L'escalier.

Tombe pas dans les escaliers.

Niamh pouffe de rire, non mais, j'suis pas si drunk ça va, tout à fait capable de marcher sur une ligne droite et de réciter l'alphabet à l'envers merci monsieur l'officier. Tiens, elle se demande comment va Asher, comment va sa St-Valentin, et si elle aurait dû acheter un burrito comme elle avait envie, pourquoi elle ne l'a pas acheté elle en sait franchement rien. Un pied devant l'autre moussaillon, on y est presque, c'est la St-Valentin et elle a un cadeau à donner, elle s'en fout que Novak l'ait fait chier, après tout c'est elle qui a commencé avec ses textos. S'enfuir à Las Vegas et se marier, qu'elle est conne merde, mais bon sang qu'elle se trouve drôle. Après tout ça a commencé en étant juste une blague merdique mais au final peut-être pas finalement. Qui sait de toute façon l'important pour l'instant c'est de monter les escaliers.

Monter les escaliers et pas tomber.

Un pied devant l'autre moussaillon, trois ou quatre de montées déjà, et elle s'empêtre les pieds et tombe face contre terre, y'a quelque chose qui craque mais ça lui fait même pas mal, enfin elle sait pas trop, elle est comme un grand chiffon et elle fait juste éclater de rire, bon dieu Niamh t'as vraiment trop bu. Y'a quelque chose de gluant sur son visage mais elle se relève en s'appuyant sur la peluche qu'elle a acheté, elle avait pas d'argent mais elle en a volé du type qui lui a payé des verres toute la soirée, fallait bien un cadeau pour son valentin. Elle continue de monter, le rire lourd et les membres emmêlés, et elle arrive finalement devant la porte, sa clé est dans sa poche, elle l'échappe, c'est le bordel, bordel.

« Novaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaak. »

Niamh avait décidé de se ramener.

Fallait croire que tous leurs échanges texto se terminaient comme ça, et Novak n'aurait su dire si ça lui plaisait ou pas. Il aurait aimé rester au calme, mais l'agitation qu'elle apportait ne lui faisait jamais ni chaud ni froid. Peut-être que ce serait différent, avec la quantité d'alcool qu'elle avait ingurgitée cette fois. Peut-être pas.

Y avait des chances qu'elle se perde, des chances qu'elle n'arrive jamais. Ça ne lui échappait pas, au géant — et aussi n'avait-il nullement précipité sa soirée. Son téléphone était posé à ses côtés, et il n'avait pas bougé d'un centimètre depuis qu'elle lui avait envoyé son dernier message. Il ne l'attendait pas particulièrement, sachant que le plan pouvait changer à tout moment. Avec Niamh, sait-on jamais.

Quand il entend du vacarme dans le couloir, il sait qu'elle y est finalement arrivée. Elle a trouvé son chemin, et elle a réussi à monter les escaliers sans se tuer. Et une médaille pour Niamh.

Il se lève du canapé en l'entendant beugler son nom, à peine traversé par l'irritation de la voir réveiller l'immeuble au complet. Il ouvre et il la trouve là, tenant à peine debout, du sang partout sur le visage, dans le cou. Il ne retient qu'à grand-peine un soupir alors que sa main se tend pour la rattraper. L'empêcher de s'effondrer. Il l'aide à renter, sans un mot, et referme la porte derrière elle. Pas capable de la lâcher ailleurs que sur le canapé. Et il se penche, les mains sur les cuisses. Il vrille ses yeux perçants dans les siens, inspecte l'état de son nez. « It's broken. How did you break it? » La réponse, il pense déjà la connaître. C'est par politesse, qu'il demande. Pour qu'elle se mette à parler, et que lui puisse l'approcher. Lui remettre le nez en place, pourquoi pas. Elle avait beau être dans un sale état général, il n'allait pas la laisser comme ça. Monstre, parfois — mais y a des choses qui ne se font pas.

Même pas vrai, même pas drunk, elle est sur le fauteuil de Novak, comment elle est arrivée là au juste ? Et y'a le serbe qui la r'garde avec ses petits yeux plissés et sa tronche de gangster, elle a l'air de le déranger et de le faire chier mais ça n'a rien d'inhabituel. Ça flotte dans ses yeux, un peu, juste un peu, et elle cligne pour ramener le monde tout droit, ça marche pas, elle rit un peu. Il parle finalement, et au son de sa voix elle a envie d'enrouler ses bras autour de son cou, son sourire est aussi long que ses jambes, Novak quoi.

Puis de sa question, elle ouvre les yeux grands comme des jetons d'arcade.

« Happy Valentine's Day. »

Et elle lui pousse la peluche sur le torse, l'ourson tenant un coeur en paillettes, et tout son corps penche en même temps, ooh là.

