Il ne sait pas trop s’il doit rire ou pleurer, Seth. N’empêche que ceci expliquerait cela. Pas étonnant que Dieu en ait autant après son p’tit redneck de pasteur s’il officie dans un taudis pareil. Ça va bientôt faire vingt ans qu’il a pas foutu les pieds dans un quelconque établissement religieux Seth, mais il est à peu près certain que c’est pas censé ressembler à ça. Mais c’était, très curieusement certes mais totalement, Toad. Le truc qui tient pas très droit, que t’as peur de bousculer pour pas que ça finisse par terre, mais qu’est quand même là, debout, dans le but d’apporter de la joie aux autres, avec toute la bonne volonté du monde malgré les fondations un peu chancelantes. C’est comme ça qu’il aime se souvenir de Toad, brouillon et maladroit avec toujours trop à donner, aux autres et à lui surtout. Avant. Avant toute cette merde et avant l’héroïne surtout. Mais c’est loin d’être les souvenirs les moins douloureux. Encore moins maintenant qu’ils pourraient peut-être retrouver un semblant de réalité. Ou pas. C’est le « ou pas » qui craint. Mais il est là quand même, à sa grande surprise. Malgré Asher, malgré eux, malgré lui-même, il finit quand même par se pointer devant cette église. Ou il bosse depuis un an. C’est pas la première fois qu’il passe devant, certainement la première qu’il y prête vraiment attention. Ils ont manqué de se croiser combien de fois comme ça au juste ? Il sait pas, et il veut pas savoir. Il laisse les voies impénétrables du Seigneur au Seigneur. Même s’il s’en balec de ce Dernier. Sans doute pour ça qu’il est pas retourné à l’église depuis qu’il a l’âge d’envoyer ses vieux se faire voir. Enfin bref. Il est là, Seth, il s’est dégoté un moment pour venir, relativement sobre, revoir Toad malgré tout parce que de toute façon, c’est pas comme s’il avait vraiment le choix.

Deux secondes d’hésitations avant de rentrer, pas qu’il songe à faire demi-tour, il se demande s’il doit frapper. T’es con, ptn. Entre crétin, y a pas de contrôle à l’entrée des maisons de Dieu. Il devrait pourtant. Seth il rentre, lève les yeux au plafond dans l’attente de s’faire foudroyer ou un truc du genre. Bah oué, il est censé être l’un des quatre cavaliers de l’apocalypse quand même. Mais il semble plus probable qu’il se prenne une poutre mal-cloutée dans la tronche qu’un éclair divin. Il est quand même pas hyper à l’aise, là, planté tout seul entre les rangées des bancs en bois, dans un lieu où il a clairement pas sa place. Ni la clope qu’il porte machinalement à sa bouche. On fume pas dans les églises, bouffon. En dehors du respect, regarde l’état, tu vas y foutre le feu avec ton mégot. Wini serait fière de toi, tiens. Il grommelle tout seul contre ses auto-réprobations, et cale la cigarette au-dessus d’une de ses oreilles. Elle pourrait servir sous peu. Sait-on jamais. Soupire. Il peut constater qu’il a y pas grand monde, enfin y a que lui quoi. Il se voit mal gueuler ‘‘Tooaaaaaaad’’ en espérant avoir une réponse. Même s’il y a personne à déranger. Comme quoi ça garde un aspect sacré même pour les profanes ce genre d’endroit. Finalement, il préfère se laisser tomber au milieu d’un banc, attendre un peu, voir ce qu’il se passe. C’est pas comme si ne n’était pas déjà son quotidien depuis que son mari avait repointé le bout de son nez dans sa vie. Attendre et voir ce qu’il se passe. C’est d’une tristesse. Il se retrouve assis sur le banc le moins confortable du monde, seul, dans un silence étrangement lourd face à crucifix dont il arrive pas à détacher ses yeux. T’as rien à dire des fois ? Confesser quelque chose à Lui là-haut ? Y a personne d’autre pour t’entendre, ou t’écouter. Va savoir c’est lequel le plus têtu entre Lui qui répond jamais et Seth qu’est pas fichu formuler une pensée un minimum pieuse. Mis à part constater ce statu-quo entre eux deux. Tu me fous la paix, je Te fous la paix. Quoique Tu pourrais p’t-être faire un effort pour Toad, nan ? Il a assez payé. J’vois pas bien c’que Tu t’entêtes à lui faire payer d’ailleurs. Mais on s’en balance de moi, Tu me fous la paix je Te fous la paix, oué, oué. Mais Toad, quoi.  Il mérite pas toute cette merde, Tu sais. Fais un effort.

