isolated system ϟ Hagar, elle a toujours eu de la difficulté à communiquer. De la difficulté à s'adapter aux systèmes sociaux, et à s'y intégrer. Elle n'a jamais vraiment compris pourquoi — et de tout temps, ça l'a tuée. Ça s'est fait à petit feu. Y a tout d'abord eu l'incompréhension des grands. L'impatience, quand on trouvait qu'elle n'arrivait pas bien à s'exprimer, et qu'il fallait sans cesse la laisser s'empêtrer dans ses mots maladroits avant que ne sorte finalement l'idée. Puis, quand les enfants ont grandi, la plupart ont rejoint le camp des adultes. On n'avait plus le temps d'essayer de l'écouter, plus le temps de vouloir comprendre ce qui lui passait entre les deux oreilles. Ça l'a fait s'emmurer dans le silence, et ça l'a progressivement éloignée de bon nombre de gens. Elle est restée aux côtés de ceux qui savaient comment l'appréhender — et à qui elle était tout de suite beaucoup plus à l'aise de parler. Elle était plus claire, également. À croire que ça vient ensemble. À croire que sa maladresse réside dans le malaise, et dans une certaine timidité. Alors, elle a claqué la porte au nez des efforts. Elle a préféré le silence, et la tranquillité qu'il lui apportait. Préféré les gens qui savaient la décrypter, et laissé de côté tous ceux qui n'avaient ni le temps ni la patience d'essayer. Ça a rendu sa place précaire, auprès de beaucoup. Ça a fait que les relations qu'elle a développées ont été soit très solides soit trop fragiles. Rarement d'entre-deux. Car c'est avec eux qu'elle ne sait pas composer. Ces entre-deux, où elle ne sait jamais comment se placer. La douleur de ne pas comprendre où poser le pied pour ne pas tomber. La peine d'être incapable d'exprimer sa pensée, pourtant si limpide, si complète, si complexe. Les mots lui font défaut. Et même si elle a appris à l'accepter avec les années, la douleur reste encore d'actualité.

antigravity ϟ Ce que ses mots ne peuvent transposer, son corps a appris à l'adapter. À le prendre en charge, et à l'assumer. On a bien tenté de le lui arracher, quand elle était enfant ; mais en réponse à tant de cruauté et tant d'agressivité, elle a eu le réflexe qu'il fallait. Celui de ne pas se laisser priver du dernier moyen qu'elle avait pour communiquer — celui de reprendre possession de l'objet dont on avait tenté de la séparer. Et aujourd'hui, son corps est son arme. Son corps est son outil. Son corps est sa beauté. Elle l'entraîne, le perfectionne. Elle sait le mouvoir avec une grâce que peut comprennent. Sait en tirer le meilleur, et peut se reposer sur lui sans craindre qu'il ne lui fasse défaut. Son corps, c'est la première et la dernière des choses qu'elle contrôle vraiment. La dernière force à sa portée, en ces temps glissant où tout semble vouloir lui échapper. Ç'a toujours été sa bouée, son ancre. Son rempart face à l'impitoyable vie qui l'encerclait. Et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle sait l'utiliser. Elle sait en tirer les performances qu'on attend d'elle, une fois lancée dans les airs. Elle sait les distances, sait sa coordination. Le tout lui donnant une facilité au tir, et une précision incroyable. Et elle sait séduire. Séduire les hommes, et les femmes aussi. Elle sait se faire désirer, sait en jouer et sait en profiter. Son corps, c'est son plus fidèle allié. Il ne lui a jamais failli, et peut-être devrait-elle redouter le jour où cela se produira. Mais il y a de la fierté, dans tout ça. De la fierté, et une confiance aveugle dont elle n'a plus conscience depuis de longues années. Incapable de se demander ce qui lui arrivera, quand son corps décidera à son tour de la laisser tomber.

