Le monde ne tourne pas rond, pas dans ta tête en tout cas. Dans ta tête à toi, le monde circule dans tous les sens, se retourne, file en ligne droite, reviens sur ses pas, te fait un grand sourire, laisse un rayon de soleil t’éclairer ou te cache la lune quand tu veux l’admirer. Le monde n’est ni gentil ni méchant, il est juste là et tu dois apprendre à marcher dessus. Parfois tu y arrives, parfois tu as la sensation de tomber. Aujourd’hui, c’est un jour sans, un jour sans équilibre, un jour sans sourire, un jour sans soleil. Aujourd’hui, tu trouves que le monde bouge beaucoup trop, se secoue dans tous les sens, et tu en as la nausée, la nausée au bord des lèvres, la nausée au creux de l’estomac. Tu n’aimes pas te sentir mal, Rez, tu n’aimes pas car tu ne sais pas quoi faire. Tu es le rire et la lumière, tu n’es pas les larmes et le mal-être. Ça te fait tanguer, ça te fait trembler, et tu te dis que finalement, tu es bien folle. Tu n’aimes pas penser comme ça, Tereza, tu n’aimes pas laisser ces idées dévorer ton cerveau. Tu en as besoin, après tout, de ton cerveau. Malgré ce qu’il se dit. Mais tu t’en fiches de ce qu’il se dit, tu t’en fiches de l’avis des autres. Déjà que tu l’ignores fortement, le tien d’avis, ce n’est pas pour donner de l’importance aux autres. Ça n’a jamais été ton genre. Encore moins aujourd’hui.

Aujourd’hui, tu essayes juste de rester saine, plus que d’habitude en tout cas. Tu as besoin de faire quelque chose, de t’occuper, de laisser tes mains s’agiter pour ce que ne soit plus tes jambes qui tremblent. C’est pour ça que tu te retrouves devant le 2B, des carnets sous les bras, des palettes dans ton sac, un sourire un peu cassé au bord des lèvres. C’est pour ça que tu entres dans l’appartement sans frapper, car t’as l’habitude d’aller et venir, et que Nur t’a déjà dit que personne n’était là sauf Felix. Ça t’arrange. Tu as adores les autres collocs, la question ne se pose pas, mais là t’es pas dans l’état de voir plein de monde. T’as juste besoin de ta bulle, de tes couleurs au bout des doigts, et de ton ami à tes côtés. Pour une fois, tu veux être égoïste Rez, tu veux ne penser qu’à toi, tu as besoin de ne penser qu’à toi.

Alors tu débarques dans le salon, Felix installé sur le canapé. Tes petits pieds résonnent sourdement sur le sol, comme des petites pattes de chats, et tu laisses tomber tes affaires sans réfléchir. Sans que le jeune homme ne puisse réagir, tu fais soudainement le koala sur lui, ton visage coincé contre son cou. Tu te dis, finalement, que tu n’as plus très envie de bouger. Peut-être que tu peux rester là pour le reste de ta vie. « Felix, je déteste le monde. » Ta voix est enfantine, c’est ce qu’il te faut pour ne pas simplement fondre en larmes. Tu détestes pleurer devant les autres, tu es le rayon de soleil, pas le nuage de pluie. « Je ne veux plus jamais bouger de tes bras. » Tu relèves ton regard vers lui, un regard digne du Chat Potté, un regard que tu travailles depuis des années. « Tu veux bien peindre avec moi ? »

