Y a un début de migraine, qui pulse derrière ses tempes, un fantôme d’alcool qui embue son esprit. C’est pas raisonnable de téléphoner. Pas raisonnable parce qu’il a bu, pas raisonnable parce qu’ils marchent sur le fil du rasoir, pas raisonnable parce que Mihail va pas tarder à arriver. C’est pas raisonnable parce qu’il en a trop envie, aussi, parce que ça le fait rire, parce que ça tiraille, parce que c’est une mauvaise pensée, mauvaise pensée, mauvaise pensée, quelque chose qu’il parvient pas vraiment à chasser. Y a son pouce qui plane au dessus du bouton d’appel, le comme tu veux un peu résigné qui s’affiche. Il se sent un peu manipulé, il sait pas trop, il sait pas s’il a envie de savoir. Il pousse la couverture de son lit du bout des pieds, jette son bras sur ses yeux, finit par appuyer.

Casper décroche, éventuellement.

« T’es vraiment un abruti. » Il lui balance. Pas bonjour, pas merci, rien, juste sa voix un peu rauque et fatiguée, juste le bruit de son bouquin qu’il laisse tomber par terre, juste la trace d’un rien d’amusement dans la voix. T’es vraiment un abruti pour pas dire je suis content que tu décroches, pour pas avouer c’est n’importe quoi, pour pas lui dire qu’il était prêt à l’appeler alors même qu’il lui demandait de pas lui ordonner. Il est absurde, Eoin, parfois. Vachement trop débile. « Alors, Casper ? » Il ronronne son prénom, presque. « Satisfait ? »

Eoin l’est, lui, en tout cas.

Ça cogne. Le cœur qui se soulève, les yeux qui se fatiguent. Ça hurle, il lui pèterait les dents s’il était en face de lui. Ou pas, probablement, vu comme il aligne les mots sur le clavier, tournure inattendue à leur conversation d’apparence innocente. Juste pour les autres, sûrement, ceux qui n’ont pas compris, ceux qui n’ont pas vu, ceux qui n’ont pas senti les battements de cœur trop vifs et le souffle trop court. Il a reposé l’appareil, Casper, a rajusté ses lunettes sur son nez, repris le cours du roman qu’il est en train de dévorer, lui aussi, depuis sa chambre d’hôtel dans le New Jersey. Pourtant, il n’a pas la tête à ça, ses yeux bifurquent régulièrement vers le téléphone posé sur la table de nuit. Ridicule. Putain de ridicule. Quand Eoin se manifeste enfin, il laisse trois sonneries passer, déglutit bruyamment, frisson le long de l’échine. Il se déteste, il le déteste, la brochette de crétins qui se prennent pour des génies. Finit par attraper l’appareil d’un geste nerveux, soudain bien trop brusque pour la sérénité qu’il essaie de s’imposer.
Il parle trop, Eoin, lui d’ordinaire si discret, si secret sauf quand il s’agit de le rabrouer. Il parle trop et ça l’emmerde un peu, c’est ce qu’il dira si on lui demande. En attendant, ça le ferait presque sourire. Il se ravise au dernier moment. Satisfait, il ne l’est pas. « Extatique. » Mieux vaut mentir, toujours, on ne sait jamais comment Eoin pourrait utiliser la vérité, l’enrober, la dérober, comment il pourrait jouer avec les mots pour en tirer exactement ce qu’il souhaite. Il ferme le bouquin d’Harper Lee, l’oiseau moqueur attendra encore un peu avant qu’on ne lui tire dessus. « Il n'y a rien de plus agréable que de se donner de l'ennui pour une personne qui en vaille la peine. » Il souffle, sourit, ça s’entend. Ça l’emmerde. Et d’autres choses. « C’est Proust qui a écrit ça. » Il aimerait parler davantage, lui dire qu’il est dans le New Jersey, qu’il neige à gros flocons, que c’est à des années lumières de Savannah. Ce serait développer à outrance. Ce serait lui laisser comprendre qu’il est heureux de lui parler. Il refuse. Trop d’arrogance.