Tout va bien tant qu'il est au travail chez le disquaire. Il est dans son élément, son patron passe de la bonne musique, personne ne bronche en le voyant se balader pieds nus dans la boutique et les clients posent des questions qui l'intéressent et auxquelles il peut répondre, surtout. Dans le pire des cas il n'a qu'à pousser quelques touches sur son clavier ou, à la limite, appeler le patron à la rescousse. On lui pose des problèmes qu'il peut régler : une commande à passer, une commande à modifier, un disque à échanger. C'est facile. C'est tous les jours pareil. C'est confortable. À la maison, rien ne va plus. Toad disparaît, il esquive ses questions, ses sollicitations, il l'inquiète et le laisse gamberger sans lui donner le moindre os à mâcher. Quand il rentre c'est pour aller cuver ou s'écrouler dans son vomi pendant qu'Ezra est censé dormir. Il n'est même pas sûr que Toad ait réalisé qu'il l'aidait à se nettoyer et à aller se coucher des fois. Ezra, desperate housewife pour vous servir.

C'est pour ça qu'il a l'air abattu dès qu'il passe le seuil du disquaire et enfourche son vélo en direction de la maison accolée à son église. Qu'est-ce qu'elle va devenir son église si Toad la délaisse ? Et qu'est-ce que va devenir Toad si Dieu le délaisse ? C'est sûrement ça la vraie question. C'est peut-être un test de sa foi. C'est peut-être à Ezra de le ramener dans le droit chemin avant qu'il ne s'égare trop loin. Ezra pensait qu'il était assez déterminé pour aller le chercher au fond du gouffre mais il n'arrive même pas à affronter les déclarations que Toad lui balance sous le coup de l'ivresse, que ce soit de vive voix ou par textos. Il pensait être plus que ça, mais la vérité c'est que la question qui le perturbe le plus, c'est : qu'est-ce que je vais devenir si Toad me laisse tomber ? Il n'a plus d'autre vie que Toad, sa maison et son église. Il n'a erré que quelques jours avant de le rencontrer, alors finalement il n'a jamais eu à se débrouiller tout seul.

Il remarque la porte entrouverte de l'église en tournant dans l'allée du garage. Toad ? Ça fait un moment qu'Ezra ne l'a pas vu au travail dans l'église mais, il y a encore quelques semaines, c'était une heure pour les travaux. Peut-être que Toad se reprend en main. Ezra range son vélo, attrape une pomme dans la cuisine et file pousser la porte d'à côté — celle de l'église, donc. « Toad ? » il demande à voix basse. Mais il n'y a aucun bruit à l'intérieur, ça résonne quand il croque dans sa pomme, et il fait trop sombre pour qu'on puisse y travailler. Il entre et allume la lumière, le cœur palpitant parce qu'il y a toujours la possibilité pour que des voyous aient pris le lieu saint pour un terrain de jeu. Ou bien c'est Magda qui confond les heures. Il remarque la silhouette sombre installée à un banc. Ça ne ressemble pas à la petite vieille. Tout à coup il s'en veut d'avoir fait du bruit alors qu'ils ont peut-être réussi à choper un nouveau paroissien. Il devait être en train de prier et voilà qu'Ezra débarque avec ses gros sabots. Maintenant il hésite à lui demander pardon de peur de le déranger encore plus. Ce type n'aurait pas forcément l'air à sa place dans n'importe quelle autre église avec ses piercings et sa cigarette sur l'oreille, mais vu qu'Ezra a l'habitude d'y voir Toad torse nu et couvert de tatouages quand ils bossent, ce n'est pas le genre de chose qui fait tache. Ce serait sûrement plus malpoli de faire comme s'il n'était pas là, alors Ezra se racle la gorge et s'approche de lui. « Bonzjour, désolé si zje vous ai interrompu. Vous... Si vous voulez des renseignements ou... Enfin. Si zj'peux vous aider, n'hésitez pas. » Non, c'est pas le travail d'Ezra de fidéliser les fidèles. Non, il sait pas faire, mais il veut pas risquer de le laisser filer si c'est du travail pour Toad alors il faut qu'il essaie. Toad a besoin de travail. C'est peut-être ça le problème, c'est peut-être seulement qu'il est un berger sans moutons à guider, et ce type pourrait en être un.