Painting is the silence of thought and the music of sight ☾ T'es seul à l'appart, la paix et le silence pesant sur tes tympans habitués au boucan de sept personnes qui vivent ensemble. T'aimes pas particulièrement ça. Voire pas du tout, en fait. Toi t'as besoin de bruit de mouvement de vie. Et là, c'est beaucoup trop calme. Ca te met mal à l'aise. Tu tournes en rond, lion en cage prisonnier de ses pensées, avant de t'affaler sur le canapé, un bouquin dans les mains pour tenter de t'échapper. Enfin plongé dans le paradis artificiel d'un monde parallèle, t'entends pas la porte s'ouvrir. T'entends pas les pas mesurés de Rez sur le parquet du salon, ses affaires qui s'écrasent au sol ses pensées qui te hurlent à l'aide. Par contre, tu sens très bien son poids plume s'affaler de tout son long sur toi. T'es surpris mais tu reprends vite tes esprits, posant ton livre sur la table et entourant Tereza de tes bras. Tu sais d'instinct que quelque chose va terriblement mal, qu'elle est venue se réfugier dans sa bulle de confort et de sécurité. Tu sais pas ce qui va pas, pas encore, et pourtant y a ton cœur qui tambourine dans ta poitrine qui se serre qui hurle à la vengeance contre la vie, contre la personne qui a osé blesser une âme aussi belle. « Felix, je déteste le monde. » T'as mal. T'as putain de mal parce que pour qu'elle dise ça, faut vraiment qu'il y ait un truc qui aille pas. Tu la connais pas depuis longtemps mais t'es observateur, tu te targues de savoir bien lire les gens. Et sur son visage d'ordinaire ensoleillé, tu vois que des nuages. Malgré tout, tu ris, le son résonant dans sa cage thoracique coulée contre la tienne. « Non Reza, c'est faux et tu le sais. T'es comme moi. On aime bien trop la vie pour détester le monde. C'est un jour sans, c'est tout. Ca ira mieux. » Elle se blottit contre toi, son petit corps s'emboitant dans le tien, sa tête calée contre son épaule. « Je ne veux plus jamais bouger de tes bras. » Tu resserres ton emprise autour d'elle, une cage de chair et de sang pour la protéger contre l'extérieur les peines de la vie les problèmes les soucis. « Rien ne t'y oblige. » Tu déposes un baiser sur le haut de sa tête. « Tu veux bien peindre avec moi ? » Ton éternel sourire revient à la charge. Tu hausses un sourcil, amusé par son changement d'avis soudain. « Je croyais que tu voulais plus bouger ? »

Felix a raison quand il te dit que c’est faux et tu le détestes pour ça, tu l’aimes pour ça, tu le détestes et tu l’aimes à la fois, car c’est exactement ce que tu as besoin d’entendre, mais ça fait si mal. Tu voudrais dans ton mal-être qu’il ait tort, qu’il te dise que le monde est pourri, que vous êtes les seules personnes bien, que personne ne vaut le coup, mais lui comme toi, vous savez que ce n’est pas vrai. Pourtant, out serait plus aisé si tu n’avais pas à te soucier du reste du monde, si tu te moquais du reste des personnes, si tu ne pensais qu’à toi, à Felix aussi un peu, si ton cœur n’était pas aussi gros et les déceptions aussi douloureuses. T’es encore mal après Seven, t’es encore mal après tout ce que ton frère t’a dit, t’es en colère contre lui, mais tu souffres aussi, désespérément, terriblement. Tu voudrais le haïr, tu voudrais pouvoir lui tourner, mais t’en es incapable et c’est bien ce qui te fait autant souffrir. « Je sais », tu réponds, boudeuse, ta voix camouflée par le torse de Felix contre lequel tu te caches.

Tu bougonnes quand il se moque gentiment de toi, mais tu n’es pas réellement agacée, c’est juste pour l’effet, pour le principe, pour lui montrer que tu n’es pas encore toi-même. « On peut faire peinture, câlins, peinture, câlins, chinois, peinture, câlins… » Ton programme a peut-être l’air de celui d’une enfant de six ans, mais tu t’en moques. Tu n’as ni envie de rien de plus, ni envie de rien de moins à l’instant même. Juste Felix, toi, et votre bulle à tous les deux. C’est un moment dans le temps et dans l’espace qui te permet de ne plus penser à rien, qui te permet de ne penser qu’à toi, qu’à lui, qu’à vous. C’est un moment magique et le premier qui essaye de le briser aura à répondre devant toi.

Tu ne laisses pas à Felix la possibilité de protester alors que tu le traînes hors de son canapé, que tu l’assoies par terre, que tu commences à étaler tes carnets. Tes palettes ne sont que la peinture à l’eau, mais c’est suffisant pour ce soir, c’est tout ce qu’il vous faut. « Je veux peindre avec toi. » Même toi tu grimaces face à ta voix catégorique, tu relèves un regard vers Felix, moue boudeuse et yeux brillants. « Si tu veux bien sûr… » Tu sais que tu t’es imposée à lui, que tu ne lui as pas trop laissé le choix. Tu le connais assez pour te douter qu’il va accepter, mais tu ne veux pas l’obliger non plus.

