je crois qu'on a fait le tour. Moue dubitatrice sur le visage, elle se rapproche un peu plus, comme si elle observait un animal rare derrière une vitre au zoo. « Donc t’es une nonne ? » haussement d’épaules, faut croire qu’ils se ressemblent bien moins que ce qu’elle aurait pu penser, ça la surprend un peu, beaucoup même. « Et tu fais quoi pour pas te faire chier ? » parce qu’elle sans alcool, sans cachets, sans baise, elle crève. Trois piliers qui dirigent son existence depuis trop longtemps, foutue marionnette victime de ses propres vices. « Même baiser tu fais pas ? Dommage » ça lui échappe, comme une moquerie, sourire requin quand elle le dévisage de haut en bas, un peu plus et elle lui enverrait un baiser dans l’air pour le titiller. Mais elle se ravise, elle est pas d’humeur à jouer les pestes aujourd’hui, à pousser jusqu’à l’usure, briser la corde. Non. Aujourd’hui elle montre patte blanche ou presque, pour qu’il la laisse rester chez lui, qu’il l’autorise à dormir ici, comme une cachette pour oublier la vraie vie.
Ce sera du thé, alors. Malheureusement qu’elle se retient de répliquer en soupirant, hoche la tête quand il lui propose la boisson, serre les lèvres un peu quand il se retourne, ne la voit plus, quand elle peut poser son masque un instant et arrêter de sourire, ça fait trop mal aux joues. Juste le temps qu’il lui laisse pour se reprendre quand Ghost revient de nouveau face à elle, quelque chose qui brille un peu dans son regard et qui intrigue Ivy. Je vois pas trop l'intérêt de la pyjama party si je fais comme si t'étais pas là. Tu te sentais seule ? C’est comme une dague plantée dans le ventre, dernière phrase qui la frappe, elle grimace un peu. Tu te sentais seule ? Toujours seule. Trop seule. Gouffre immense dans son ventre, Famine insatiable, elle pourrait y jeter le monde entier que ça serait jamais suffisant. « Je reprends. Fais comme si j’étais là. M’ignore pas. Regarde moi » yeux dans les yeux, elle le provoque un peu plus, murmure tout bas, devient un peu trop douce comme lorsqu’elle prend ces hommes dans ses bras, qu’elle les serre trop fort contre son cœur, qu’elle les supplie de l’admirer, de l’aduler, de l’aimer. A jamais. Elle s’apprête à rajouter quelque chose mais c’est un chat qui débarque, la coupant dans son élan, elle recule un peu , jamais vraiment à l’aise avec les animaux. Ah, oui. Je te présente Cat. Je crois qu'elle est jalouse des filles, je te préviens. « Ca tombe bien je suis pas une fille » comme une blague balancée, elle laisse planer le doute. Pas une fille, pas une femme, juste une poupée cassée perdue, abandonnée sur le pavé. « Je sait et ton corbeau c’est Crow. » elle hausse les épaules avant de s’expliquer. « Ton instagram. Je le suis » comme si c’était une évidence. Et surement que ça l’est pour elle. « T’inquiète je ferais pas de remarque sur les prénoms, mon lapin s’appelait Civet » c’est une confidence qu’elle lui glisse, elle s’amuse Ivy, à jouer les inébranlables, insaisissables, c’est tellement plus facile de faire semblant, de jouer les femmes parfaites, sans défauts ni peurs, sans questions ni revendications.
« Et toi Ghost est-ce que tu te sentais seul ? » comme un défi dans la voix quand elle finit par poser sa question, mèche entre ses doigts elle joue avec de façon innocente, pourtant elle refuse de le quitter des yeux.