Toad. C’est étrange d’entendre son nom à peine murmurer mais qui ricoche contre les murs de l’église. Ça ressemble à un écho fantomatique. C’en est surement un, fruit de son esprit torturé. Oué, c’est pas nouveau qu’il est hanté Seth. N’empêche qu’il sent quand même le duvet dans sa nuque qui s’hérisse. Et l’étrange craquement (?) qui le ferait presque sursauté. Il sait pas trop ce qui le surprend le plus Seth, entre ce bruit qui s’fait entendre dans un coin, amplifié par l’architecture du lieu, et la soudaine prise de conscience des pensées envers l’Autre là-haut, qu’il vient d’avoir. Brusquement interrompues. En tout cas il tourne la tête, s’attendant à voir la petite tête de fouine de son pasteur de mari. En dépit de toute logique puisque quelqu’un d’autre vient de l’appeler. Mais ça a pas fait le chemin jusqu’à sa sconscience ça, qui y préfère les fantômes. En tout cas, il s’attend pas à voir quelqu’un d’autre. Mais c’est pas Toad. Et la première pensée qu’a Seth en découvrant le brun qui s’approche est qu’il s’envolerait peut-être s’il s’amusait à souffler dessus. Ouéoué, c’est pas banal comme idée. N’empêche qu’il n’imaginait pas que c’était possible d’être encore moins épais que lui ne l’était à l’heure actuelle. Sérieusement, il doit pas pouvoir sortir dès que les vents dépassent les 30 kilomètres/heures, lui. Ou avec un peu de plomb dans les godasses. Nan mais mec, c’est pas une pomme qu’il faut que tu manges. Allez viens j’te paye un mcdo. Enfin bon, à la limite il s’en fout un peu, c’est pas vraiment lui qu’il est venu voir. « Salut. » Il fait des efforts Seth, t’as vu, il dit pas “Yo” dans un lieu saint. “Salut” c’est pas terrible non plus, mais c’est toute la politesse dont il est capable. Il passerait presque à autre chose, après tout, c’est un lieu publique, même s’il ressemble plutôt à ceux interdits à ce dit public que Seth visite de temps en temps autour de la ville. Donc bon, pas étonnant qu’il soit pas tout seul. Mais la brindille semble vouloir engager un brin (ahah) de causette. S’en suit un grand moment de solitude pour Seth. Ceux où tu retrouves tout seul contre toi-même, à lutter à chaque millisecondes qui semblent prendre cruellement leur temps à s’écouler. Lutter contre les joues qui se contractent et les coins des lèvres qu’essayent de s’étirer. Les dents qu’en mordent l’intérieur pour essayer de rester… calme. Même si ses paupières battent comme celles d’une donzelle perturbée. Parce qu’il est perturbé. Y a pas de moquerie là-dedans. Y a rien de méchant. C’est juste, tellement, surréaliste. Ce gosse échevelé, qu’à l’air trop maigre pour pouvoir supporter le poids de ses propres fringues, l'incertitude dans sa voix et son attitude et le zozotement qui vrille ses mots. C’est pas l’genre de personne qu’il fréquente Seth. Seth qui s’évertue à peindre tout son petit monde en noir et quelques nuances de gris. Y a comme une touche de jaune qui vient de tomber au milieu. C’est incongru. Ça avait rien à foutre là. C’est peut-être pas plus mal que ça y soit. Il sait pas trop, mais le truc qu’il sait, c’est que ça le fait rire.

Ou presque, parce qu’il se retient, passe une main contre sa bouche, en profite pour inciter ses joues à s’détendre. Ça va aller wsh. Répond juste à la question, restes concentré. Oublie pas pourquoi t’es là. D’autant qu’il a l’air renseigné le petit. Il bosse là ? Il lui a rien dit là-dessus Toad. En même temps ils se sont pas dit grand-chose. C’est pour ça qu’il est en train de se défoncer les ischions sur un con de banc d’église. Bancs d’église qu’ont pas vu ses fesses depuis une bonne quinzaine d’année d’ailleurs. Il serait presque fière mama Inuzuka de le voir là. Sauf qu’il vient pas pour Dieu. Vraiment pas. Il peut aller s’faire mettre ce dernier d’ailleurs. Ahah. Pardon. Je rigole. Me foudroie, pas ok. Bref, le gosse, Toad, Toad, le gosse. « Oué, je cherche Toad. Enfin...le… pasteur. Le révérend Baxter. » Il a toujours pas capté que c’était pas ses fantômes qu’avait parlé tout à l’heure, mais le gamin. Et qu’il a pas besoin d’essayer de trouver sous quel nom ses paroissiens le connaissent. N’empêche que “révérend Baxter” dit à voix haute, ça achève ses dernières barrières, et laisse passer un rire. Et oué t’avais raison Toad. Ça me fait rire, et j’me fous vaguement de ta gueule. A peine. Trop peu en fait. Nan mais t’es vraiment pasteur putain ? L’info à encore un mal de chien à faire le chemin dans le crâne de Seth. Il sait, oué, mais ça bloque encore quelque part. Il s’mord à nouveau les lèvres. Il doit passer pour un sale con depuis tout à l’heure. L’air de s’moquer de tout et tout le monde ici. C’est pas le cas putain. C’est pas le cas. C’est juste tellement loin. De lui, de son monde, et même de ce qu’avait été Toad. C’est à peine croyable, même si c’est bien vrai. Homme de peu de foi. Comment voulez-vous qu’avec ça, il croit au Grand Guss là-haut. « Désolé. J’voulais pas… » Te fendre la poire ? Crétin. « Désolé. Disons que j’ai du mal à l’imaginer… ici. » Oué. Même si ça lui ressemble comme deux gouttes d’eau, la bâtisse en ruine et les causes perdues. Peut-être qu’au fond il a toujours eu un truc de Mère Teresa.