Elle est soûle. Trop soûle pour comprendre ce qui est en train de lui arriver, trop soûle pour même avoir conscience de ce qu'elle fout là. Définitivement trop soûle pour réaliser qu'elle a le nez cassé, ou pour se rendre compte de la tronche de la peluche qu'elle tient dans ses bras. Il lui parle, et il a l'impression que ça rentre par une oreille pour immédiatement ressortir par l'autre. Elle est soûle et, s'il était du genre à s'inquiéter et à s'attarder sur tous les scénarios catastrophes qui pourraient se produire, il pourrait croire qu'elle allait lui tomber là, dans les bras, en coma éthylique, d'une seconde à l'autre. Pourtant, dans ses yeux, y avait rien qui passait. Pas de souci, pas de tracas — rien qu'un calme olympien face auquel elle riait comme une gamine écervelée. Niamh, putain.

Il soupire quand elle prend la parole, et une moue étire ses traits quand il réalise que l'ours en peluche est là pour lui. T'es pas sérieuse, là. Il est pas capable de le prendre dans sa main, mais il n'a pas le choix. Elle l'a planté contre son torse et elle était prêt à le laisser là. Il le tient d'une main, relève la tête vers elle et l'observe. Elle a les yeux vides de sens. Le coeur léger et la tête trop pleine de non-sens pour qu'il soit capable d'avoir une conversation avec elle. Il le sait. « Look at me. » Y a pas trente-six moyens de régler ça, et il le sait. Autant profiter qu'elle est ivre pour se dépêcher, et pour passer à autre chose après. Comme la tenir éloigner de la vodka et du whisky, par exemple.

Ses doigts se placent sur son nez, d'un geste trop expert pour cacher l'habitude qu'il avait de le faire. Il n'attend pas, ne lui demande pas si elle est prête ou si elle veut prendre une inspiration avant d'y aller. D'un mouvement sec, il le lui replace. Elle sentira rien, de toute manière. Vu son état, c'est presque assuré. « Good. » Son gros accent rustre, il ne se force pas pour l'adoucir. Pas avec Niamh. Il ne la regarde même plus. Accroupi là, devant le canapé, il a tourné la tête et il a sifflé. Кербер se glisse jusqu'à eux en trottinant, et le serbe lui tend l'ours en peluche qui lui encombre toujours la main. Tiens, si tu veux jouer. Ou le déchiqueter.

Elle attend le sourire, les remerciements, le bisou même, quoi, c'est un cadeau quand même, elle a fait l'effort de choisir. C'était l'ourson ou la grenouille, elle s'est dit que Novak il aimerait quand même mieux l'ourson, l'idéal ça aurait été un chien mais y'en avait pas. Tant pis hein, qu'elle avait beuglé au pauvre caissier, la prochaine fois j'ferai mes courses ailleurs qu'elle a balancé en parfaite imitation de la vieille retraitée qui a rien d'autre à faire que pourrir la vie des autres.

Mais y'a rien qui vient, juste le visage habituel de Novak qui ne cille même pas devant le cadeau. Elle le regarde, éberluée, mais elle a pas le temps de parler que ses doigts viennent replacer son nez, et ça juste un déclic, un peu désagréable, un peu agréable, et Niamh secoue la tête, elle se gratte le nez. Lui dit juste good, et elle lève le pouce, good, good, it's all good. « I think it was broken. » Qu'elle lance, la voix rauque et maligne.

Elle remarque même pas le chien et comment Novak se débarrasse de son cadeau v'nu du coeur et elle se lève d'un coup sec et vient se fracasser contre lui, une main sur sa joue et son corps collé au sien. « Thanks. » Et elle pourrait se laisser aller dans son odeur, mais alors ses yeux repèrent l'ourson, tragédie, déjà en train de se faire assassiner par le chien, et Niamh lâche un cri. « But-but- » Et elle pousse un peu Novak, en fait elle le pousse,

non,

mais,

ça va pas,

« What the fuck. » Le feu dans les yeux, la colère dans les tripes, elle fixe le serbe. « That was my gift, you dick. I bought it for you. »

Bras croisés, regard noir, corps vacillant.