Extatique, souffle la voix de Caz et ça fait rire Eoin, tout bas. Il sait pas trop pourquoi il rit, si c’est l’absurdité de la situation ou l’absurdité de Casper ou l’absurdité de tout, mais il se marre, le téléphone coincé entre l’épaule et le cou alors qu’il se tortille pour ouvrir la fenêtre, tâtonne pour tenter de s’allumer une cigarette. Il se crame les doigts, jure un peu, finit par abandonner. Il arrive pas à écouter Casper, à activer son briquet et à tenir la clope en même temps, signe avant-coureur de son état exact d’ébriété. C’est pas glorieux, définitivement. Heureusement que y a personne pour voir ça.

« Tu ne peux pas continuer de me le vendre alors que tu n’es pas là pour me prêter le bouquin dont tu m’as parlé, tu sais. » Il souffle, gentiment. Elle est trop douce, sa voix, à ce moment-là, comme s’il regrettait que Caz soit pas là, comme s’il avait envie qu’il soit là plutôt qu’en train de skier, comme si, comme si, comme si. Trop de si. Il veut pas penser. « Je me dis qu’en terme d’ennui c’est Goethe qui a écrit la citation qui te ressemble le plus, tu sais. » Ça n’a rien à voir, en réalité, mais il y pense parce que lorsqu’il a lu cette phrase, c’est à Pryce qu’il a pensé, alors même que ça faisait des années qu’il ne l’avait pas vu. « Tu sais ? Où trouve-t-on meilleur remède contre l’ennui qu’au théâtre ? Quelque chose comme ça. »

C’est pas remède, il est presque sûr, mais il arrive pas à remettre le doigt sur la citation exacte, écarte ça d’un geste de la main que Pryce ne peut pas voir.

« Casper. Si moi je suis loquace à cause de ma commotion cérébrale, toi c’est pourquoi ? »

Et il sait que c’est une question pertinente à poser.

Y a le rire d’Eoin qui s’engouffre dans le combiné et Casper se mord la lèvre, s’enfonce un peu plus dans son oreiller qui sent trop fort la lavande. Se retient de se marrer, aussi, quand il comprend qu’il essaie d’allumer une cigarette mais n’y arrive pas. Beaucoup, beaucoup trop ivre. Comme pour le narguer, il attrape son propre paquet, glisse une clope entre ses lèvres et l’allume. Il n’a pas le droit, en théorie, mais il n’a jamais été très bon pour respecter les règles. Une aspiration, un rire étouffé quand il parle de Goethe. S’ils jouent à ce jeu-là, ils risquent d’y passer la nuit. « Un homme sage, assurément. » Comme nous, presque comme nous. La fumée qui l’entoure, le submerge, les yeux trop rouges et la gorge trop sèche qu’il racle doucement alors qu’il le questionne. Il se lève, va chercher un verre dans la salle de bain, laisse les cendres tomber à l’intérieur. Un moment de silence, pas sûr de vouloir répondre tout de suite, mettre des gouttes d’huile sur le feu. Il s’arrête à l’entrebâillure de la porte, pose son cendrier de fortune sur la table de nuit, près de la lampe. « Je m’ennuyais. »
C’est faux, Eoin le sait. C’est faux parce que les gens comme Casper ne s’ennuient pas, trouvent toujours une activité, même la plus simple, même la moins intelligente, les mains et le cerveau toujours en activité pour éviter de se noyer dans leurs démons imaginaires. Les yeux qui décrochent un instant, se posent sur son blouson un peu plus loin, même ici il a réussi à se procurer de la drogue. Si Eoin savait. « C’est plus poétique de dire ça, non ? » Plus poétique que d’avouer qu’il pense à lui et qu’il ignore pourquoi, les joues roses alors qu’il s’allonge de nouveau sur le lit, la cigarette qui pend des lèvres.