« Donc t’es une nonne ? » Il soutient son regard, le visage de marbre. Il en rajoute un peu, à vrai dire, parce qu'elle a clairement du mal à concevoir qu'il vive comme il le fait et peut-être que ça l'amuse un peu de la laisser dans le flou. « Et tu fais quoi pour pas te faire chier ? Même baiser tu fais pas ? Dommage. » Un haussement d'épaules, les mains levées en signe d'impuissance (haha). Qu'est-ce que tu veux ? C'est comme ça, c'est la vie. Même quand l'alcool et la drogue rythmaient sa vie, le sexe était le moindre de ses vices, soit qu'il avait du mal à saisir les signes quand il avait une opportunité, soit qu'il était un peu trop intéressé par son clavier, ses platines et sa fantastique bagnole pour se rendre disponible. Il avait des besoins, il en a encore, moins qu'avant (sauf quand c'est plus), mais c'est facile d'y remédier soi-même. Alors il y a eu des aventures d'un soir, deux ou trois personnes avec qui c'était plus régulier, mais jamais le genre de libertinage auquel on s'attendait autour de lui, même à la fac quand il était plus populaire que jamais. Peut-être qu'il lorgnait un peu trop Magnus, aussi, mais ça c'était pas possible, ça n'a jamais été une option. Pour toute réponse, il lui dit :  « Je bosse, » et il sait que ça lui semblera chiant à mourir, c'est l'idée.

Il retourne à son thé. « Je reprends. Fais comme si j’étais là. M’ignore pas. Regarde moi. » Il sourit en écoutant les gargouillements de la bouilloire en train de chauffer.  « C'est facile ça, » de la regarder, de pas l'ignorer. Il ne pense pas qu'on puisse l'ignorer, où qu'elle aille, pas seulement parce qu'elle est jolie, parce qu'elle n'est pas juste jolie, elle est bizarre, elle est un peu extraterrestre et un peu inquiétante et s'il était normalement constitué il la trouverait sûrement attirante. Ou repoussante. Ou peut-être un peu des deux. Il y a sûrement des deux, quand on tombe dans les bras d'une pas-fille comme Ivy. Il va faire comme si elle était là, il va faire comme s'il était là, lui aussi. Cat ronronne encore entre ses chevilles, elle ondule, frotte presque violemment ses joues contre ses os un peu trop saillants. Bah alors, Catastrophe, tu te sens menacée ?

Ah oui, Instagram. Il la suit aussi, elle doit le savoir. Il ne met rien de privé là-dessus, il n'évoque jamais ses états d'âme, ça lui sert principalement pour la communication même s'il n'est pas très doué pour ça, par contre il ne peut pas nier qu'il mitraille ses abonnés de photos de Cat et Crow comme un tonton gaga. C'est un peu parce qu'il l'est et un peu parce que les mascottes sont une bonne stratégie de com, justement. Un peu parce qu'il n'a pas grand-chose d'intéressant à partager et qu'il faut bien rappeler qu'il existe de temps en temps, aussi.  « Civet, t'es cruelle. » Et si c'est dit avec légèreté, il le pense un peu quand même.

L'eau se met à bouillir et il entend le clic de la bouilloire derrière lui. Il fait mine de se retourner. « Et toi Ghost est-ce que tu te sentais seul ? » La question l'arrête dans son élan, il lui refait face, les bras ballants. Bonne question.  « Toujours un peu, jamais vraiment. J'en sais rien. » Toujours un peu parce qu'il a deux trous dans le cœur et qu'il refuse de les combler, jamais vraiment parce qu'il est hanté en permanence. Et puis il y a Cat qui continue à le coller. Les chats voient les fantômes, les corbeaux aussi, c'est bien connu. C'est pour ça qu'ils sont parfaits pour lui, ses animaux de compagnie qui n'ont jamais mieux porté leur nom que les soirs où le gouffre de solitude qu'il porte en lui menace de le faire s'écrouler sur lui-même.  « Ce soir ça allait, je bossais. Je pourrais te filmer ? Je me fais un stock de vidéos. » Il verse l'eau chaude dans deux tasses et y jette deux sachets.  « Tu m'as pas répondu, tu sais. » Bien sûr qu'elle sait. Pas sûr qu'elle avait besoin de répondre. Et lui, il se demande seulement maintenant si elle n'essayait pas de flirter.

Il est curieux Ghost avec son air apathique collé sur le visage, ses cheveux trop sombres, les tatouages sur le visage. Un nom qui lui va que trop bien, fantôme de chair, il faudrait passer ses doigts contre sa jugulaire pour s’assurer que le sang y pulse vraiment. Je bosse Et voilà, encore une réponse trop simple à toutes les questions qu’elle pose. Il est noir et blanc là où elle est arc-en-ciel, affiche clairement sa solitude là où elle la camouffle du mieux qu’elle peut sous des kilos de fourrure, maquillage et insultes gratuites. Je bosse, comme si ça pouvait suffire à combler le vide inéluctable qui se creuse en chaque être humain. Je bosse au lieu de fumer, de boire, de s’envoyer en l’air avec le premier venu. Je bosse. Elle aussi putain, et c’est pas ça qui suffit. Ca la fait rire doucement, secoue la tête. « Ouais. C’est ce que je dis, une nonne et ton Jésus personnel c’est ton travail » fière de sa blague, elle rayonne un instant. C’est pas grave, elle est ouverte Ivy, à tous les autres, habituée aux différentes personnalités, que ce soit Seth, Wini ou bien Kizuki, elle en a tout un cirque dans ses connaissances. Ghost ne changera pas tout ça.