i of the storm ϟ Hagar, c'est une contradiction. C'est la froideur et la dureté, mêlées à la passion et à la générosité. C'est une tornade enfermée, une flamme enrobée d'une couche de glace à la fois trop aisée et trop difficile à briser. Son inadéquation sociale l'a poussée à se renfermer, et le silence qui s'est forgé autour d'elle est responsable de cette enveloppe froide contre laquelle elle ne peut plus lutter. Elle ne sait pas vraiment comment s'en départir — pas vraiment comment la faire tomber. C'est plus facile de se faire détester, mépriser, ignorer, que de se faire apprécier. C'est ainsi qu'elle régit sa vie. Qu'elle évolue dans les ombres, longeant les murs. Ne se laissant jamais vraiment atteindre, malgré son besoin d'être approchée, apprivoisée. Entendue. Comprise. Parce que la vérité, c'est qu'elle a un coeur plus gros qu'elle n'est capable de le gérer. Que ses passions naissent et ne s'éteignent jamais. Qu'elle est généreuse, intelligente, et affectueuse. Bienveillante, protectrice — et qu'il n'est rien qu'elle ne ferait pas pour les gens qu'elle aime. La plupart du temps, on ne laisse pas la place à cette part d'elle de se manifester. On laisse le marbre prendre les devants, et on n'essaie pas de creuser. On n'imaginerait pas le coeur de lion qui se cache au creux de sa poitrine gelée par les intempéries et le temps. On n'y croit pas, mais pourtant il est bien là. C'est la contradiction qui l'habite, jour après jour. C'est le choix du silence pour se protéger de cette sensibilité, de cette capacité d'affection et de cette loyauté démesurées. C'est ce qui fait sa force, et c'est ce qui fait sa faiblesse. C'est ce qui fait qu'elle est capable de gérer les autres et de les soutenir, même lorsque sa propre chute est amorcée. Loyale à en tuer. Loyale à en crever.

tell mama ϟ La famille, pour Hagar, ç'a toujours été une notion compliquée. Sa mère est morte quand elle était encore trop jeune pour comprendre ce que ça signifiait. Et même si sa famille biologique a toujours été là pour elle, seule sa grand-mère arrivait réellement à la cerner. Grand-mère sourde, grand-mère qui n'était pas capable de s'occuper d'elle seule. Grand-mère qui n'a pas pu endosser la responsabilité d'un parent, mais qui a soutenu à l'occasion Estrella, la tante à laquelle elle avait été confiée. Et ça lui a manqué, à Hagar, d'avoir un pilier familial sur lequel se reposer. Ça lui a cruellement manqué, à mesure que les années passaient. À mesure qu'elle fuyait, se cachait, se faisait oublier. On lui courait après, on s'arrachait les cheveux à essayer de la trouver. Essayer de la faire obéir. Essayer de la dresser. Et puis, un jour, les problèmes ont pris un niveau supérieur. La gamine ne pouvait plus être touchée, la gamine ne pouvait plus être approchée. La gamine criait, la gamine pleurait. Trop petite, et déjà bafouée. Sa tante savait. Sa tante avait compris le méfait, sa tante avait tenté de la raisonner. De la récupérer. De recoller des morceaux par trop brisés. La tentative a été vaine, et elle s'est tournée vers la première personne qui passait à sa portée. Elle s'est tournée vers l'ami, l'amant — vers Miroslaw et sa personnalité-aimant. Miro connaissait déjà l'enfant, sans pourtant jamais l'avoir approchée. Et Estrella est allée confesser. Estrella a murmuré, on l'a touchée. Estrella a menti, c'est quelqu'un de l'extérieur. Estrella a pleuré, je sais plus quoi faire pour l'aider. Miro s'est penché vers l'animal blessé, et le glissement familial s'est alors fait. L'homme qui prend la bestiole sous son aile sans la moindre difficulté — et la gamine qui se laisse apprivoiser. Soudainement comprise, soudainement écoutée. Miro a lu entre les lignes, et Miro lui a souri. Miro lui a posé la main sur la tête, et elle a laissé les larmes couler. Miro a tendu les bras, et elle s'y est réfugiée. Il s'est occupé d'elle comme un père l'aurait fait. Il l'a introduite à sa propre famille. À ses soeurs, et à leurs enfants. Et Hagar a trouvé une famille. Hagar a trouvé un refuge, que la mort de Miro a ébranlé mais pas détruit. Et encore aujourd'hui, sa famille est plus large que les liens du sang ne l'ont décidé. Estrella subsiste, grand-mère aussi. Mais pour le reste, c'est Miro qui l'a emportée. Miro qui en a fait ce qu'elle est. Et malgré les complications, malgré les remous et les déchirures, cette famille étrangement recomposée sera sienne à jamais.