« Je suppose. » Il répond. Il entend la molette du briquet et il tire la couette sur lui. Il a pas le courage de refermer la fenêtre mais il a froid, il a peut-être un peu chaud aussi, en vrai, il sait pas. Casper lui sert de la poésie mais il est pas sûr qu’il connaisse ça, les relations poétiques, il est pas sûr que ça existe les envies poétiques, non plus. Y a des envies de toute sorte mais il est pas certain que poétique soit vraiment un genre en soit. Surtout pas eux. Surtout pas entre eux. Pourquoi pas entre eux. « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or, tu connais la chanson. » Il murmure, doucement. Il sait pas trop ce qu’est la boue, dans le cas présent, si c’est l’ennui feint ou l’ivresse redoutable, si c’est la chose incertaine qui se dessine ou toutes les choses qu’ils ne devraient pas se dire mais qu’ils se disent quand même. Il n’en a aucune idée, en réalité. Ce n’est pas très grave. Il a eu raison de lui balancer une pique, Casper, parce que c’est vrai que pour un type qui aime pas le français il en connaît un sacré bout sur les écrivains français. C’est pas sa faute à lui, pas vraiment, la poésie est jolie et le théâtre aussi, et peut-être qu’il retentera d’apprendre le français quand il aura le temps, dans quelques années. Y a des applis pas dégueu pour ça sur téléphone et puis il a toujours appris rapidement. Ça viendra sans doute. « Je ne suis pas quelqu’un de très poétique, je crois. »

Ça lui tire un sourire de l’entendre déclamer du Baudelaire, même si c’est hésitant, même si sa voix traine un peu, la faute à l’alcool, sûrement. « Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte », la voix qui murmure en réponse à la sienne et l’écueil auquel il se heurte aussitôt lorsqu’Eoin avoue ne pas être poétique, mensonge agaçant, manie perturbante de toujours dévaloriser ce qu’il peut apporter au monde. C’est pour ça qu’il ne fait rien. C’est pour ça que Casper non plus. Trop bien accordés, trop ressemblants, nés à un monde d’écart mais avec le même sang. Il tire une bouffée de tabac, recrache la fumée en petites volutes rondes au-dessus de son sommier. « Tu as tout d’un poète, Taggart », âme torturée, squelette vivant, ombre rampante. Qu’il aimerait qu’il soit près de lui, ça lui fait un trou au cœur, ça lui perfore le cerveau, petits coups de poinçons dans une caboche déjà trop amochée. L’envie de coke au bord des lèvres, au bord du nez. Les yeux qui se ferment, soupir. « Je suis fatigué », il ose lâcher, conscient qu’il ne devrait pas se plaindre, que sa situation ne le lui permet pas, qu’il aurait beaucoup de gens à doubler avant de passer premier dans la file des sans espoirs, des réduits en miettes. « J'aime te parler. » Ça se faufile de sa bouche malgré lui, la flemme de reprendre le compliment lancé, le flirt même plus dissimulé. Il aime lui parler et il lui plait et ce serait beau si ce n’était pas pathétique, s’il n’était pas fermement décidé à ne rien montrer, à se contenter du peu d’amour, d’amitié, que lui donnent Nova, Juno, se demander laquelle des deux déchiquettera l’autre en premier. Aucune. Il lui plait. « Oublie. Je suis fatigué. » Oublie, j’ai dit des conneries, la voix qui traine, presque silencieuse, presque trop faible mais pas suffisamment. Il sait qu’il a entendu, il sait qu’il a compris.

« Plutôt scientifique ou nouveau saint, Pryce, alors ? » Il étend les jambes et y a quelque chose de beaucoup trop paisible sur son visage, de beaucoup trop doux, de presque tendre. Il est pas moins saoul, pas moins triste, pas moins fatigué, mais il se sent moins seul, moins désespéré, moins comme un type pathétique qui a été gerbé dans la boîte aux lettres du mec qui l’a brisé des moins auparavant. « J’aime te parler aussi. Même fatigué. » C’est pas la peine de se voiler la face. Il se sent plus centré, moins sur le point de se laisser couler, moins à quelques secondes de s’effondrer. C’est peut-être aussi de savoir que Mihail va pas tarder, peut-être aussi de savoir qu’il a demandé et que son colocataire a répondu présent, peut-être. C’est pas que ça, il s’en rend bien compte, parce que y a une protestation qui lui remonte dans la gorge quand on lui intime d’oublier, quelque chose de puéril, quelque chose d’enfantin, quelque chose qu’il ne lâche pas, finalement, évidemment pas, mais auquel il pense, bien sûr. Oublie, et c’est stupide comme demande. Oublie, oublie, oublie, il a pas envie d’oublier. « Je suis bourré. » Comme une réponse. Casper est fatigué et lui torché, ça veut rien dire, c’est ça ? Ce serait se voiler la face que de balancer ça. « Je suis pas bon pour oublier, Casper. »

