Il a les yeux dans le vague. Il a les yeux dans le flou. Il y a quelque chose qui clique, rapidement, à l’arrière de son esprit, un tic tac qu’il ne sait pas placer, quelque chose d’incontrôlable et d’incontrôlé, quelque chose de fatal dans sa régularité. Il angoisse, parce que c’est quelque chose qui arrive, ponctuellement, quand il oublie ses médicaments et que tout revient se fixer sous ses semelles, la fatigue et l’envie de rester roulé en boule dans son lit, la culpabilité de ressentir l’envie de ne rien faire et l’angoisse de rester coincé dans son inaction, de ressembler un peu plus à sa grande sœur, de lui voler un peu plus que ses sourires et la forme de ses yeux, que ses expressions et sa passion pour les livres beaucoup trop obscurs. Le monde entier l’attend, il se répète. Le monde entier l’attend et il faut juste qu’il attende encore un peu pour aller le conquérir, juste quelques années de plus, le temps de mettre de côté, le temps d’être capable de tout laisser derrière. Demain, dans une semaine, ou peut-être dans quelques mois, à califourchon sur son vélo et les yeux sur l’horizon, il n’aura plus rien à craindre.

Il avale un cachet.
Il avale une gorgée.

T’es où, Tag, tu te demandes. T’es où Tag, putain, et t’en sais rien, bloqué dans les quatre murs de ton esprit comme un putain de chien de fourrière, à tambouriner et à hurler et à crever parce que rien ne s’échappe de tes lèvres scellées. T’es où, Tag, est-ce que t’es encore là, est-ce qu’il reste quelque chose de toi, est-ce que t’es un fantôme, maintenant, est-ce que c’est ça, ta vie, bouffer des cachets pour éviter de paniquer, bouffer des plaquettes et des plaquettes pour éviter de ressentir, les coller dans ta bouche comme un gamin à Halloween pour éviter de vivre. T’es lâche, Tag, t’es lâche, parce que t’avais promis de pas finir comme ta sœur mais que t’as avalé trop de médicaments pour t’en soucier. T'es lâche, Tag, parce que t'as perdu tout ce qui faisait que t'étais toi, parce que t'as courbé l'échine, parce que t'as arrêté de te battre, parce que t'as arrêté de croire. T’es où, Tag, putain, qu’est-ce qui s’est passé, qu’est-ce qui t’es arrivé, est-ce que c’est le psy qui a fini par te grignoter, est-ce que c’est les antidépresseurs qui ont achevé ton envie de combattre, est-ce que c’est l’apathie qui gagne, finalement, est-ce que t’as tout perdu de toi, est-ce que t’es devenu Deirdre avec ses yeux vides et son champs de ruines dans le bide ? Est-ce que c’est ça, ta vie, maintenant ? Tu me dégoûtes.

T’avales une deuxième pilule.
T’avales une deuxième gorgée.

J’ai plus d’air. J’ai plus de souffle. J’ai plus envie. J’ai plus besoin. J’ai plus rien, de toute façon, bordel, qu’est-ce qui reste quand tout le reste a foutu le camp, quand l’envie est plus là, quand le reste est plus là, quand mon monde c’est une chambre et un taf, un foutu enchaînement qui se répète encore et encore comme un manège qui finira par tout gommer, tout effacer. J’ai le boulot-métro-dodo ancré dans le sang, pas d’aspiration plus grande, pas de possibilité de réussite, j’ai la monotonie de ma classe sociale dans le sang, la fatalité de la génétique dans les os. Je suis pas né pour réussir, je suis pas né pour briller, je suis né pour m’user et pour mourir, pour crever la bouche ouverte et pour rien ressentir, je suis né pour être une main d’œuvre dispensable et pour mourir quand mon temps sera venu, je suis né pour ne pas avoir de visage, pas de rêve, pas d’ambition, pas de voix, pas de destin, pas de passion, je suis une somme de chiffre et de services rendus. Je changerais pas le monde, je révolutionnerais même pas le mien, je suis rien une statistique perdue dans la foule, un anonyme, un trois fois rien, drogué pour accomplir plus, brisé pour accomplir mieux. On me remplacera le lendemain de ma mort et personne ne remarquera rien.

Les mains presque vides,

J’avale un troisième bonbon.
J’avale une dernière gorgée.