Salut. Ça fait sourire Ezra, un sourire timide un peu hésitant parce qu'il a quelque chose d'impressionnant, le peut-être-nouveau-paroissien. Ezra ne sait pas si c'est la cigarette sur l'oreille qui lui donne l'air nonchalant, sûr de lui mais pas dans son élément — et ce que peut bien être son élément est un mystère pour l'ex-Amish, juste pas ça, pas une église, pas lui. C'est étrange parce que ce n'est pas uniquement quelque chose de physique, du moins pas qu'une question d'enveloppe, sinon Toad aussi ferait tache dans son église. Il est mal à l'aise Ezra, ce n'est décidément pas son rôle d'accueillir les visiteurs. D'ailleurs, il ne devrait peut-être même pas s'en donner le droit, il n'est là que pour aider Toad à rafistoler la charpente — et bon sang ce que ça traîne —, il n'est pas un employé ni un homme d'église quelconque. Mais en général, les visiteurs sont des curieux plutôt polis ou de vrais intéressés, ils sont faciles à orienter, il n'a pas l'habitude des gens qui ont l'air d'être tombés là par hasard. Celui-là, il n'a pas l'air certain de ce qu'il fait ici. Ezra le regarde curieusement, le soupçon dans le coin des yeux quand il le voit lever la main à sa bouche. Il se marre ? Il se marre. Du moins ça le démange. Ezra fait parfois cet effet-là, il a l'habitude, pour le coup. Ça va qu'il fait un peu trop froid pour se balader pieds nus en ce moment, il attirerait encore plus l'attention. Il prête rarement d'importance à ce qu'on peut bien penser de lui, que ce soit sa dégaine de Beatles ou ce décalage inévitable entre lui et le reste du monde. Il a décidé qu'il n'y pouvait rien. Pourtant, exceptionnellement, ça le met encore un peu moins à l'aise.

« Oué, je cherche Toad. Enfin...le… pasteur. Le révérend Baxter. » Oh. Ezra ouvre la bouche pour lui dire, bah, qu'il ne sait pas où est Toad, à vrai dire, mais il est coupé dans son élan par un rire. C'est à cause du zozotement ? Il n'a même pas eu le temps de zozoter, là. Peut-être que l'anticipation lui suffit. Mais non, c'est autre chose. Il a du mal à imaginer Toad ici. La première réaction d'Ezra est de laisser s'échapper un petit rire, lui aussi, mais ça déborde de tendresse plus que d'incrédulité. « Ah bon ? Ça lui va drôlement bien, jze trouve. » Il balaye du regard la nef défraîchie, le seau mal dissimulé derrière une chaise qui récupère la pluie qui fuit parfois du toit. Elle ressemble à Toad, cette église, elle a une histoire, elle est abîmée mais pas prête à se laisser abattre, elle est décorée de façon un peu chaotique, elle est ouverte à tout le monde mais le monde a tendance à la mépriser. Elle lui ressemble beaucoup. Ce qui rappelle à Ezra que Toad n'a pas l'air loin de s'avouer vaincu, ces temps-ci, et ça lui serre la gorge. Et puis il y a la deuxième réaction d'Ezra, ses deux sourcils qui vont se perdre dans sa frange et sa bouche qui forme un O. « Oh mais... » Ça y est, ça fait tilt. Il ne sait pas pourquoi mais la réalisation fait accélérer son pouls. « Vous connaissez Toad alors. » Il ne sait pas pourquoi ou peut-être qu'il a quelques idées. Il a du mal à l'imaginer ici. Ça veut dire qu'il le connaît même bien et Ezra n'a pas très envie de penser à ce que ça peut vouloir dire, mais il ne peut pas s'en empêcher. Il repense à la photo d'un inconnu qu'il a aperçue malgré lui sur le téléphone de Toad, une partie très intime d'un inconnu qu'il n'avait aucune envie de voir. C'était peut-être ce type. Non. Non non non. Ça n'a peut-être rien à voir avec ça, rien du tout. Il sent le rouge lui monter aux joues, y avait longtemps, et balbutie un peu avant de déballer, sans pause et les intonations où il faut pas, zozotement à son comble : « Ze sais pas où est Toad mais il habite à côté vous pouvez l'attendre là-bas ou ici comme vous voulez si vous me donnez votre nom ze pourrais lui dire qui l'attend. »