Il lui plait et ça cogne, il lui plait et ça vrille, arrache les ongles, plante des lames, ça fait mal autant que ça fait du bien, l’impression de ne pas être seul alors qu’il n’a personne autour de lui. Il aurait pu appeler mille autres personnes, ce soir, se rapprocher de plein d’autres gens, envoyer une photo de sa bite à Tito ou un message à Atlas pour savoir s’il tenait le coup sans lui. Il aurait pu faire l’amour à distance avec ce connard de latino qui lui pique sa came, s’angoisser pour ceux qu’il a laissés derrière, même si c’est juste pour une semaine, même s’il sera revenu bien assez tôt. Il aurait pu sortir, rencontrer des gens, baiser avec une nana dont il ne connaît rien dans les chiottes d’un pub miteux.
Mais il est là.
Il est là et la voix d’Eoin est trop douce, il est là et la question est trop belle, trop lui, trop eux, cérébrale et réfléchie, la fumée qu’il souffle encore plus bruyamment qu’à son habitude lorsqu’il répond « je n’ai jamais rien eu d’un saint », il le sait, ça n’est un secret pour personne, pas même pour ceux qui ne le connaissent pas. Il aimerait être ivre, lui aussi, pour ne pas comprendre l’aveu réciproque, pour ne pas le recevoir en frissonnant, pour ne pas poser les yeux sur le plafond et l’imaginer à côté de lui. « N’oublie pas, alors. » S’il n’est pas bon, il n’a qu’à pas le faire. Après tout, il n’a jamais aimé suivre ses consignes. Le bout des doigts de sa main libre pianote doucement sur son ventre, ses yeux scrutent le néant. « L'amour est la fumée qu'exhalent nos soupirs. » C’est un murmure qui se paume dans le combiné alors qu’à son tour, enfin, il soupire de nouveau.

Il rit, tout bas, lorsqu'on l'invite finalement à ne pas oublier, passe une main sur son visage, se redresse, lentement, pour mieux se blottir contre son oreiller. Y a trop de peut-être dans sa tête, peut-être que c'est un jeu, peut-être que c'est plus, peut-être que c'est dangereux, peut-être que c'est naturel, peut-être que c'est tout ça et rien à la fois, peut-être que c'est juste un instant, une seconde, suspendue dans le vide, à des kilomètres l'un de l'autre mais dans la même bulle d'univers. Peut-être, peut-être, peut-être. Il sait pas. Il veut pas savoir, buter sur un peut-être, penser à un après.

Il sourit, lorsque Casper cite Shakespeare, sourit de plus belle, lorsqu'il reconnaît la pièce. Il pourrait rebondir, continuer, le attisé manque de rouler hors de sa bouche mais il le ravale. Il y a cette autre citation qui tourne dans sa tête, colle au surréalisme de la situation, à la voix trop douce dans la bouche de Casper et aux nuages qui roulent dans le carré de la fenêtre entrebâillée.

« Nous sommes de la même étoffe que les songes, » Il marque une pause, hésite, oscille. C'est la Tempête, évidemment, quoi d'autre, il savoure les mots qu'il a lu et relu trop souvent. « Et notre vie infime est cernée de brouillard. »

Il ferme les yeux, une seconde, profite du silence.

« Il y a du brouillard, dans ta contrée lointaine ? »

Tu as du brouillard, toi, tout autour de la tête ?

