« Pourquoi tu pleures ? » La gamine sursaute, se retourne brusquement, le visage inondé de larmes. Sa mère se rapproche un peu, s'agenouille à sa hauteur pour effacer quelques perles salées à l'aide de son pouce. Elle semble sobre – pour une fois. Barbra a rapidement appris à discerner sobriété et ivresse ; elle sait même déjà faire la différence entre les différentes espèces de bière. « C'est Tony, il m'a quitté pour Sheryl. » D'autres larmes s'évadent, enfant qui s'imagine ressentir la pire peine au monde alors même que son cœur a déjà été trop souvent martelé et qu'il le sera encore de trop nombreuses fois. Elle l'ignore, Barbra, que ce sera pas sa dernière peine de cœur, mais du haut de ses 12 ans, cette amourette qui avait duré à peine trois semaines avait été la plus belle de toute sa vie. « Oh, ma chérie, viens là. » Les bras écartés de sa mère sont trop accueillants pour qu'elle résiste malgré la méfiance qu'elle ressent. Elle est rarement comme ça, aussi gentille et avenante avec elle et elle se dit qu'il y a forcément quelque chose qui cloche. Pourtant elle cherche pas plus loin, a besoin d'affection plus que jamais. Sa mère pose alors ses mains sur ses joues et la fixe dans les yeux. « Faut pas pleurer, Barbra, je t'ai déjà dit que t'étais pas jolie quand tu pleurais. » L'adolescente réprime quelques sanglots, renifle. « Tu sais.. même si t'es pas très intelligente, c'est pas grave. Parce que t'es belle, Barbra, que tu le seras encore plus en grandissant, et qu'il y a que ça qui compte, que c'est comme ça que t'auras ce que tu voudras dans la vie. » Elle hoche la tête, la gamine, convaincue par ce discours qu'elle entend régulièrement, convaincue d'être rien d'autre qu'un physique, qu'une coquille vide destinée à être exposée et admirée. Elle frotte les larmes encore sur ses joues à l'aide de ses manches avant de sourire à sa mère. Elle a raison, parce que c'est sa mère et que les mères ont toujours raison de toute façon, alors faut pas qu'elle pleure, jamais, parce que sinon elle sera moins belle et qu'elle a que ça pour elle. « Ça va mieux ? » Hochement de tête, l'adolescente semble avoir déjà oublié la peine de cœur qui l'avait tant chagriné – probablement grâce à la présence pour une fois apaisant de sa mère. « Tu veux qu'on passe la Saint-Valentin à deux ? » Et elle a jamais autant souri qu'à ce moment là, Barbra. Ça paraît irréel, sa mère sobre, sa mère qui veut passer du temps avec elle alors qu'elle a toujours eu mieux à faire, qu'elle a toujours préféré passer du temps avec ses copains. « Et Andrew, il sera là ? » Andrew le nouveau copain de sa mère, il a l'air gentil, celui-là, ou en tout cas, suffisamment gentil pour rien faire de bizarre avec elle, pas comme l'autre copain avant lui. « Non, c'est qu'un con, comme tous les hommes, tu vas vite le comprendre Barbra.» Peut-être qu'elle a raison mais en attendant, elle est quand même déçue, parce qu'elle aurait trouvé ça chouette que sa mère reste avec lui, parce qu'elle a peur de ce que sera le prochain copain. « Ce sera rien que toi et moi ce soir, ma chérie. Allez, viens, on va se faire des tresses et passer la soirée à se maquiller, d'accord ? » Elle rayonne, Barbra, plus heureuse qu'elle ne l'a jamais été, le cœur qui s'emballe au point d'exploser. Elle hoche la tête rapidement, prend la main de sa mère alors qu'elle la guide vers sa chambre pour la coiffer. Et c'est ça, finalement, ce qu'elle a toujours voulu, qu'elle s'occupe d'elle, qu'elle l'aime et qu'elle le lui montre, sans l'alcool, sans les copains, sans les mots blessants. Elle veut rien d'autre que du temps avec elle. Et c'est ça, le bonheur, le vrai, celui qui lui donne l'impression que rien n'ira jamais mal, même si c'est un mensonge – elle veut bien s'enfermer dans cette bulle en espérant qu'elle crèvera jamais – et si le reste de sa vie se résume à des moments comme celui-ci partagés avec sa mère, alors la gamine sera heureuse pour toujours.