Il a à peine le temps de tendre l'ours à Кербер que Niamh a déjà enroulé ses bras autour de lui. Il sent le poids de l'irlandaise s'écraser contre lui, et il se retrouve obligé d'enrouler son propre bras autour de sa taille pour l'empêcher de s'effondrer. S'il la lâchait, nulle doute que ses jambes allaient se dérober sous son poids, et qu'elle s'écraserait sur le plancher sans même ressentir quoi que ce soit. Mais il la tient, et il sent sa main se poser sur sa joue. Y a trop d'émotions contradictoires qui se dégagent de la situation, et il ne sait comment aligner ses réactions. Alors il n'en a aucune. Et quand Niamh remarque la peluche déjà entre les crocs du chien-loup, quand Niamh pète son câble et le repousse, la confusion atteint un tout autre niveau. L'émotion reste absente, et la hargne de la rouquine se fracasse contre le géant. Il l'a mise en colère. Il le sait, il le sent — il a beau avoir des aptitudes sociales précaires à l'occasion, ça prend pas un génie pour interpréter ce genre de réaction. T'as merdé, Novak.

Il sait pas trop sur quel pied danser. Il essaie de refouler son instinct, purement et simplement inadapté à ce genre de situation. Parce que Niamh, il n'a jamais su comment la gérer — et ce qui lui convient, c'est qu'elle n'ait jamais attendu ça de lui. Mais là, c'est une autre histoire. Et en plus d'être elle-même, elle est bourrée. Combo gagnant. « Ok, I'm sorry. » Il la guide pour qu'elle ne s'écroule pas, et pour qu'elle soit capable de retomber sur le canapé si ses jambes n'étaient pas capable de la porter. Et il se tourne vers le chien, siffle à nouveau. « Пустити. » Lâche, qu'il dit. Et l'animal lâche. Il ramasse l'ourson, un peu abîmé par les crocs féroces. Il remet un peu de coton dans le bras ouvert, fait en sorte qu'on n'y voit plus que du feu. Il sait pas si ce sera suffisant pour qu'elle lui pardonne, mais une part de lui s'en moque. Tout ce qu'il veut, c'est limiter la crise. Tout ce qu'il veut, c'est qu'une Niamh ivre morte n'ait pas l'idée de mettre le feu à son appartement pour se venger d'un putain d'ours en peluche qu'il n'avait jamais demandé.

L'ours a l'air d'avoir commencé la guerre et d'en avoir été retiré aussi sec. La majorité des dégâts sont empêchés, et Novak le pose sur la table basse sans plus tarder. « Ok now? » Son ton n'est pas mauvais, mais il ne trouve rien de mieux à dire. Y a son anglais qui s'emmêle face à l'absurdité de la situation, et son désir de canaliser au maximum l'énergie soûle de Niamh qui entre en jeu. Tout c'qu'il veut, c'est qu'elle arrête de beugler. Qu'elle arrête de l'insulter, qu'elle arrête de bouger. Qu'elle se calme et qu'elle redevienne peu à peu elle-même, jusqu'à ce qu'il n'ait plus besoin de la gérer. Accroche-toi, mon grand. Parce que, crois-moi, elle va être longue, ta soirée.

Non mais, on fait des choses pour les gens, on s'fend l'cul en quatre pour leur donner un cadeau et faire une belle st-valentin et c'est ça qu'on a en retour ? Pas croyable, pas croyable. Bras croisés, elle attend la défense du serbe, et elle sait qu'elle est en colère mais qu'elle s'en fout en même temps et qu'elle a aussi envie de rire, the whisky effect, ça devrait être un théorème mathématique.

I'm sorry.

Elle le dévisage, elle a envie de sourire là, parce que c'est peut-être la première fois qu'elle l'entend dire ça. Puis elle le regarde reprendre l'ourson et essayer de le réparer, et elle a les grands yeux vitreux qui surveillent l'opération chirurgicale, c'est à crever de rire mais elle reste droite, bras croisés, regard noir quand même. Puis elle le toise, ok now? Plisse les yeux. Négocie et calcule et pèse et réfléchit.

« Where's mine ? »

La sentence tombe. Novak Zoranovic, coupable de pire valentin de l'histoire de l'humanité.

« Where's my gift ? »

C'est l'temps d'te rattraper, big guy.

Visiblement, c'est pas ok. Visiblement, il manque quelque chose pour que le pardon puisse être accordé. Et malgré l'envie de juste arrêter ça là et de la coucher, il sait que ça ne sert à rien de protester. Elle va s'obstiner jusqu'à avoir ce qu'elle veut. C'est dans son tempérament, et il n'a pas le pouvoir de lutter. Pas l'envie, non plus. Tout ce qu'il veut, c'est régler ça au plus vite. Tout ce qu'il veut, c'est ne pas être forcé de rentrer davantage dans son jeu.

Raté. Elle lui demande, where's mine?, et il la regarde sans comprendre. Y a la confusion dans ses yeux, sur ses traits. Confusion qui lui fait froncer légèrement un sourcil, et qui plisse ses lèvres sans qu'il ne puisse le retenir. Where's what? Elle attend quelque chose de lui. Il ne sait pas quoi, mais il sent déjà que ça ne va pas lui plaire. Et puis la deuxième sentence tombe, encore pire que la première. Where's my gift?