Il s’attendait pas à ce que le gosse rit à son tour. Un rire étrange, qui va pincer un coin du coeur d Seth, même s’il comprend pas bien pourquoi. Peut-être que c’est parce que c’est pas le genre de rire qu’on a à l’évocation d’une simple connaissance. Le genre qui peut lui échapper dans ses échanges de sms avec Toad justement, qui font autant de mal qu’ils font de bien. Alors quelque part, au fond, ça le dérange un peu d’entendre ce rire là sortir de la bouche du gamin. « Ça lui va drôlement bien, jze trouve. » Il détourne le regard un instant Seth. Fait mine de regarder dans la même direction que son interlocuteur, mais c’est juste pour cacher les ombres qui passent dans ses yeux. Le genre d’ombres qu’il doit pas trop connaitre le gamin, et que, pour une raison inconnue, il a pas envie de lui imposer. « Ouais... » C’est à peine soufflé. Plus que finalement se rallier à son avis, c’est la constatation qu’il connait Toad plus que bien. Et ça le fait chier. C’est con. Complètement. Bien sûr qu’il a rencontré d’autres personnes depuis le temps, qu’il s’est lié à eux d’une façon ou d’une autre. Il allait pas entrer en ermitage, ou au couvent (cela dit il s’en est plutôt bien approché). Même si y a une partie de lui qu’est rassurée de voir ce gamin étrange et loin de sa propre crasse dans la vie de Toad, y a sa possessivité qui s’réveille. Au moins le pire c’est fait avec Asher. Il peut au moins éliminer cette option, Seth. Hein oui ?

Et puis y semble que les mêmes constations se fassent sous cette tignasse brune. Les traits du gosse qui se transforment tout à coup. Ce terrible naturel qui chasse les ombres dans l’esprit, rajoutant une couche de jaune dans le surréalisme. Par rapport à sa réalité. Un vrai ovni pour lui. Il peut pas s’empêcher de sourire à nouveau. Il hoche doucement la tête pour répondre à sa question, sachant pas trop c’qu’’il peut dire d’autre. Non mais c’est vrai. Il sait pas c’que Toad a pu lui raconter. Si Asher était pas au courant, peut-être que lui non plus. Ou peut-être que si. Ptn. Il avait pas prévu ce genre de situation. Il avait pas prévu de devoir expliquer à l’actuel entourage de son mari que bah… qu’il a un mari. C’est bizarre. Saugrenu. Et blessant. Mais il n’en est pas encore là. Ca s’trouve il sait le gamin, et ce sera pas compliqué, ni malaisant comme situation. Cela dit, peut-être que Toad a lui a dépeint un portrait peu flatteur (néanmoins réaliste) de sa personne, et ça risque d’être gênant quand même. Arrête de te torturer pour rien Seth. Tu peux pas deviner à l’avance, même si ça serait plus simple. Clairement. Mais c’est jamais simple. N’est-ce pas ?! Il jette un regard en biais qui s’veut accusateur au p’tit Jésus. Un peu plus et il lui ferait un doigt d’honneur, mais par égard pour le poussin il s’abstient. Ayé. Gamin + jaune + trop chou (ok il se l’avoue) = poussin. Si lui, le sombre connard qu’il est devenu, en ait déjà là dans son ressenti par rapport au gosse, il ose pas imaginer pour Toad. Il préfère pas. Il écoute d’une oreille le… poussin du coup, déçu de constater l’absence du principal intéressé de sa visite. Efforts pour rien. Ou pas. S’il prend le risque d’apprendre des trucs qu’il a pas envie de savoir, il peut aussi en apprendre plus sur le Toad d’aujourd’hui en discutant avec le gosse. Il pèse un instant le pour et le contre, yeux vissés dans les iris verts, une main sur la nuque. Bah. Qu’il soit pas venu jusque-là pour rien. Et puis non, il risque plus rien maintenant que l’étape Asher est « passée ». Hein ?

« J’m’appelle Seth. J’suis… son mari. » Ca tombe comme un pavé dans la marre. Même s’il est au courant, ça va lui faire bizarre au poussin. S’il l’est pas, il va nous faire une syncope (ou presque). Alors il enchaine, mine de rien, pour que personne se mette à paniquer, lui y compris. « Et toi tu es ? tu bosses ici ? » Façon habile de pas lui demander directement quelle part du gâteau il a dans la vie de Toad. Non ? Pas trop ? Tant pis hein. Au moins ça fera diversion quant à la révélation qu’il vient de lâcher comme si de rien n’était. Non plus ? Tant pis.