Les mots deviennent un peu trop sincères, quand ils franchissent ses lèvres : regarde moi, comme un besoin vital de sentir son regard sur elle, sur tout son être, plus que de l’oxygène dans ses poumons. Il ne se fait pas prier Ghost et ça la fait sourire un peu plus. C'est facile ça, comme une vague de chaleur dans le corps, dans le cœur quand ses mots la touchent. Merci qu’elle voudrait murmurer mais à la place elle se contente de soupirer, étoiles dans les yeux, elle rejette une mèche derrière son oreille. Faut pas montrer que tout ça la touche, faut pas montrer que c’est son point faible. Alors elle enchaine Ivy, sur les deux animaux de Ghost. C’est aussi montrer qu’elle s’intéresse, qu’elle est plus qu’une jolie petite fille qui sait sourire et hocher la tête. Influenceuse, et des heures passées sur son téléphone à suivre les autres, noter dans un coin de crâne la moindre des informations qui lui seraient favorables. Civet, t'es cruelle. Peut être. Ou juste alors qu’elle n’était qu’une gamine avec un sens de l’humour douteux comme seule échappatoire. « Je te rassure je déteste le lapin » et comme presque tout le reste, l’idée de la bouffe qui lui donne envie de gerber.

Finalement elle relance la danse pendant que Ghost s’occupe du thé, retourne les questions qui font mal pour ne pas avoir à y répondre elle-même. C’est plus facile de tourner le sujet entre ses doigts, le regarder de l’extérieur plutôt que de le décortiquer. Tu te sens seul ? Elle oui, tout le temps, à chaque instant, même lorsqu’il y a une foule entière autour d’elle. Solitude mortelle, qui grimpe, grince, grignote, ça brûle dans son corps. Toujours un peu, jamais vraiment. J'en sais rien. Silencieuse elle le dévisage, le cœur qui bat trop fort, trop vite, il reprend. Ce soir ça allait, je bossais. Je pourrais te filmer ? Je me fais un stock de vidéos. Le travail. Ca aide. Beaucoup. Pas la solution idéale mais ça permet de noyer le poisson. Elle comprend dans un certain sens. Ouais. Elle comprend. Tu m'as pas répondu, tu sais. Mystère sur le bout des lèvres elle s’écarte du comptoir tourne sur elle-même, envahit l’espace comme elle sait si bien le faire. « Un stock de vidéo pour quoi ? » prend la pose, aguiche, joue avec ses cheveux. « Tu fais pas un porno quand même ? » encore une fois elle entend rien, dit de la merde, trop facile. « Les nonnes ça peut filmer des porno ? c’est pas contraire à votre éthique ? » elle se rapproche un peu, fait glisser ses doigts sur les mains de Ghost avant de lui prendre les tasses des mains, les poser sur le comptoir pour l’attirer vers elle. Elle l’entraine dans une sorte de dance étrange, pas trop proche, pas trop loin non plus. « Ce soir aussi ça va. T’es là. Je suis pas seule » murmure au creux de l’oreille avant de s’éloigner encore une fois, gamine insupportable.

« Ouais. C’est ce que je dis, une nonne et ton Jésus personnel c’est ton travail. »  Il hausse les épaules, défaitiste. Ouais, c'est comme ça, qu'est-ce que tu veux. Il a bien cherché un autre Jésus que son boulot mais il a l'impression qu'il pourrait retourner le monde entier sans jamais rien trouver, à part la Grande Faucheuse qui vient lui tapoter l'épaule de son long doigt décharné chaque fois qu'il cherche un peu trop désespérément. Il y a quand même un énième bouquin sur le bouddhisme qui prend la poussière sur sa table de nuit. Ivy plaisante mais elle n'est pas si loin de la vérité, l'idée de rejoindre un monastère lui a réellement traversé l'esprit, seulement il avait plutôt en tête un monastère tibétain perché en haut d'une montagne à peine accessible. Ça le fait encore fantasmer de temps en temps, l'idée d'aller se retirer tout en haut du monde là où personne ne viendra le chercher, là où il ne sera définitivement plus personne, plus James Sun en tout cas, là où il pourrait quasiment arrêter d'exister sans avoir à choisir la voie lâche du saut dans le vide. Jusqu'au jour où...