walk on water ϟ Estrella, elle faisait partie des trapézistes. De fait, ç'a été naturel pour la famille de vouloir tirer la gamine dans la même direction. Mais ça n'a pas fonctionné. Pas tout de suite. Quand elle était petite, Hagar ne voulait pas entendre parler d'un trapèze. La seule chose qui l'intéressait, la seule chose qui l'attirait, c'était les fauves. Et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle les comprenait. Qu'elle savait bouger en leur présence. Savait leur parler — plus à eux qu'aux humains. On savait où la trouver, à la longue — assise près des cages, une sucrerie dans la bouche. On a essayé de la ramener dans le droit chemin. En vain. C'est Miro qui lui a finalement ouvert les portes de ce qu'elle voulait. Miro, qui volait sur les trapèzes avec sa tante, mais qui comprenait l'intérêt de la gamine d'aller voir ailleurs. Et à être laissée libre de ses choix, Hagar a embrassé les deux. Soudainement intriguée par la manière dont cet homme, qui savait la comprendre et l'approcher, se mouvait. Elle s'est approchée des fauves, et elle s'est mise à voler. Voler sur les trapèzes, voler sous les yeux attentifs de Miroslaw, et sous l'incompréhension totale d'Estrella. Son coeur n'a pas eu à choisir, et son corps s'est rôdé des deux disciplines. Aucune n'a semblé vouloir prendre le pas sur l'autre — pas jusqu'à il y a quatre ans, à tout le moins. Quatre ans, quand Miro est mort. Quatre ans, quand il est tombé de trop haut, sans filet. Et qu'il ne s'est jamais relevé. Après ça, la tendance a glissé. Hagar s'est réfugiée auprès des trapèzes volants et de leur dangerosité. Réfugiée auprès de ce qui la raccrochait encore à cet homme, et à son souvenir chaque jour un peu plus flou. Elle participe toujours au dressage des fauves, fait régulièrement partie des numéros que le cirque propose. Mais sa spécialité, ça reste de voler. Ça reste de s'élancer, toujours plus vite, et de se lâcher. De faire rattraper, balancer. Aucune poigne ne lui offre jamais la sécurité que celle de Miro lui promettait, mais c'est mieux que rien. Mieux que d'avoir les ailes coupées par la douleur — mieux que d'échouer sur les rivages sanglants de son âme brisée.

mad about you ϟ Hagar, elle a toujours aimé. C'était l'enfant qui croyait au prince charmant — l'enfant qu'on a dupée. Il y a eu un passage à vide, mais il s'est vite résorbé. Parce que son coeur, il est trop grand pour ne pas être comblé. Elle a besoin d'y entasser les égarés, a besoin d'y collectionner les yeux rieurs et les larmes salées. Il lui faut son lot de personnes à chérir. Et elle a tout fait pour le retrouver. Elle a profité du fait qu'elle s'attachait toujours trop vite, toujours trop fort. Et elle s'est accrochée à ceux qui sont passés à sa portée. Elle s'est accrochée à Jax, l'ami, le vrai, celui aux côtés de qui tout était plus simple. Celui dont elle est tombée amoureuse, à l'enfance — avant de se rendre compte, à la puberté, que son corps balançait d'un autre côté. Que d'autres genres de courbes l'attiraient, et que les hommes n'étaient peut-être pas le coeur de ses fantasmes. À partir de là, tout est devenu plus compliqué. Trop compliqué. Ça aurait pu aller, si Salem l'avait aimée. Si Salem lui avait rendu ce qu'elle ressentait — si Salem avait pris son coeur avec l'intention de lui redonner, le jour où la dure vérité tomberait. Mais Salem ne le lui a pas rendu. La belle l'a gardé, sans même se rendre compte de ce qu'elle avait causé. De ce qu'elle avait dans les mains. Un coeur brisé, un coeur dévoué. Salem, ç'a été le déclencheur. Ç'a été le premier coeur brisé — le vrai. Et ç'a été le moment où elle a compris que les femmes l'attiraient. C'est resté secret. Y a que Jax qui l'a su, et il l'a accepté. La question, pour lui, ne s'est même pas posée. Mais Hagar, elle, aurait souhaité que tout ça suffise. Que la réalisation soit entière, et qu'elle puisse passer à autre chose. Laisser Salem au bras de cet homme qu'elle aimait tant, et aller tomber amoureuse d'une autre fille. Ça ne s'est pas passé comme ça. Et aujourd'hui encore, malgré les conquêtes passées sous ses draps, malgré les infidélités qu'elle est en train de faire à sa propre sexualité, Salem n'est jamais loin. Salem est tout. Salem n'est rien. Salem est un songe qu'elle veut croire oublier, mais qui remonte sans cesse à la surface pour lui rappeler sa réalité. Salem est une illusion, destinée à le rester. Salem est un mirage qu'elle n'atteindra jamais, et Hagar arrêté de croire que les choses pourraient un jour changer.