Ouais, finalement. Ouais, cette église et Toad vont bien ensemble et l'inconnu le reconnaît, parce qu'il connaît Toad, parce qu'il le connaît bien mieux qu'Ezra ne le connaîtra jamais, bien plus qu'Ezra n'était prêt à l'imaginer en le voyant assis là sur ce banc inconfortable et dans ce décor qui, pour le coup, ne lui correspond pas du tout. Lui qui croisait les doigts en espérant faire fausse route quand il a repensé à cette maudite photo, le voilà à regretter ses premiers soupçons. Il a beau ne jamais rencontrer les amants de passage dans la vie de Toad, il sait qu'ils existent dans son présent, il sait qu'il partage Toad avec eux et même si ça ne le réjouit pas il s'est fait une raison. Toad et lui n'abordent jamais le sujet, peut-être que Toad craint son jugement, mais Ezra aime à penser que c'est parce qu'ils n'ont aucune importance, que Toad n'a simplement rien à dire sur leur compte, rien qui vaille la peine de les introduire dans ce qu'il partage avec Ezra — quoi que ça puisse être. Parce qu'ils sont de passage, Ezra est là pour rester.

Mais Seth — un prénom biblique de plus dans l'entourage de Toad, c'est approprié, ou bien est-ce que c'est en hommage au dieu du mal égyptien ? Dans sa jalousie Ezra se dit que c'est encore plus adéquat, — Seth n'est pas un amant de passage. Seth est son mari. Le mot résonne dans la nef déserte. Le mot résonne dans le crâne d'Ezra comme si tout à coup il n'y avait plus rien d'autre là-dedans, rien que du vide et le mot qui rebondit et se cogne contre les parois. Ezra se mordille l'intérieur de la lèvre inférieure comme pour l'empêcher de tomber et de révéler son désarroi. Il retient son « Oh » cette fois, il le ravale et déglutit même s'il forme une boule dans sa gorge qui a du mal à passer. Une fois son cerveau de retour entre ses tempes, il rejoue la phrase et l'analyse, il note l'utilisation du présent et l'absence du préfixe ex- auquel il se serait attendu, s'il s'était attendu à le croiser. Ezra sait que Toad a été marié, c'est même l'une de ces nombreuses choses en commun qu'ils se sont découvertes contre toute attente au cours de leur... road trip paroissial ? Bref, juste après leur rencontre. Mais Toad lui avait dit que cette histoire entre son mari et lui s'était mal terminée et qu'il ne voulait plus en parler, alors Ezra n'a jamais remis le sujet sur le tapis. Il se repasse cette unique conversation en boucle et est bien forcé d'admettre que Toad n'a jamais parlé de divorce, seulement Ezra s'était mis en tête que si ça s'était mal terminé, ça s'était terminé sur un divorce. Il était surtout persuadé que c'était donc terminé, fini, passé, et pourtant le non-ex-mari est juste là devant lui, lui sourit/sourit de lui, difficile à dire, et lui pose des questions. Pas passé du tout. Bien présent.

Même si tout ça se passe en l'espace de quelques secondes dans la caboche du petit Jésus, il prend trop de temps pour répondre à Seth et il a les yeux un brin écarquillés, à s'efforcer de ne pas fuir ce regard qui le met de moins en moins à l'aise. Il n'a pas de mal à s'imaginer les questions qui peuvent défiler derrière ses prunelles noires et qu'il arrive à réduire à si peu de choses. « Et toi tu es ? tu bosses ici ? » C'est sûrement sa fierté qui parle mais Ezra y ressent quelque chose comme du mépris. Et toi, comme s'il était la pièce rapportée ici. Sans doute que oui, en fait, il ne sait plus. « Euh jze. Non, pas vraiment. Moi c'est Ezra, jz'aide Toad à retaper l'église, enfin... » Il se sent un peu honteux, bizarrement, parce qu'à voir l'état de la bâtisse il y a de quoi penser qu'il ne sert à rien. La vérité c'est qu'ils ont bien avancé, mais pour s'en rendre compte il faut l'avoir vue à l'origine. « Il m'hébergze en échangze. » Comme si ce n'était que ça. Peut-être que ce n'est que ça. Après tout s'il voit encore son ex-mari et ne lui en a pas parlé, c'est peut-être qu'ils ne sont pas aussi proches qu'il le pensait. Mais aucun moyen de savoir s'il le voit encore ou si c'est une visite surprise, vraiment surprise, du genre mauvaise surprise. Une partie de son esprit est à la recherche d'une excuse pour l'abandonner là, et en même temps il y a cette curiosité qui lui donne envie de le faire parler juste un peu plus. Pour savoir à quoi s'en tenir. « C'est la première fois que vous venez ici, du coup ? Il vous attend ou... ? » Il laisse traîner la question. Ou pas, ou pas spécialement, ou pas du tout, il ne sait même pas que Seth se trouve dans cette ville. Va savoir. Un an de vie commune avec Toad est en train de se réécrire malgré lui.