You gotta be kidding. C'est écrit au marqueur dans le fond de ses yeux, c'est souligné dans son rictus crispé et le deuxième sourcil qui se fronce. Il a beau savoir qu'elle est sérieuse, ça lui prend quelques secondes pour l'accepter. Irrité du tournant que prend la soirée, blasé de devoir se battre contre la volonté acérée d'une irlandaise bornée. Fais chier. Encore un truc pour lequel il détestait cette foutue société occidentale dans laquelle il avait été jetée. À quoi ça servait, hein ?

Sauf qu'incompréhension ou pas, il n'avait pas le choix. Niamh n'en avait rien à foutre que cette fête idiote ne fasse partie ni de sa culture ni de ses moeurs. Elle voulait un cadeau, et il avait plutôt intérêt à s'exécuter.

Sans un mot, il se retourne. Avise un instant les objets posés à portée de main. Évalue ses possibilités. Y a fort à parier pour qu'elle refuse l'ours en peluche si il le lui redonne. Fort à parier pour que ça ne fasse qu'empirer la situation — merci, mais non merci. Y a pas grand-chose, à côté. Un verre à moitié vidé, une bouteille de whisky. Mais vu son état, on va évité. Y a un paquet de clopes, un briquet à cinquante centimes. Une pointe de pizza. Il pense à la lui donner, mais il se dit qu'elle ne considèrera pas ça comme un cadeau. Vaut mieux faire un effort.

Il tend le bras, attrape le paquet de cigarette à peine entamé, et se retourne à nouveau vers elle pour le lui donner. There you go. Happy Valentine's Day.

Il est pas content.

Boo-hoo.

C'est vraiment pas une bonne idée d'énerver comme ça un gangster serbe aux épaules aussi larges que Capitaine America. Capitaine America version dark, uncensored, où tout le monde crève dans un bain de sang à la fin. Mais bon, elle est assez drunk pour s'en foutre, elle se gêne jamais de toute façon, y'a des gens qui serreraient les fesses à la voir aussi peu préoccupée par le fait qu'elle risque peut-être sa vie. Mais Niamh elle a toujours su que Novak toucherait pas à un cheveu de sa tête, sauf si elle le provoque vraiment, pas comme elle provoque continuellement les choses, mais vraiment le provoquer. Et là, la frontière est mince, elle joue avec le feu, boo hoo, j'fais c'que j'veux. De toute façon y'a trop de whisky (et autres) dans son système pour qu'elle pense correctement.

Elle toise le paquet de cigarettes qu'il lui tend, et y'a rien qui change dans son visage. Des clopes. Vraiment. Sérieusement. Des clopes. Not impressed. Elle ne bouge juste pas, bras toujours croisés, regard toujours noir, corps toujours vacillant, mais peut-être un peu moins, ses pieds sont ancrés dans le plancher, elle fixe Novak.

Do better.

Forcément, ça ne lui va pas. Elle ne bouge pas, n'attrape même pas le paquet. Clairement pas impressionnée, clairement pas satisfaite de ce qu'il a à lui donner. Fais chier. Il n'imagine même pas sa réaction s'il lui avait tendu le verre ou la bouteille — ou pire, encore : l'ours ou la pointe de pizza. Et il essaie de comprendre quel est le bon comportement à adopter pour s'en tirer. Quoi faire, quoi attraper pour faire office de présent. Un présent suffisant à ce qu'elle ne le laisse tranquille pour le reste de la soirée, et qu'elle aille cuver son alcool dans un coin. Ici ou ailleurs, il s'en foutait ; tant qu'elle ne lui demandait pas d'être là à lui tenir la main, tout irait bien.

Il retient un soupir, et quitte la position accroupie pour se redresser. Il laisse le paquet de cigarette retomber sur la table basse, et s'éloigne d'un pas. Pense, Novak. Tu sais qu'elle ne te lâchera pas tant que ce ne sera pas fait. Autant t'en débarrasser.

Il pourrait lui donner le chien.
Non. Il y tient trop. Il s'ennuierait, sans lui. Et puis elle ne parle pas assez serbe pour s'en occuper.

Il pourrait lui donner de l'argent.
Mais elle en a déjà. Et y a fort à parier pour qu'elle n'en veuille pas. Pas assez sentimental, qu'elle dira — ou une connerie comme ça.

Il pourrait l'envoyer chier.
Il pourrait. Mais il ne le fait pas. Il reste là, à chercher comment satisfaire son caprice ivre, à tourner en rond dans son appartement en se retenant à grand-peine de l'assommer pour la jeter sur le canapé, et la récupérer sobre le lendemain.