muddy waters ϟ Plus que de ne pas être attirée sexuellement par les hommes, c'est la peur qui l'a toujours tenue éloignée d'eux. La peur de leur corps, la peur de leur toucher. Ça remonte à loin — trop loin. Plus loin que ce qu'elle ne se souvient. Ça remonte à ce jour que sa tante a jugé bon de ne jamais lui faire revivre, mais qui pourtant existe bel et bien. Ce jour où des mains se sont glissées sous sa jupe, sur sa peau. Vers ce qu'elle ne savait pas encore exister. Des mains qui l'ont possédée, à un âge où elle ne faisait d'autre que d'imaginer l'amour que les princesses vivaient — et pleurer la douleur des gestes qu'on lui apposait. Après ça, la proximité de tous les hommes ramenait ces larmes qu'elle ne comprenait pas encore. Jusqu'à ce que Miro l'aide à surpasser la peur, et ne la pousse à ré-apprivoiser ce qui avait été brisé. Miro a fait des miracles — mais tout ne peut pas être réparé. Et la peur des hommes, elle est restée. C'est cette peur qui l'a naturellement poussée dans les bras des femmes, auprès desquelles elle se sentait en sécurité. Elles ont été longues, les années durant lesquelles elle s'est consacrée à la tendresse qu'elle avait pour les courbes féminines. À défaut d'avoir encore un coeur à leur offrir, elle leur a donné son corps. S'est laissée aller, à leurs côtés. Elle a appris, vécu, grandi. Elle s'est épanouie, jusqu'à l'annonce fatidique : J'vais me marier, Hagar. Claque. Poing dans le creux de l'estomac, et la brutale envie de vomir qui lui envahit la tête, les tripes, la bouche. Les femmes ont commencé avec elle, et c'est elle qui leur sonne le glas. Encore une fois, Salem lui avait arraché le plaisir et la sécurité. Et depuis, Hagar a arrêté. Hagar s'est renfermée. Et Hagar a commencé à renverser le processus. Elle a pris le taureau par les cornes, et elle a allumé un brasier pour combattre le feu par le feu. Elle a laissé les mains des hommes la toucher, la posséder, l'assassiner. Elle n'a jamais protesté, s'est toujours laissé faire comme si elle aussi le désirait. La vérité, c'est que la peur refuse de s'en aller. Qu'elle a été forcée à se recroqueviller dans un petit coin de son esprit, mais qu'elle n'attend que le bon moment pour ressurgir, plus puissante que jamais, et pour l'étrangler. La vérité, c'est que les femmes restent les seuls corps qu'Hagar a jamais vraiment désirés. Et que l'autodestruction reste encore aujourd'hui inconsciente — mais trop belle et trop attirante pour être évitée.