Regarde-le, Seth. Regarde-le, le gosse. Le poussin. Regarde ses godasses qui sont pas enlisées dans la merde. Regarde ses traits qu’il a pas appris à maitriser comme les tiens, qui laissent encore passer ses émotions. Parce que lui il a pas besoin d’cacher sa rage et son mal. Regarde-le, lui là, qui est là où tu devrais être. C’est lui qui se colle des échardes dans les doigts à rénover l’église de ton mari. C’est lui qui vit avec. De facto c’est lui qui lui fait à bouffer. Des pancakes, forcément. C’est lui qui doit être là quand il va pas bien. C’est lui, et pas toi. Toi qui lutte pour conserver ton sourire de façade et ta fausse désinvolture face au lieu, et à la situation.

Y a quand même ses mains qui le trahissent Seth, qui vont chercher la cigarette juchée sur une oreille, pour la caler entre ses lèvres machinalement. Même s’il sait déjà qu’il va pas l’allumer. Pas le lieu, pas le moment. Il s’contente de se reconcentrer sur ses lèvres, pour garder ses commissures à minimum étirés, malgré leur nouvelle occupation. De toute façon, il saurait pas quoi faire d’autre. Un autre type de gars, il l’aurait peut-être éclaté. Même ici dans la maison du Seigneur. Un type comme Asher, même ici oué, il l’aurait éclaté sans se poser d’avantage de question. Mais pas c’gamin. Ils sont pas du même monde. C’est d’autant plus rageant que s’en est rassurant. Rassurant parce que Toad s’entoure bien mieux qu’avant. Rageant pour les mêmes raisons, parce qu’il est, lui, Seth, qu’est dans le mauvais maintenant. C’te sale impression d’être le méchant de l’histoire, qui vient foutre la merde dans le microcosme plus sain et plus stable que Toad s’est créé sans lui. Ça devait être l’inverse, putain.

« C’est cool… » qu’il lâche. Pour dire quelque chose. C’est pas terrible d’ailleurs. Comme s’il avait besoin d’sa bénédiction. T’es pas là connard, normal qui est des gens qui prennent ta place. Asher ou lui. Sont peut-être pas si différents que ça ces deux… cas. Pour pas dire autre chose. Qui fasse plus mal. Alors disons quelque chose, n’importe quoi, pour pas trop penser, même s y a déjà des images hallucinées de leur vie à deux qui s’forgent dans un coin de sa tête. Et heureusement que de le poussin ne semble pas en reste dans ce besoin de combler le vide avec des paroles. « C'est la première fois que vous venez ici, du coup ? Il vous attend ou... ? » Ou ? Il le décèle Seth, l’interrogation dans lequel il est le gosse. La même que la sienne en miroir. Les deux à se regarder en chien de faïence. Les deux qui comprennent petit à petit qu’ils ont tous les deux un bout de Toad pour eux, et un autre qui leur échappe. Des raisons évidentes de s’méfier, même de s’détester, mais ça reste en suspens. Peut-être que c’est plus urgent de savoir quelle est la place de l’autre pour connaitre la sienne. Avant de commencer à lutter pour. Même si pour Seth, il se sent un peu plus poussé vers la sortie. De moins en moins légitime dans cette envie de le revoir, de plus en plus, ou juste dans sa présence d’aujourd’hui.  Et c’est pas sa réponse qui va l’aider. « Nan. » Il s’rend compte qu’il a toujours sa cigarette coincée entre les lèvres. C’est pas poli de parler la bouche pleine. Alors il la remet derrière une oreille avant de continuer. « J’veux dire, oué c’est la première fois que j’viens ici, mais nan il m’attend pas. Je suis… » Tu es quoi ? Il sait même plus pourquoi il est venu ici, Seth. En vrai. Pourquoi ?

« Peu importe. » qu’il finit par dire, un peu amer. Les épaules qui se soulèvent brièvement. Aveux à peine voilés de c’te fameuse illégitimité. A être là, à attendre que Toad soit là pour lui, ou à réclamer sa présence. Eclipser sa propre existence. Pour l’instant, et au fond, c’est pas si innocent. Faut bien étudier ce potentiel ennemi. Le poussin est pas sans danger. « Il m’a pas parlé de toi. » Et bim. C’est gratuit. C’est fait exprès, c’est pas gentil, tant pis hein. Il lui faut bien ça à Seth. Les deux secondes de suspend aussi, avant de continuer. « Enfin ça fait pas longtemps que… qu’on s’reparle. J’suis pas encore au courant de tout quoi. Loin d’là. Ahah tu crois pas si bien dire. Vous vous êtes rencontrez comment ? » Quand, où, pourquoi ? Toi aussi tu couches avec ? Ca l’étonnerait même pas en vrai. Y a l’envie d’en savoir plus qui commence à lui ronger les tripes, malgré les risques. Malgré qu’il reste calme, en apparence, le cul sur son banc, les coudes qui viennent tranquillement s’appuyer sur ses genoux, les yeux levés vers le gamin qui se veulent sympas. Apprivoiser le poussin, aviser ensuite.