Mais il est là, maintenant. Il est là et Ivy sourit sous ses yeux, Ivy se tortille les cheveux et les replace inutilement derrière son oreille, appuyée lascivement contre le comptoir. C'est perturbant cette façon qu'elle a de jouer de ses airs de petite fille, parce que cette petite fille-là a oublié d'être une enfant. C'est sans doute pas étonnant qu'elle soit un peu déglinguée. Il ne connaît pas toute son histoire mais il sait qu'elle a été propulsée sous les projecteurs avant d'avoir la moindre idée de ce que ça signifiait. Il a eu de la chance, lui, il a eu une enfance de rêve. Peut-être qu'Ivy aussi pense ça de la sienne, il n'en sait rien, mais ça évoque plutôt un cauchemar à Ghost. Et y a qu'à voir le résultat, gamine grandie trop vite mais incapable d'être une adulte, une nouvelle Alice écartelée par des désirs contradictoires — et peut-être pas seulement les siens. Au moins Ghost n'attend rien d'elle. Rien d'autre qu'une réponse honnête à la question qu'elle a retournée à l'envoyeur.

Elle l'esquive encore même si elle sait très bien que Ghost la voit venir. La pauvre, elle voudrait s'amuser et il n'a rien de mieux à lui proposer qu'une soirée arrosée au pisse-mémé. Mais elle ne se laisse pas faire, l'affamée. « Un stock de vidéo pour quoi ? Tu fais pas un porno quand même ? Les nonnes ça peut filmer des porno ? C’est pas contraire à votre éthique ? » Le voilà désarçonné, l'éternel impassible, pas par les mots d'Ivy mais par ses mains qui se faufilent sur les siennes et l'attirent vers elle. Il n'a pas tellement l'habitude des filles entreprenantes, généralement son attitude suffit à leur faire garder leurs distances et au pire il a toujours la possibilité de prendre la fuite. Là, il est chez lui, qui plus est coincé entre les meubles de sa cuisine et Ivy. Il se sent un peu acculé, mal à l'aise quand il la sent se mouvoir si près de lui, pas tout contre mais suffisamment pour avoir fait éclater la bulle de sa sphère intime. Alors il se raccroche à ses questions vides de sens pour se redonner une contenance. Il la fixe de ses yeux noirs, l'ombre d'un sourire au coin des lèvres.  « Crois pas que ça me ferait peur de filmer un porno. » C'est surtout que ça ne l'exciterait même pas qui est emmerdant. D'un autre côté, ceux qui font ça toute la journée doivent être capable d'y rester aussi imperméable que lui... Seulement il y a une différence entre le fait de maîtriser ses désirs et l'absence totale de désirs. Les nonnes en ont sûrement plus que lui, elle se plante Ivy.  « Mais nan, je cherche juste des visuels pour mes concerts et peut-être de quoi faire un clip, je sais pas vraiment. Là j'amasse. » C'est le même procédé que les samples et les enregistrements de phrases musicales encore sans attaches qu'il stocke sans fin pour peut-être ne jamais les utiliser.

Il se crispe brièvement quand il sent le souffle de son murmure contre son oreille, mais elle le libère et il réalise que ce sont les mots qu'il attendait qui ont fini par tomber. « Ce soir aussi ça va. T’es là. Je suis pas seule. » Il ne sait pas si elle lui dit toute la vérité, mais c'en est au moins un fragment et venant d'Ivy, tout en poudre aux yeux, c'est sûrement plus qu'il ne pouvait l'espérer.  « Bon. Tant mieux. » Et la suite qui sort toute seule :  « T'aurais dû venir avant si tu te sentais seule. C'est toujours un peu trop vide ici. » Il entend sa propre voix, mais il a l'impression que c'est l'un de ses fantômes qui parle à travers ses lèvres.