en vrac ϟ Hagar, elle porte beaucoup de bijoux. Un piercing dans le nez, toujours quelques bracelets, plusieurs boucles d'oreilles et des bagues à tous les doigts — ou presque. Ce n'est pas nécessairement de la haute qualité, bien loin de là même. Mais ça lui plait, et elle y est habituée. Depuis son arrivée à savannah, elle a néanmoins eu tendance à réduire le nombre de bijoux qu'elle met pour sortir. C'est pas vraiment conscient. À croire que c'est un reflet physique de sa dégradation psychologique. ϟϟ Hagar, elle a toujours aimé danser. Elle a les mouvement envoûtants et le rythme dans la peau. Le besoin de bouger, de se dépenser. Le besoin d'exister. alors, aux moindres notes qu'elle entend, elle n'est pas capable de se réfréner. Son corps implose, explose, fusionne aux étoiles. Elle existe entre les notes, existe dans les pas qu'elle pose. Elle aurait pu danser dans la rue, la gitane au tambourin — et elle aurait fait la plus belle des Esmeralda. Mais elle a choisi la crasse des bars et les regards lubriques des ivrognes. Elle a choisi de s'exposer, là où le revenu serait assuré. Le pire étant que, si elle n'y prend pas particulièrement plaisir, elle n'en a pas pour autant honte. ϟϟ Elle n'est pas pudique. Ne l'a jamais été. Elle est en contrôle de son corps, et sa manière de le présenter, de vivre à ses côtés, en témoigne à la perfection. Elle porte d'ailleurs rarement un soutien-gorge, sauf quand il s'agit de s'entraîner, ou quand elle porte un débardeur ou une robe trop ample. ϟϟ Hagar, elle a la dent sucrée. Pâtisseries, friandises en tout genre — elle n'est pas bien compliqué. C'est dans le sucre que passent tous ses péchés mignons, et il n'est pas rare de la voir avec une sucette entre les lèvres — quoiqu'elle fasse. ϟϟ Depuis qu'elle est petite, elle parle la langue des signes. Sa grand-mère étant sourde, elle a vite appris à communiquer avec elle par un autre biais, et elle y a trouvé un réconfort qu'elle ne pourrait expliquer. Les gestes, c'est moins compliqué que les mots. Ça reste une langue, pourtant. Ça reste un besoin de s'exprimer, de traduire sa pensée. Mais elle a toujours trouvé ça plus facile de signer que de parler. ϟϟ De par la diversité culturelle du cirque, elle possède également une grande sensibilité d'apprentissage des langues. L'écrit ou la lecture restent compliqués, mais pour ce qui est de comprendre et de parler, elle se débrouille plutôt bien. Elle possède ainsi de solides bases de russe et d'italien, en plus de parler couramment le portugais et le polonais. L'arrivée du cirque aux états-unis l'a forcée à se mettre plus sérieusement à l'anglais, qu'elle n'avait jusqu'à lors côtoyé que sommairement lors de leurs tournées. Et elle apprend. Écrire c'est toujours difficile, mais parler devient de plus en plus aisé. Faut dire qu'elle apprend plus vite qu'il n'y paraît. ϟϟ Elle possède une jolie voix, et chanter ne la gêne pas. Quand elle était enfant, on ne pouvait pas l'arrêter. Elle chantait les jours de pluie, chantait sous le soleil. Elle chantait en jouant, chantait en se promenant. Elle se laissait déjà bercer par la musique, musique qu'elle entendait, musique qu'elle inventait, musique qu'elle chantait. Et puis, un jour, elle a arrêté de chanter. Sa gorge s'est bloquée, et elle n'a plus été capable de continuer. Ça a pris des années avant qu'elle ne recommence. Des années avant qu'on ne réussisse à recoller assez les morceaux pour lui permettre d'à nouveau exister entre les notes. Et si elle n'a jamais retrouvé sa faculté d'enfant à chanter le matin, chanter le soir, chanter les étoiles, chanter la vie, elle a tout de même repris. Ça s'est pourtant raréfié, ces derniers mois. Plus le coeur se noircit, plus le chant se ternit. Et l'oiseau est en train de mourir étouffé par ses propres notes, sans que personne ne semble vraiment le remarquer. ϟϟ Hagar, elle est grande. Plus grande que la moyenne des femmes, mais on ne le remarque généralement pas. Ce qu'on remarque, c'est sa démarche. Son allure féline. C'est la précision de la