Le téléphone qui vibre sur la table de chevet la tire de sa sieste, alors qu'elle a veillé toute la nuit pour suivre un abrutis - encore. Elle râle, soupire, attrape le combiné et décroche sans regarder qui l'appelle.

— QUOI ?! Qu'elle beugle, la voix froissée par le sommeil.
— Vous allez recevoir un appel en PCV d'un détenu de la prison de Savannah, acceptez-vous l'appel ?

Gros blanc. Elle se redresse brusquement et décolle l'appareil de son oreille pour regarder l'écran. Son cœur qui se serre, ses tripes qui se nouent. Elle ne s'y attendait pas. Une appréhension inattendue la saisit à la gorge. Elle finit par accepter l'appel. Elle se lève et se met à faire les cent pas dans sa chambre, nerveuse.

— Allô ? Nash.. ?

Il lui manque, putain.
Crétin.

le doigt glisse sur le dernier numéro, comme pour vouloir y échapper. les mains tremblantes, les tripes nouées, l'appréhension étouffante. t’es même pas sûr que ce soit une bonne idée. t’es même pas sûr qu’elle ait envie de te parler. t’es même pas sûr qu’elle veuille encore de toi. mais toi, t’as besoin d’elle, nash. égoïstement, t’as besoin de te raccrocher à elle pour te rassurer, pour t’apaiser. pour te sauver. décroche, décroche, décroche.
putain décroche…
— allô ? nash.. ? et merde.
ça devrait pas faire si mal de l'entendre.
— mads ?
bien sûr que c’est elle. c’est son numéro que t’as fait, c’est bien sa voix que tu reconnais, que t’entend. c’est bien sa voix même si tu la reconnais pas bien, déformée par le combiné surannée, par la trop grande distance que tu viens soudainement de réaliser.
— je te dérange pas ? t’es toute seule ? dis mois t’es pas avec lui. dis moi qu’il a pas encore tout gagné.

— Mads ?
Comment ça, "Mads" ? Elle fronce les sourcils, pourquoi il a l'air étonné de lui parler. Il s'est trompé de numéro ? Il ne voulait pas lui parler à elle ? Après tout, il n'avait pas donné signe de vie depuis son enfermement. Elle n'avait pas non plus cherché à le voir, ou même à lui parler. Mais la vérité, c'est qu'elle n'avait pas su quelle attitude adopter. Elle n'avait pas non plus la moindre idée de la façon dont fonctionnait le système carcéral. Alors, elle était resté bloquée dans une certaine inertie, à attendre que quelque chose arrive. Et ça arrivait enfin. Il en avait mis du temps.
— Je te dérange pas ? T’es toute seule ?
— Ben j'dormais mais...
La voix qui baisse, elle se coupe dans son élan. Ce n'est peut-être pas le moment d'agir comme une gamine capricieuse. Elle déglutit et se reprend.
— Tu me déranges pas, t'inquiètes. Et ouais, j'suis toute seule, pourquoi ?
Elle voudrait lui demander si ça va, s'il tient le coup, s'il mange assez, si personne ne l'emmerde, s'il a tout ce dont il a besoin, s'il dort assez, s'il a réussit à intégrer un groupe. Pourtant, elle ne dit rien. Parce que tout lui semble tellement stupide.

— ben j'dormais mais…
je t’ai réveillé… boulet de canon qui ose encore venir s’écraser contre son existence alors qu’il l’a déjà probablement trop chamboulée. c’était plus facile de rester muet dans le silence, pour pas avoir à faire face à la dure réalité. c’était plus facile de se faire oublier pour pas avoir à entendre les regrets faner le son de sa voix. c’était plus facile de ne pas l’affronter pour ne pas avoir à te souvenir que c’est un peu pour elle que tout a commencé.
— tu me déranges pas, t'inquiètes. et ouais, j'suis toute seule, pourquoi ?
parce que j’ai besoin de t’avoir que pour moi. parce que j’ai besoin d’oublier le reste du monde et que toi aussi tu l’oublies, juste pour moi.
— comme ça…
menteur. c’est soupiré, soulagé. il n’y a personne d’autre pour entendre ton malheur, surtout pas celui qui semble l’avoir provoqué. pas de sid mais, un million de possibilités pour exposer au monde entier le sombre connard qu’il est.
— mads, je…
non. ta gueule. gâche pas tout. pas tout de suite. ça reste coincé dans la gorge au souvenir qu’avant la haine, il y a aussi l’amitié. au souvenir qu’entre vous il y a mads que t’as trop longtemps laissée de côté. trop longtemps oubliée.
— ça va toi ? dis-moi que tout continu pour toi alors que tout semble s’être arrêté pour moi. dis-moi que tu seras encore là pour moi. dis-moi que tu m’en veux pas. pour faire disparaître un peu ce cauchemar devenu réalité.