Ses pas l'entraînent dans sa chambre. Il avise rapidement les lieux, et tend la main pour attraper la première chose qui lui vient sous la main. Puis il retourne dans le salon, s'approche, et lui laisse tomber le t-shirt noir sur les genoux. Pas plus sentimental que des clopes, si on lui demande — mais peut-être que pour elle, ça changera quelque chose. Quoi qu'il en soit, c'est tout ce qu'il a à lui offrir. Et il lui fait clairement comprendre, d'un de ces regards qui veut tout dire. Tiens. C'est à prendre ou à laisser. Et de se pencher pour reprendre le paquet de cigarettes, en tirer une clope et la porter à ses lèvres. Débat terminé.

Et si tu laisses ça, démerde-toi. Ras le cul de tout ça. J'ai jamais d'mandé à être ton « valentin », moi.

Elle sait pas trop ce qui lui prend, de jouer la princesse, de jouer la duchesse pardon. Autant agir comme son titre, quand même, et demander le respect qui vient avec. Alors elle le laisse galérer, le serbe, le laisse réfléchir un peu, se creuser les méninges, c'mon big guy, impress me. Et le monde tourne et retourne et fait des spirales et des pirouettes, mais elle se tient droite, tient son bout de la corde, elle aussi peut être têtue, attention, porter le nom de Brannigan ça ne se fait pas à la légère.

Puis Novak il disparaît, et Niamh se laisse retomber comme un tas de jell-o dans le fauteuil, et maintenant que le regard de Novak lui échappe elle s'autorise un grand sourire et ce petit ricanement silencieux, elle s'amuse beaucoup trop pour son propre bien et bien trop aux dépends d'un gars qu'elle aime bien, au fond. Pourquoi le torturer comme ça ce soir, le serbe, pour une fête dont elle se fout complètement, mais bon n'importe quoi pour bien s'marrer, et la St-Valentin c'est le truc parfait, tout emballé dans un paquet-cadeau.

Il réapparait finalement et elle reprend la face, de la duchesse royale, et c'est un petit tas de tissu noir qui atterrit sur ses genoux. Et alors le jeu prend un tournure qui lui plaît foutrement quand elle réalise que c'est un t-shirt, un t-shirt appartenant à Novak, et ça lui fait bien plus plaisir qu'elle ne l'admettrait en temps normal, mais là c'est le whisky qui parle et il laisse échapper un grand sourire et un petit ronronnement de contentement.

Elle le prend entre ses doigts, testant la texture, c'est un t-shirt comme Novak il en porte tout le temps. Elle relève les yeux vers lui et elle a dix ans, Niamh, c'est vraiment pour moi ? Il a la cigarette entre les lèvres et elle le regarde avec le brasier dans les yeux. « Now we're talking. »

Elle se lève.
Enlève sa veste.
Enlève son t-shirt.
Pas la première fois qu'il la voit en sous-vêtements, et pas la dernière.

Elle enfile le t-shirt, il est trop large pour elle mais à peine trop long. Elle tend le bras et vole une cigarette dans le paquet de clopes rejeté quelques secondes auparavant, la glisse entre ses lèvres, s'allonge le dos, relève les épaules, croise les bras. Enfile son expression la plus sérieuse, et toise Novak d'un air désintéressé. « I'm Novak. I like... » Elle hésite. Creuses ses méninges. « Fuck, what is it? » Le sourire revient, l'espace d'une seconde, et s'efface rapidement. Faut se prêter au jeu. Porter le t-shirt, porter le rôle. « пси. » Dogs. L'accent pourri avec.

Ça la calme. C'est magique, il en revient pas. Pour lui, ça ne veut rien dire — c'est rien qu'un t-shirt comme il en a des tas, et ça ne lui manquerait pas. Mais à en juger le regard de gamine qu'elle lui sert, on dirait qu'il vient de lui offrir la carte vers la caverne d'Ali Baba, ou les clés de toutes les voitures d'un grand prix automobile.

Il attrape le briquet pour allumer sa clope, pendant qu'elle se relève et qu'elle commence à se déshabiller. Il la surveille du coin de l'oeil, s'assure qu'elle ne va pas être soudainement désorientée et s'écrouler. Ce serait triste que son nez soit à nouveau déplacé — triste si sa tête devait se fracasser sur la table basse. Mais ça n'arrive pas. Elle enfile le t-shirt, prend une clope, et se met à jouer. Soûle comme une gazelle noyée dans les barils d'une distillerie, elle commence à l'imiter. Il ne réagit pas, et ne trouve rien à dire face à ça. Il la laisse chercher son mot, et quand elle le prononce, il ne peut pas s'empêcher de la reprendre. « пси. » Avec l'accent juste, celui qui fait que le mot n'en est pas un autre. Avec le ton neutre, froid comme s'il était en train de lui apprendre à parler, et non pas de la reprendre alors qu'elle l'imitait.