ligne des muscles sous sa peau fine. C'est la largeur de ses épaules, que l'exercice et l'entraînement intensifs lui taillent depuis son plus jeune âge. Elle en met mal à l'aise les prétentieux des salles de sport, avec ses abdominaux qui se dessine un peu trop ostensiblement. Elle reste féminine, elle reste agréable à regarder. Elle conserve un corps sensuel, un corps qui se fait désirer, posséder. Mais à la voir un tant soit peu dévêtue, le doute ne subsiste pas : le sucre qu'elle avale ne crée pas de gras, et seuls ses muscles et ses os font son poids. ϟϟ C'est pire, depuis qu'elle a repris la boxe. Elle avait commencé, dans son coin, quelques mois après la mort de Miro. Sans vraiment se cacher, elle ne l'avait pas non plus étalé. Elle avait juste besoin de sortir du cirque. De respirer. Elle avait besoin de se dépenser encore plus, toujours plus — et de crever l'abcès de cette rage et de cette violence qui s'accumulaient. Ça lui avait fait du bien, et elle avait arrêté. Jamais ressenti le besoin de reprendre, avant d'arriver à Savannah. Avant que les choses ne se dégradent, et que les répétitions et les entraînements du cirque ne soient plus suffisants. ϟϟ Elle fait ce qu'elle peut pour se dépenser, pour que l'épuisement physique suffise à canaliser la tornade qui rugit au fond de ses entrailles. Elle n'a pas les mots pour se défendre, alors elle sculpte le corps. Sculpte les poings. Mais avec la vie qui glisse, glisse dans les abysses où la lumière n'est plus que souvenir, elle devient violente dès qu'on la pousse dans ses retranchements. Ne supporte plus d'être approchée. Ne supporte plus, d'une certaine manière, d'être touchée sans l'avoir au préalable autorisé. L'animal sauvage qu'on a dompté, dressé, puis violenté. Elle se rebelle. Elle griffe, elle mord. Sans jamais grogner. Violence silencieuse, violence étouffée. Elle retient les coups jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus — et même si elle ne se sent pas mieux après, ça a au moins le mérite de lui vider la tête sur l'instant. Changer les idées. Vider l'âme de tout son venin, et de tous ses hurlements muets. ϟϟ Hagar, elle n'a pas froid aux yeux. C'est à croire que la vie l'a forgée à ne plus avoir peur de rien. Forgée à lui faire croire que le pire était déjà arrivé, et qu'elle serait capable d'affronter tout ce qui viendrait après. On ne cherche pas à comprendre pourquoi elle est devenue comme ça. Pourquoi elle aime se jeter dans le vide sans filet — littéralement, parfois, lorsqu'il s'agit de ses entraînements. Tout ce qu'on voit, c'est que les années passent et que sa peur s'amenuise. Que ce qui la faisait reculer il y a quelque temps encore ne la fait aujourd'hui plus ciller. Tout ce qu'on voit, c'est que ça empire, et que ça finira sûrement par la tuer. C'est ce qu'ils disent. C'est ce qu'ils pensent. Elle n'y croit pas. N'y pense pas. Mais comment les blâmer ? ϟϟ Elle a acquis une moto, il y a quelques mois. C'est devenu son moyen de transport principal — et elle aime ça. Elle avait appris à conduire y a plusieurs années, lors d'un des arrêts du cirque dans leur tournée. Elle en conservait des bons souvenirs, et elle avait voulu reprendre. Elle conduit plus ou moins bien. N'a pas vraiment de permis. C'est risqué — surtout à la vitesse à laquelle elle se déplace. Mais elle n'y pense pas. Ne s'en soucie pas. Une prise de risques comme une autre. ϟϟ Malgré ses activités à l'extérieur du cirque, de plus en plus fréquentes et souvent tenues secrètes, elle ne s'éloigne pas de la troupe. Trop peur de les perdre. Trop peur de devoir vivre sans eux, alors que son monde est d'ores et déjà en train de s'écrouler. Il lui reste sa grand-mère, il lui reste de la famille. Des gens en qui elle a confiance, et sans qui elle ne pourrait pas continuer. Et quoi qu'elle fasse, le cirque restera son toit. Son coeur. Son foyer. Elle s'y accrochera. À s'en arracher les ongles. à s'en égratigner l'âme. Incapable de lâcher prise. Incapable de tirer sa révérence et de laisser tomber. Incapable d'oublier.