Incongru. C’est incongru et c’est doux et c’est contemplatif, d’écouter la voix d’Eoin Taggart ronronner dans le téléphone, d’avaler ses mots comme s’ils étaient une vérité absolue, quelque chose d’acquis, d’infini, comme s’ils étaient les deux seuls être humains vivants sur terre à cet instant et qu’il était tout à fait nécessaire de communiquer ensemble pour combler le silence. Il ne rit pas, Casper, les yeux plantés au plafond, il ne rit pas parce qu’un bout de lui a peur de rendre les choses trop réelles, trop douloureuses, parce que le retour à la vraie vie sera infiniment plus compliqué s’ils effacent toutes les barrières. Et pourtant Eoin cite La Tempête, fout tout par terre, passe un coup de balai sur ses ambitions, ses motivations, sur ses peurs aussi. Qu’il est doux d’avoir l’impression qu’un moment compte plus qu’un autre. Que ce moment compte.
« Oui », oui il y a du brouillard, oui ma contrée est lointaine, trop lointaine. Le tabac a éraillé sa voix, éraflé des voyelles, oui, un bruissement dans les feuilles, la main qui appuie davantage le téléphone contre son oreille, comme pour l’intimer de ne jamais partir. « Mais moins que d’habitude, crois-moi. » Cocaïne. Il en a envie, terriblement. S’il reste en ligne, il ne s’en fera pas une sur le rebord du lavabo. Il ne plongera pas, pas ce soir. Tout sauf ce soir. « Tu dois avoir d’autres choses à faire de ta soirée, Taggart. » Le repousser pour qu’il reste, encore. Il compte trop sur son esprit de contradiction, la voix trop douce lorsqu’elle se brise sur son nom de famille. « Pourquoi tu me parles, dis ? » Pourquoi tu nous fais ça ?

Casper, fatalement, pose les questions compliquées. C'est une habitude, chez lui, de mettre le doigt où ça coince, le doigt où ça fait mal, le doigt où ça dérange. Pourquoi tu me parles, il demande, et peut-être Eoin hésite une seconde à lui parler de Jem et de la déception et du dégoût et toutes les choses qui fait qu'il ne mérite pas qu'on se souvienne de lui, qu'il ne mérite pas qu'on lui adresse la parole. Il ravale sa confession, parce que c'est trop douloureux et trop honteux, parce qu'il faudrait parler de la gerbe et de la boîte aux lettres et de combien il veut se venger de ne pas être à la hauteur. Il est ridicule. Il le sait. Il est ridicule et terriblement seul et c'est peut-être ça qui le pousse à parler.

« Mon colocataire me ramène des chips. » Il répond, et c'est pas vraiment une réponse en réalité. « C'est mon programme de la soirée. »

Il élude le reste, la trace d'inquiétude dans les messages de Mihail et la chaleur qu'il a ressenti lorsqu'il lui a dit qu'il revenait. Il passe sous silence, parce que c'est précieux et à lui, parce qu'il craint de tout gâcher s'il devait le verbaliser.

« Elle est difficile ta question. » Il ajoute finalement, parce que c'est vrai, parce que c'est le cas, parce qu'il pourrait lui dire qu'il y a moins de brouillard quand il lui parle, parce qu'il pourrait lui dire qu'il lui rentre sous la peau, parce qu'il pourrait lui dire qu'il a besoin de se sentir moins seul au monde pour une seconde, pour pas faire une connerie. Il pourrait. C'est pas ce qu'il fait.
« Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres. » Il débute, sans finir. C'est une réponse comme une autre, parce qu'ils sont un peut-être et qu'Eoin l'a bien saisi, un presque, un à peu près, parce qu'ils sont au sommet des montagnes russes, à attendre de dévaler. Parce qu'il n'a pas besoin de lui réciter tout Rimbaud pour le lui faire entendre. « Je pourrais te retourner la question. »

Il ne le fait pas, pourtant.
Il attend.

Problèmes illusoires d’adolescent qui aurait mal grandi, trop vite, trop brusquement. Des chips, ça semble ridicule. Connaissant Eoin, il serait surpris si un simple paquet de chips suffisait à résoudre ses problèmes, à effacer l’ardoise, repartir de zéro. Il le sent dans ses silences, dans ses soupirs, dans la manière qu’il a de vouloir lui parler mais au final de ne rien dire. Et lui aimerait lui demander, aimerait tellement, savoir ce qui l’agite, ce qui le secoue, le ressac auquel il se confronte, il aimerait comprendre, il aimerait savoir. Pour lui prodiguer le bon remède, le soigner, le réconforter. Stupide, c’est stupide. C’est la raison pour laquelle il se tait, il ignore, il se contente de l’écouter parler, encore, encore, encore. Il se souvient maintenant de ce qu’il écrivait quelques instants plus tôt, le prof obsédé par sa participation orale. C’aurait moins été le cas s’il n’était pas aussi intéressant.
Rimbaud dévale de ses lèvres et ça lui serre le cœur. Il a envie de l’entendre réciter pendant des heures, s’adonner à cette idiote joute verbale, tout pour entendre sa voix, enregistrer, appuyer sur lecture. Tout pour ne pas attraper le sachet dans son blouson. « Ce n’est pas une réponse », il souffle. C’est juste un moyen de le déstabiliser, encore. Un moyen de le foutre à genoux, de l’achever sans lui montrer aucune merci. « Conquête trop aisée est bientôt méprisée », il est reparti sur Shakespeare, toujours trop traditionnel, toujours trop simple, toujours trop. Les yeux dans le vague, dans le plafond, dans le vide. La tête en l’air. « Eoin », il murmure. Eoin, comme une prière.

