Les cheveux en vrac et la chair de poule à cause de l'air trop frais, elle a beau tirer sur sa jupe trop courte rien n'y fait – franchement on a pas idée de faire des uniformes pareils. Le seul avantage c'est que le taxi s'arrête dès qu'il la voit et il ne s'offusque même pas quand elle aboie l'adresse sans un bonjour ni un s'il vous plaît. Elle a le regard noir et les traits tirés, la rage jusque dans ses poings crispés. Ça l'emmerde de bosser au service de clients trop chiants, ça l'emmerde encore plus quand c'est le soir de la Saint Valentin et qu'ils exigent un haut standing alors qu'ils viennent dans un putain de diner en bord de route. Ils avaient qu'à économiser pour un vrai restaurant au lieu de venir la faire chier parce que leur viande est trop cuite et leur accompagnement trop froid, parce qu'elle sourit pas assez ou parce qu'elle les envoie chier. Ils l'ont tous foutue à cran et quand un client seul s'est risqué à lui effleurer la cuisse elle a fait claquer sa tête dans son assiette.

Virée, qu'ils ont annoncé devant toute la salle.
Allez tous vous faire enculer, qu'elle a répondu en renversant des chaises sur son chemin vers la sortie.

Et comme si ça suffisait pas son taxi s'arrête, laisse monter un couple qui se grimpe à moitié dessus juste à côté d'elle. Les bruits de bouche la font grimacer et les coups de coude involontaires pulvérisent tout espoir de la voir rester calme. « PUTAIN MAIS VOUS VOUS FOUTEZ D'MA GUEULE ! ARRÊTE LA VOITURE TOI. » Elle beugle jusqu'à ce que le conducteur obéisse et elle sort comme une furie, les bras refermés autour de sa carcasse alors qu'elle finit le chemin à pieds.

Quand elle arrive à destination elle a froid, elle a faim, elle est épuisée et énervée contre le monde entier. Saint Valentin de merde et couples de merde et comme si ça suffisait pas, y a une fille de la bande qui a désobéit et qui s'est dégoté un rencard. Elle l'incendiera demain, ce soir elle n'a plus qu'une envie : aller mourir sous sa couette et gueuler dans son coussin jusqu'à extérioriser toute sa rage. Pourtant quand elle arrive en haut de l'escalier elle voit la porte de Kanye entrouverte, sa petite silhouette qui se devine dans l'entrebâillement. « Qu'est-c'tu fous toi ? Va dormir. » Au lieu de s'exécuter il ouvre en plein et s'avance de quelques pas, ses grands yeux levés vers elle. « Mais je t'attendais.. » Elle fronce les sourcils, ne prend même pas la peine de répondre avant d'attraper sa main un peu trop fort le tirant jusqu'à sa chambre pour le forcer à se recoucher. « Non, maman, maman, attends ! » Elle n'a pas assez de patience pour l'écouter, l'allonge et remonte les couvertures sur lui dans des gestes brusques. « Maintenant tu la fermes et tu dors. Bonne nuit. » Elle se tourne pour partir mais dans son dos elle l'entend bouger, soudain il lui attrape le poignet et elle fait volte-face en le fusillant du regard, prête à l'engueuler. Il la devance. « Aujourd'hui c'était la, la fête des amoureux. » Putain il va pas s'y mettre. « Qui t'a raconté ça encore ? » « Lily. » « Bah c'est une grosse conne, on s'en fout va t'coucher. J'le redirai pas. » Son air meurtrier suffit à le faire hésiter, elle le voit tanguer d'un pied sur l'autre, mais il la lâche pas. Il veut parler mais il ose pas et il est en train de lui mettre les nerfs à vif. « Qu'est-ce t'as putain ? » Peu importe ses mots et son ton, il n'a pas peur, il arrive même à sourire. Il est trop habitué à l'agressivité de sa mère pour s'en formaliser et sûrement qu'à force il connaît toutes les insultes qui existent. « Ben, vu que toi, toi t'as pas d'amoureux, j'ai un cadeau. T'es toute seule alors moi j'te fais un cadeau. » Il trébuche un peu sur les mots, se répète et l'exaspère, pourtant elle peut pas s'empêcher d'être intriguée.

Elle n'a pas le temps de répondre que déjà il la lâche et s'éloigne, le temps de lui ramener un dessin et une fleur à moitié écrasée. C'est plus fort qu'elle, ses lèvres qui s'étirent sans qu'elle puisse les en empêcher, son regard qui s'illumine un peu. Quand elle pose les yeux sur lui à nouveau il a l'air fier de lui, avec son sourire trop grand pour son visage et sa façon de s'agiter sur place. « Couche-toi. » Ça sonne comme un ordre mais elle s'est radoucie, l'accompagne jusqu'au lit et se couche à ses côtés, enroule un bras autour de lui pendant que l'autre se lève pour tenir le dessin au-dessus de leurs têtes. « Tu m'expliques c'que c'est ? » Il se met à parler parler parler, et cette fois elle ne tique même pas sur ses balbutiements et ses phrases mal construites. Elle se contente d'écouter, attentive, leurs rires qui se font écho et les murmures échangés comme des secrets. Elle le sent se ramollir contre elle, sa tête appuyée contre son épaule, sa main accrochée à son t-shirt alors qu'il ferme les yeux par intermittences. Quand elle glisse un « bonne nuit » il répond qu'il l'aime et elle le serre un peu plus fort contre elle, se tord le cou pour coller un baiser sur son front. Y a des fois où elle se dit qu'elle le déteste, et puis y a ces moments-là, où elle sait qu'elle n'aimera jamais personne autant que lui.