Et il voit le sang qui coule toujours de son nez, qui glisse sur son menton, roule sur le t-shirt. Elle est en train de dégueulasser son cadeau, et il n'est même pas sûr qu'elle s'en rende compte. Il profite qu'il n'est pas assis pour faire trois pas vers la cuisine, et il attrape un torchon qui traîne. Le lui balance sans ménagement, se moquant bien qu'elle ne rattrape ou qu'elle l'échappe. « Keep your head down. » Il ne fait pas le moindre effort pour améliorer son anglais. Son cerveau ivre aura qu'à faire le tri entre l'accent serbe et les mots étrangers. Ça va l'occuper. Elle peut continuer de parler si elle veut — il s'en fout. Tant qu'elle ne laisse pas du sang partout sur son plancher, il ne voit aucune raison de protester.

Bien sûr, le jeu ne prend pas avec Novak, bien sûr il ne la trouve pas drôle ou même désagréable, il reste juste de marbre devant son petit spectacle, mais Niamh ne s'en vexe pas. Ça fait pas si longtemps qu'elle le côtoie mais elle est habituée à son manque de réaction. Elle se contente de rire toute seule, besoin de personne d'autre pour s'amuser ou pour rigoler, juste elle et le whisky dans ses veines. Merci bonsoir.

Avec le t-shirt de Novak et la clope entre les lèvres, elle se sent presque comme une gangster serbe, sauf que bien sûr elle a pas la bonne prononciation et quand Novak la reprend elle acquiesce, élève studieuse pour la première fois de sa vie, sa mère doit se réveiller en sursaut quelque part en Irlande. « пси » qu'elle répète, en s'améliorant pas vraiment, mais on s'en fout.

Et elle admire son t-shirt, son nouveau cadeau, elle sait pas pourquoi elle en fait tout un plat ou pourquoi ça lui fait autant plaisir, merde, c'est rien qu'un t-shirt. Keep your head down. Elle reçoit un torchon en pleine figure et elle le rattrape par réflexe, l'alcool lui fait presque manquer son coup et elle ricane quand ses doigts se referment maladroitement autour du tissu. C'est vrai qu'elle pisse le sang depuis tout à l'heure et qu'elle est en train de ruiner son précieux cadeau, alors elle se mets à laver son cou et son menton et le bas de son visage. « Did you know that spiders have blue blood ? Isn't that fucked up ? » Qu'elle déblatère, la clope toujours entre les lèvres, pendant qu'elle s'essuie comme une gamine qui sait pas manger.

Puis elle pense avoir fait un bon boulot, alors elle jette le torchon sur la table basse et se redresse. Elle a une clope à allumer et s'approche de Novak - ses pieds s'emmêlent, et pendant un instant elle pense bien foutre le camp par terre à nouveau -

- mais finalement non, y'a le serbe dans le chemin et elle se raccroche à lui pour pas s'écrouler, rigole doucement en se redressant et va piquer le briquet à Novak, qu'elle sait dans sa poche de jeans. Elle allume, remet le briquet bien à sa place.

Clin d'oeil.

« Isn't it the best Valentine's you've ever had? »

L'accent est toujours aussi atroce quand elle répète, mais le serbe ne l'écoute déjà plus. Il a attrapé le torchon pour le lui jeter, et il est revenu dans le salon sans se faire prier. Prêt à finir sa pizza et son verre, et à s'écraser sur le canapé. Niamh s'essuie le visage, le menton, le cou. Novak ne lui prête pas grande attention ; sa main est allée attraper le cendrier posé un peu plus loin, et il l'a ramené sur la table basse. Elle a continué de babiller, parlant du sang bleu des araignées, lui demandant à quel point c'était étrange. Il ne répond pas, s'en fout — bon sang qu'il s'en fout. Il la laisse dans ses égarements ivres, prêt à retourner vers le canapé pour s'y asseoir, enfin. Repos bien mérité. En espérant qu'il ne prenne pas à l'irlandaise l'idée d'aller se planter un peu plus loin et d'avoir besoin qu'il ne se relève pour l'aider.

Mais il n'a pas le temps d'aller se crasher sur les coussins. Elle a jeté le torchon sur la table basse et elle s'est redressée pour s'approcher. Elle s'emmêle les pieds, et il a à peine le temps de tendre les bras pour la rattraper qu'elle s'y échoue. Élégance zéro, et bien décidée à continuer de l'emmerder. Quelle idée de l'avoir laissée rappliquer.