« Tu me compares à une fille facile, Casper ? » Il est pas vexé, malgré tout, amusé, plutôt, par ce retour sur Shakespeare. Il sait que Casper le provoque. Il sait qu'il cherche une réaction, il sait qu'il réussit, même s'il ne peut pas le voir à travers le téléphone, parce que son cœur rate un battement lorsqu'il entend son prénom, parce que son cœur se pète la gueule quand son prénom franchit sa bouche. Ça pique, dans ses yeux et dans sa gorge, parce que y a quelque chose d'étrange dans la voix de Casper, quelque chose qu'il ne reconnaît pas mais qui l'émeut, quelque chose qui le renverse. Il ouvre la bouche, une seconde, une rougeur sur les joues, déglutit difficilement, un son sec dans le combiné lorsqu'il se redresse, trop rapidement, et sa tête qui tourne. Y a trop de mots qui se presse dans sa bouche, trop d'émotions qui se pressent dans son cœur. « Casper. » Il appelle, gentiment, pour être certain d'avoir son attention. Casper, Casper, Casper, y a tout qui tourne et il ferme les yeux. Y a une fragilité dans sa voix lorsqu'il s'exprime enfin, quelque chose de cru, de nu, de sincère, les côtes écartées comme des ailes pour mieux contempler la chair tapie à l'intérieur. « Or, du fond de la nuit, nous témoignons encore, de la splendeur du jour et de tous ses présents. Si nous ne dormons pas c'est pour guetter l'aurore, qui prouvera qu'enfin nous vivons au présent. »

Il y a quelque chose de désespéré à s’accrocher à ce téléphone, à lire des choses dans les mots d’Eoin, interpréter les symboles, quelque chose d’idiotique et de terriblement frustrant. Peut-être que c’est fait pour être comme ça, eux deux à l’autre bout du continent, treize heures qui les séparent. Ils feront quoi quand ils seront de nouveau dans la même ville, qu’ils graviteront autour des mêmes personnes, regarderont les mêmes étoiles ? Ils feront quoi quand ils auront la ville sous leurs pieds et de nouveau l’envie d’hurler au bord des lèvres ? Y a trop de choses, à Savannah. Trop de choses et trop de gens, beaucoup trop qui ne les comprennent pas, ou pas comme ils se comprennent et dieu que le monde serait plus simple s’il n’était rempli que d’eux, de gens qui s’observent dans les yeux en se déclamant des poèmes. On est sous le même ciel, il aimerait lui dire, on est sous le même ciel et c’est déjà pas mal, même si on est trop loin. Beaucoup trop loin, ça le pince dans sa chair. Il se demande ce qu’il a bien pu faire de lui, au fil des mots. Ce qu’il a bien pu laisser de sa carcasse.
Son prénom le fait frémir, son bras libre tombe lourdement sur le dessus de lit, les doigts qui serrent un peu le tissu. Un peu trop, phalanges déjà blanches. « Tu n’es pas une fille facile, tu es un garçon compliqué. » Comme moi, il voudrait ajouter, mais ça enlèverait de la poésie à la phrase et ça il le refuse. C’est juste un garçon compliqué qui récite des poèmes à un presque inconnu la nuit, par téléphone. Il aimerait faire pareil, continuer, mais son cœur se soulève, mais son épiderme vibre un peu trop. « J’te dis bonne nuit ? » Non. Non. Non. S’il raccroche, y aura trop de choses, dans sa tête, dans ses mains, la dope qui courra dans les veines, la redescente dans une petite heure, pas plus, le pouls trop rapide, le teint trop pâle, les suées. « Je reviens dans trois jours. » Trois jours, c’est rien à attendre. Rien de plus insurmontable que ce qu’ils affrontent déjà en ce moment. Je reviens dans trois jours, ça sonne comme une demande, un souhait. « Puisque tu es mauvais pour oublier les choses, n’oublie pas ce soir, s’il te plait. »