Plus il le regarde et plus Ezra sent la jalousie grignoter ses entrailles. Ce n'est pas son genre d'être jaloux, il n'est pas quelqu'un d'envieux. Ou peut-être qu'il se fait des illusions, qu'il confond encore ce qu'il est réellement et son idéal. Il pensait pourtant avoir accepté l'idée qu'il est pétri de défauts. Mais, de toute façon, quand il est question de Toad tout est un peu différent. Peut-être qu'il est tombé amoureux de lui parce qu'il l'a sauvé. c'est comme ça dans toutes les séries, dans tous les films, quand le héros (presque toujours un héros) sauve la jeune femme en détresse (presque toujours une jeune femme), elle tombe amoureuse de lui, et comme on aime rêver c'est souvent réciproque même s'il faut parfois du temps au héros pour s'en rendre compte. Malgré lui il espérait un peu qu'entre Toad et lui, ça se passerait comme ça. Les hommes rencontrés virtuellement étaient seulement des péripéties, des obstacles qu'ils finiraient par surmonter pour finir ensemble. Comme ils n'ont pas tout fait dans l'ordre, ils partagent déjà la maison et Ezra joue déjà à la petite femme au foyer, mais à part quelques détails ce scénario lui paraissait presque plausible. Il n'avait pas prévu le retour du mari. Il n'avait pas pensé qu'il pouvait lui-même représenter l'adversité, dans l'histoire, et que le rôle de l'amoureux resté loyal reviendrait à un autre. Et voilà qu'il l'a sous les yeux comme un t'avais tout faux, une clope au bec peut-être pour défier Ezra d'oser lui dire quelque chose. Mais il ne fait aucun geste pour l'allumer, alors pour le moment Ezra peut l'ignorer.

Il acquiesce silencieusement à ce que lui dit ce rival qui n'en est pas un puisqu'il a déjà gagné. Il entend la mesquinerie dans sa voix quand il lui dit « Il m’a pas parlé de toi, » mais peut-être qu'il l'a imaginée parce qu'il tempère presque aussitôt. Un haussement d'épaules. OK, il t'a pas parlé de moi, pas de problème. Et puis il se balance très légèrement sur ses orteils, mal à l'aise, honteux encore une fois, cette fois parce qu'il diabolise Seth par pure jalousie et il n'aime pas être ce genre de personne-là. Il n'aime pas non plus le sentiment de vague victoire qu'il ressent quand il entend que Toad n'attend pas Seth, comme une petite voix malicieuse qui lui susurre que si Seth s'accroche à Toad, la réciproque n'est pas forcément vraie. Pourtant s'il reconstitue l'année passée et qu'il additionne tous les indices, il aurait plutôt de quoi penser le contraire. Le fait qu'il n'ait pas voulu poursuivre le sujet quand il lui a parlé de son mariage, qu'il ait omis le détail que lui et son ex-mari sont encore mariés. La façon dont il pète les plombs quand une enceinte diffuse The End Of The World de Skeeter Davis. Des choses comme ça. Il déglutit, presque douloureusement. Toad est encore amoureux de lui. La pilule a du mal à passer. C'est autre chose que la collection d'amants d'un soir, même si Ezra ne voyait pas non plus ça d'un bon œil.

« Il m'a... Pris en stop. » Sauvé. Ramassé sur le bord d'une route où j'étais en train de cuire, sans amis ni famille, nulle part où aller, les convictions envolées et accessoirement le portefeuille avec elles. Sans rien. « Jz'avais plus rien, il m'a aidé, alors maintenant c'est mon tour. » Il lève les yeux sur le toit pas fini de l'église. Il l'aide, oui, mais pas assez. Est-ce qu'il sait, Seth, que Toad perd les pédales ? Est-ce que c'est à cause de Seth que Toad perd les pédales ? Il repose les yeux sur ce visage taillé pour faire des ravages. « Jze crois qu'il va pas bien en ce moment. Vous trouvez pas ? » Et surtout est-ce que tu m'aiderais, est-ce que tu l'aiderais, ou est-ce que tu es là pour enfoncer le clou ? C'est ce qu'il essaie de calculer, un petit froncement entre ses sourcils et ses yeux verts qui scrutent ceux de Seth, la commissure de ses lèvres et la cigarette qui y est encore collée, défi ou accessoire sans importance, il n'arrive pas à décider.