Il ignore son rire, sent sa main s'enfoncer dans sa poche de jean, et elle en tire le briquet pour allumer la clope qu'elle lui a volée. Et il ne comprend pas pourquoi elle a fait tout un foin de recevoir le paquet en guise de cadeau de Saint-Valentin, alors qu'elle a l'air de prendre plaisir à s'en griller une sans lui demander la permission.

Le briquet retombe dans sa poche, et elle lui fait un clin d'oeil. Obligée de lever le nez, rien qu'un peu. Beau nez pété, qui va mettre quelques jours à cicatriser. Qu'elle risque de sentir brûler, demain matin, lorsqu'il allait lui falloir revenir à la réalité. « I never had one. » Mots lourds, mais pas grognons. Il reste blasé, ses yeux dans les siens, la clope au bec. Un bras pour prévenir la chute de la rouquine, qui ne saurait tarder. L'autre qui éloigne la cigarette de ses lèvres, alors qu'il expulse la fumée dans une autre phrase tout aussi empotée. « Keep your head down. » Il se répète, il s'en fout, elle n'a qu'à écouter. À moins qu'tu veuilles pisser l'sang sur mon t-shirt toute la soirée ?

Le goût de la cigarette lui fait du bien, on dirait que ça la calme, et l'odeur de la fumée l'apaise. Elle tire sur la clope et elle se laisse retomber vers l'arrière, retenue par le bras de Novak qui lui permets de s'écrouler sur le fauteuil sans se briser quelque chose d'autre.

I never had one.

Elle le dévisage, le serbe, yeux ronds, cigarette oubliée au bout des lèvres. « What?! » Il lui répète de garder la tête baissée, et elle obéit sans trop réfléchir, malgré le fait qu'elle soit un peu sonnée par l'aveu. « What do you mean, you've never had one? You've never had a Valentine? » Elle plisse des yeux, le regarde, ses yeux vitreux, remplis de whisky.

« That is so fucking sad. » Elle secoue la tête. « Well that's it. You're definitely my Valentine now. We need to like... Make this fucking epic. Like... so you remember it forever. » Elle sourit, grand sourire, lèvres tachées de sang.

« Whatcha wanna do ? Tell me what you'd like. I'll make it happen. »

Ça a l'air de l'étonner, la rouquine. Elle peut pas croire qu'il n'a jamais eu personne pour célébrer cette fête bidon. Et elle a raison sur une grande partie de la ligne — il mentirait s'il disait qu'il n'avait jamais côtoyé quelqu'un avec qui ce genre de soirée aurait pu se dérouler. Mais il ne ment pas quand il dit qu'il n'a jamais eu de valentine. Parce qu'il n'a jamais fêté tout ça, et que Katja n'avait donc pas à endosser ce rôle. Il ne sait pas si Niamh fait la part des choses. Sûrement que non, à la voir s'écrouler sur le fauteuil dans un élan d'indignation.

Elle garde sa tête vers le bas pour laisser le saignement retomber, et le serbe ne peut s'empêcher de s'approcher et de se pencher pour lui remettre le torchon bien en main. Garde ça en dessous, tu veux ? « No. » Il a pas envie de rassembler les mots qu'il faut pour lui expliquer que cette tradition, il l'a plus ou moins découverte en arrivant ici. Il a pas le coeur de lui péter sa bulle — pas le courage de se forcer à déblatérer des mots qui lui rentreront dans une oreille pour ressortir par l'autre. Merci l'alcool, merci les yeux vitreux et le sourire ensanglanté par le nez pété.

Elle trouve ça triste, elle veut tout faire pour qu'il passe une bonne soirée et qu'il s'en souvienne. Il sait pas trop comment le lui dire sans grogner, ou sans la frustrer dans cet état sensible où elle semble naviguer. Mais il n'a jamais su préserver les gens, retenir les mots. Lâcher autre chose que de la sincérité, ça n'a jamais été sa tasse de thé. « Not sad. We just don't celebrate it. » Et il ne voit rien de triste là-dedans. Ça économise du temps, et de l'argent. S'il avait envie d'offrir quelque chose à Katja, y avait pas un jour de fixé dans l'année pour le faire. Pas besoin de ça.

Il se retient de lui dire qu'il ne risque pas d'oublier la soirée, quoi qu'il en soit. Elle a déjà rendu ça assez inoubliable pour qu'il n'en veuille pas plus. Mais il a peur de la vexer, la duchesse auto-proclamée. Faut dire qu'elle a l'orgueil lourd et la tolérance légère, dès qu'elle est un peu imbibée. « I want you not to puke on my couch. Or bleed too much on it. » Y a déjà suffisamment de sang avec celui que j'ramène.