— Comme ça…
Elle n'est pas convaincue, mais elle n'ose pas le contredire, elle n'ose pas insister. Mais elle a dû mal à l'imaginer l'appeler pour lui faire la discussion, pour parler de choses futiles. Mais peut-être qu'elle se trompe. Peut-être que c'est exactement ce dont il a besoin, qui sait.
— Mads, je...
Il quoi putain ? Suspendue au combiné, elle attend la suite, le cœur serré par l'appréhension. Mais rien ne vient. Sourcils froncés, elle ne comprend pas ce silence soudain. Qu'est-ce qu'il a de si horrible à lui dire ?
— Oui.. ?
Qu'elle souffle, hésitante. Mais sa question se fait emporter par les grésillements du combiné et Nash passe à autre chose, la laissant sur sa faim.
— Ça va toi ?
— Non.
C'est sorti tout seul, sans qu'elle ne puisse le retenir. Fallait qu'elle le dise, fallait qu'elle lâche l'info.
— T'es un crétin et tu m'manques.
Ses doigts qui se resserrent autour du combiné. Bien sûr qu'elle lui en veut. Elle lui en veut d'avoir finit dans ce trou, elle lui en veut de l'avoir laissée seule, elle lui en veut de la faire s'inquiéter pour lui comme ça.
— Et toi... ? Et mens pas.
Elle connait déjà la réponse au fond, comment il pourrait aller bien ? Mais elle espère que c'est moins pire que ce qu'elle s'imagine.

— non.
les phalanges blanchissent autour du combiné, avec la ferveur aveugle de faire taire cette évidence tant redoutée. t’as pas le droit d’aller mal. pas pour moi.  
— t'es un crétin et tu m’manques.
tais toi. je te manquerais jamais autant que tu manques à moi. l’esquisse amère de ce sourire qui voudrait faire croire que ce n’est pas grave, pour se tromper lui-même. c’est bon à attendre, autant qu'insuportable. tu le savais déjà tout ça.
— et toi... ? et mens pas.
et moi ? moi, ça n’a plus de sens comment je vais. toi, t’es fracassé, bousillé, émietté.
— non.
non, ça ne va pas. ça ne va plus. oui, tu me manques. oui j’ai besoin de toi. sors-moi de là mads. donne-moi la force de l’avouer. donne-lui les clés de la liberté. fais comme-ci, fais semblant. balaye les désillusions par des mensonges à moitié avoués.
— je mens jamais.
pas à toi mads. ou si peu. faux-semblant qui ricane pour s’apaiser. pour la rassurer. c’est bien parce que tu n’as plus le courage de mentir que vous en êtes-là. c’est parce que t’as besoin qu’elle sache, t’as besoin de l’exorciser. t’as besoin qu’elle t’aide à le conjurer.
— je t’ai pas appelé pour te mentir justement.
ça fait si mal à dire. ça fait si mal à penser. ça fait encore plus mal de vraiment avoir à réaliser. que l’abstrait devienne concret. que le cauchemar prenne des airs de réalités.
dis-moi que c’est faux.
— je voulais juste que tu saches à cause de qui je suis là, si tu sais pas déjà à quel point ton meilleur ami est le pire des lâches...
le pire des connards, des bâtards, des crevards et un million d’autres adjectifs qui ne trouvent pas de place entre elle et toi. je voulais pas tout gâcher mais, je n’ai plus la force de le supporter.