Compliqué, ça tourne et ça retourne et c’est pas faux, pas vraiment. Il est compliqué, difficile à vivre, difficile à supporter, difficile à aimer. Il le sait déjà, c’est pour ça que la plupart des gens restent pas, pour ça que sa famille est presque composée d’étranger, pour ça que son cercle social est restreint aux gens qui lui permettent de respirer. Il les compte sur les doigts d’une main, Ronnie, Mihail, pas grand-chose d’autre, pas grand-chose de plus, pas beaucoup d’autres personnes avec qui il ne feint pas, avec qui il ne joue pas au moins un peu un rôle, au moins un peu la vie d’un autre. Ronnie, Mihail. Point. Et puis Casper qui débarque et qui fout le bordel, Casper qui débarque et qui lui récite de la poésie au téléphone. Il ferme les yeux, quand Casper lui parle d’aller se coucher, et y a le point d’interrogation dans sa voix qui lui fait froncer les sourcils. Bonne nuit ? Non, pourquoi ? Eoin dort pas, Eoin compte pas se coucher et il se demande si, finalement, il a réussi à foirer même ça.

« J’ai encore du temps devant moi. » Il répond, tout bas, et il espère qu’il n’a pas l’air trop avide ou trop désespéré, une main crispé au niveau de son ventre et les jointures presque blanches autour du téléphone. « Force-moi à m’en rappeler, si tu crains que je te chasse de mes pensées. » Il pousse et il y a une note de défi dans sa voix, quelque chose qui exige, qui demande, qui propose. « J’ai ma soirée de libre, le lendemain de ton retour. »

C’est un rendez-vous, peut-être. C’est une invitation, dans tous les cas. Une main tendue à travers le combiné qu’il espère que Caz attrapera.

Ne raccroche pas. Trouve n’importe quelle excuse mais ne raccroche pas. Il aimerait, vraiment, beaucoup. Donner des airs d’éternité à cette soirée surréaliste, à cette conversation avec un garçon intelligent qui attend patiemment dans son plumard que son colocataire ne rentre avec des chips. Il a encore du temps, ça serait facile de grappiller des secondes supplémentaires, de demander un sursis. De ne pas céder trop facilement aux sirènes de ses addictions, de ses névroses, du nuage noir qui flotte au-dessus de lui. À se demander comment il fait pour marcher la tête haute, pour sourire en permanence, pour faire des doigts d’honneur comme il distribuerait des compliments. Il rit un peu lorsqu’Eoin lui tend la perche. L’invite à formaliser le rendez-vous. Il ignore ce qu’ils sont en train de faire, pourquoi il a l’impression qu’il tombe, pourquoi il a l’impression qu’il vole. « On se voit ou on fait encore ça par téléphone ? » Toujours l’humour, toujours le recul, prendre son élan pour sauter plus loin, pour s’abandonner davantage.
Un silence, il écoute sa respiration à l’autre bout du fil, à l’autre bout de l’Amérique. Jamais Savannah ne lui avait autant manqué. Il se l’imagine, par flash, allongé dans son lit à moitié dessapé, pas suffisamment sobre pour comprendre vraiment ce qui leur arrive. Il l’imagine et ça lui tire un sourire, ça lui donne une envie, ongles toujours serrés sur le linge de lit. « Si j’étais près de toi, je t’embrasserais. » Il le ferait parce qu’il en a envie, il le dit parce que ça sort tout seul, parce que ça se précipite hors de sa bouche, que ça vient dans un élan naturel, que c’est beau et qu’il n’a jamais su retenir la vérité quand elle était trop forte, trop tempétueuse. « Bonne nuit », il glisse, sans lui laisser le temps de répondre, éloigne le combiné pour appuyer sur le téléphone rouge, raccrocher définitivement. Même plus envie de coke. Envie d’autres choses, par contre.