Il veut rien d'autre, et il ne s'embarrasse même pas de rebondir sur ce qu'elle lui dit. Il ne veut pas d'une soirée plus épique qu'elle ne l'était déjà. Alors il reste là. Attrape le cendrier posé sur la table, y tapote sa cigarette, et le pose sur les genoux de Niamh. Laisse pas ta merde retomber sur mon fauteuil non plus, tu veux ?

Not sad. We just don't celebrate it. Oh. Ouais. Des fois c'était à oublier que le serbe venait vraiment de la Serbie et que son arrivée était récente, et que la Serbie c'était comme un peu le monde à l'envers. Niamh avait toujours pensé que ce genre de fête pourrie, c'était international, le peuple de la terre entière écrasée par la société de consommation, entassés dans les magasins grande surface pour les chocolats en solde, les livreurs de fleur avec du boulot par-dessus les bras et tous les couples qui ont ou manquent leur orgasme. Bon bah, faut croire que non.

« Oh » qu'elle répond donc, expirant la fumée conservée dans sa bouche, torchon sur les genoux. Elle le reprend et se le garde sous le nez. Puis il dit qu'il veut pas qu'elle vomisse, ou qu'elle saigne, ou qu'elle fasse une connerie quoi. Elle sait c'que ça veut dire tout ça, reste tranquille, me fais pas chier, et Niamh elle sourit de son sourire de diablesse. « I'm drunk. Not stupid. »

Wink wink.

Elle ramène ses genoux et se mets confortable dans le canapé, et tapote la place à ses côtés. « Why don't you sit down, hot stuff ? » Sa voix est pleine de langueur, pleine d'alcool, son sourire est malicieux, mais ses yeux ne mentent pas, elle est sincère. « I'll be good. Pinky promise. » Un truc qui veut rien dire, mais c'pas ça l'important.

C'est l'intention qui compte, non ?

I'm drunk. Not stupid.

Il le sait. Pas besoin de le lui dire, pas besoin de le lui répéter. Il n'a jamais prétendu qu'elle était stupide, et il n'aurait jamais le culot de l'avancer. Il sait bien qu'elle a les méninges qui filent plus droit que beaucoup, la Brannigan. Il sait qu'il faut s'en méfier — mais il sait aussi qu'elle est ivre, et qu'elle s'est bien pété le nez dans les escaliers. Y autant de chances pour qu'elle continue à répandre le chaos chez lui que de chances pour qu'elle ne finisse par lui sauter au cou pour lui partager son haleine alcoolisée. T'es pas stupide, Niamh. Mais j'te connais.

Le surnom qu'elle lui balance le désespère, mais il s'assoit sans protester. Il sait qu'il n'y a rien à en tirer. Il sait que Niamh a décidé de profiter de sa soirée. D'en profiter chez lui. Il sait qu'elle lâchera pas l'affaire de Saint-Valentin, et qu'elle va vouloir le baptiser à cette fête stupide dans les règles de l'art. Et l'espace d'une seconde, il regrette d'avoir répondu au texto qui les a menés là. Pourquoi t'as fait ça, hein ? Parce qu'il est honnête. Parce qu'il l'aime bien. Parce qu'il s'en fout d'avoir une tignasse rousse collées aux basques. Et parce qu'il ne s'attend pas à ce qu'elle sache se tenir — même sobre, elle a jamais su.

Il pose son cul à ses côtés, ignorant la promesse vide de sens qu'elle jette en l'air, et balançant son bras derrière sa tête pour caler son poignet entre sa nuque et le dossier. Il reprend le cendrier de sa main libre. Échouée au bord de ses lèvres, sa cigarette est presque terminée. Ses yeux s'attardent sur le chien-loup, couché un peu plus loin, qui ne lâche pas des yeux la peluche éventrée qu'on lui a arrachée. Sorry buddy. Moi non plus, j'avais rien demandé.

Le silence retombe. On aurait pu croire à les voir là, assis sur le canapé avec des cigarettes presque terminées, l'expression blasée de Novak, la gueule en sang de Niamh, que c'était vraiment pas leur soirée, que c'était une St-Valentin ratée dans les grandes longueurs.

Mais ça, c'était pour ceux qui ne les connaissaient pas, que ce n'était pas le tableau d'une soirée qui avait mal tournée, mais juste une soirée parmi tant d'autres, et même une plutôt bonne.

Niamh reste là quelques instants, la tête qui tourne et le nez qui saigne de moins en moins. Elle garde le torchon là où il faut, et finit par suivre le regard du serbe vers le chien, qui lorgne l'ourson en peluche à moitié recousu. Et ça prend plusieurs secondes, mais Niamh s'allonge le bras pour attraper l'ourson et elle le lance au chien qui se remets au boulot de le décapiter.

Elle sourit.

Elle se penche sur le côté.

Elle pose sa tête contre Novak.

Continue de sourire.

Best V-Day ever.