— Non.
Ça se tord dans tous les sens dans sa poitrine. Finalement, elle n'était peut-être pas prête pour la vérité.
— Je mens jamais.
Ben voyons. Elle lève les yeux au ciel et soupire discrètement. Mais elle n'a pas le temps de surenchérir. Elle voudrait creuser un peu la question, mais elle hésite trop longtemps, à chercher ses mots, à savoir comment formuler tout ça, et Nash en profite pour reprendre la parole.
— Je t’ai pas appelé pour te mentir justement.
Elle hoche la tête, même s'il ne la voit pas. Et son souffle se bloque, en suspend, attendant la chute, sans savoir à quoi s'attendre. Sans savoir que l'impact fera mal. Un mal de chien. Un truc terrible.
— Ouais, j't'écoute.
Qu'elle finit par lâcher, à mi-voix, devant le silence de Nash. Les poils qui se hérissent sur ses avant-bras, à cause de l'appréhension. Comme un instinct. Comme si elle sentait la merde venir.
— Je voulais juste que tu saches à cause de qui je suis là, si tu sais pas déjà à quel point ton meilleur ami est le pire des lâches...
Elle bug. Son esprit qui se vide. Les neurones qui se mettent en berne et les connexions ne se font plus. Elle demeure muette, pendant quelques secondes. D'interminables secondes. Elle ouvre la bouche, mais rien ne sort et son silence se prolonge. Finalement, froidement, elle lâche :
— J'comprends pas.
C'est à peine articulé. Ça a juste claqué à travers le combiné. Son cœur qui tremble et son subconscient qui s'écroule. Non, elle ne comprend pas. Elle ne peut pas comprendre. C'est bien trop indigeste comme révélation.
Et elle ne dit plus rien. Attendant la chute de la blague, ou une explication plus plausible, parce qu'elle a la sale impression d'avoir raté une partie des informations.

— j'comprends pas.
peut-être bien que c'est ça le problème, elle n'a jamais rien compris, elle n'a jamais rien vu. mais, toi non plus tu comprends pas. t'arrives pas à y croire. t'arrives pas à l'imaginer. t'arrives à peine à le dire de peur que ça se confirme, que ça ne devienne vraiment réalité. de peur aussi de t'entendre dire que c'est tout ce que tu méritais.
— quoi tu comprends pas ? c'est clair pourtant.
l'hésitation, l'incertitude, l'appréhension, c'est tout qui disparait derrière un ricanement amer et mauvais. celui qui voudrait faire croire que ça t'atteint à peine, que tu l'avais vu arriver, que tu t'en doutais. celui qui aimerait faire croire que c'est elle l'idiote à ne jamais rien entraver, que c'est justement parce qu'elle a jamais rien compris que tu en es là aujourd'hui. celui qui voudrait faire croire, qu'ils sont tous coupables, pour toi.
— allooo j'te parle de sidney putain !
c'est feulé, craché, gerbé. comme pour expulser le poison qui te ronge. pour évacuer la vérité si horrible à supporter. l'évidence si frappante que personne ne la voit, que personne n'y croit. faut qu'ils l'entendent même si c'est dur à comprendre. faut qu'elle le sache même si rien n'est vraiment fondé. parce que peut-être qu'elle est la seule qui pourrait encore te prouver que tu t'es trompé.
— en ce moment j'me dis que t'aurais mieux fait de l'buter pour de bon...
murmure faiblard que t'assumes moitié moins que le reste pour le raz de marée qu'il pourrait soulever de l'autre côté du combiné.

— Quoi tu comprends pas ? c'est clair pourtant.
Non ce n'est pas clair. Son cerveau qui refuse d'assimiler l'évidence de son sous-entendu. Mais elle n'y arrive pas, ça se bloque quelque part. Elle ne peut pas accepter les mots de Nash, ça fait trop mal. La déception cuisante qui se mélange à l'incompréhension. Ce n'est pas possible, qu'elle se répète en boucle.
— Allooo j'te parle de sidney putain !
Elle se braque, l'intonation de la voix de Nash qui la heurte. Elle fronce les sourcils, le visage déformé, les traits tirés par la contrariété.
— I-il aurait jamais fait ça...
Qu'elle balbutie, convaincue de ce qu'elle dit. C'est forcément une erreur. Forcément. Elle refuse de se dire que Sidney aurait pu faire une chose pareille. C'est trop dégueulasse et ça ne lui ressemble pas. Pourtant Nash a l'air terriblement sûr de lui et ça la bouleverse. Elle perd ses mots au fond de son cœur.
— En ce moment j'me dis que t'aurais mieux fait de l'buter pour de bon...
— T'es malade ?!
Qu'elle s'insurge spontanément, abasourdie par la violence de ses paroles. Elle recule le combiné une seconde, le temps pour elle de fermer les yeux et d'inspirer un grand coup. Elle souffle, tente de relativiser. C'est rien que des mots en l'air. Il est en prison, il va mal, il ne le pense pas. Elle rapproche le téléphone et tente de ne pas perdre son sang-froid, mais il ne l'aide pas en balançant des choses comme ça.
— Nash, t'es sûr de toi ? A 100% ? C'est... c'est lui qui t'a arrêté ?
Elle n'arrive pas à imaginer la scène, c'est tellement improbable.