Ta voix est presque joyeuse lorsque tu te lèves, les deux palettes dans les mains, et que tu te diriges vers la cuisine. « Je vais mettre de l’eau dans la peinture ! »

Painting is the silence of thought and the music of sight ☾ Elle grogne quand tu lui fais remarquer qu'elle se contredit. « On peut faire peinture, câlins, peinture, câlins, chinois, peinture, câlins… » Tu ris, un rire fort et franc comme t'en as pas lâché depuis longtemps. Ca libère ta cage thoracique, tu respires tu vis. C'est vrai qu'elle a pas tort. C'est sympa comme petit programme. « Comme tu veux, moi tout me va, tu sais. Je suis aux ordres de la princesse. » Tu lui lances un clin d'œil. Elle se relève d'un bond et te tire du canapé. Surpris, tu manques de te ramasser face contre le tapis, mais tu te rattrapes in extremis et elle t'assied de force sur le sol que t'as failli embrasser quelques secondes avant. Tu souffles, un peu énervé à l'idée de te faire traiter comme une marionnette, mais c'est Rez, alors c'est pas grave. Rien n'est grave quand il s'agit d'elle. Tu ferais tout pour cette fille, tu braquerais une banque tu cacherais un corps tu la tiendrais toute la nuit pour qu'elle trouve le sommeil. T'as l'impression de te retrouver dans ses yeux trop grands trop bleus trop pleins de la douleur de pas pouvoir sauver un monde gangréné. « Je veux peindre avec toi. Si tu veux bien sûr… » Elle te regarde avec ses yeux de biche et ses cils qui papillonnent, jeu de charme bien inutile puisque tu lui cèdes tout. C'est déjà dans la poche c'est déjà acquis adjugé vendu. « Bien sûr que je veux, andouille. Tu crois quand même pas que je vais refuser ? » Et voilà qu'elle se relève aussi sec, direction la cuisine. « Je vais mettre de l’eau dans la peinture ! » Tu secoues la tête, un sourire aux lèvres. « Euh, Rez, on est chez moi, tu te souviens ? J'ai de la gouache et des toiles et tout ce qu'il faut dans ma chambre hein, suffit de demander si t'en veux. »

Tu n’es pas du genre à jouer à la précieuse, à aimer ordonner les gens, à ce qu’on te voit comment une princesse capricieuse. T’as le cœur sur la main et au bord des lèvres, t’offres dès que tu peux et t’as toujours un sourire pour les autres. Mais il y a un truc, quand Felix t’appelle princesse, un quelque chose qui étire tes lèvres et te fait te sentir plus légère, un plaisir, une envie, une joie. Tu t’emportes, et tu le sais, mais c’est Felix et il ne dit rien, il te sourit, il rit, il fait tout ce qu’il faut pour que tu te sentes mieux et tu te sens tellement reconnaissante envers lui que tu pourrais pleurer. Sauf que tu veux pas pleurer, t’en as marre de verser des larmes, t’es faite pour rayonner pas dépérir, alors tu caches le tout derrière un sourire plus grand que toi encore. Et tu l’aimes Felix, tu l’aimes presque autant que Mihail, vous n’avez peut-être pas le même sang mais il est autant ton frère que ton jumeau, il est plus ton frère que Seven ou Valerian. Il est précieux.

Tu hausses les épaules face à sa réponse, insouciante mais pas irréfléchie, et ton sourire est plus posé alors que tes yeux le regardent avec adoration. « T’as beau dire que tu suis mes ordres, t’as le droit d’avoir tes propres envies. Si tu m’avais dit non pour la peinture, j’aurais compris. » Parfois tu te demandez, Rez, si on te sous-estime vraiment ou si on pense juste que tu vis avec le vent sans jamais te poser. Parfois, c’est blessant, mais c’est Felix et tu sais qu’il ne veut que te faire plaisir. Il t’arrête même dans ton élan pour te rappeler qu’il a de quoi faire et tu te sens penaude, mais amusée, tu le suis en trottinant, enfant de quatre ans et pas adulte de dix-neuf ans. « Je ne voulais pas gâcher ton matériel pour gribouiller. » T’as des envies Rez, des pulsions, des moments qui t’arrivent et repartent aussitôt. L’art n’en a jamais fait partie, tu t’acharnes depuis que tu peux tenir un crayon, et t’as toujours des couleurs plein les doigts. T’aimes partager ça avec Felix, parce que Felix te comprend, Felix te ressent, Felix sait et il n’y a rien de plus important.

Tu lui plantes un baiser sur la joue alors qu’il a sorti son matériel, parce que rien ne sera jamais assez pour lui montrer à quel point il est merveilleux. « T’es le meilleur d’entre tous. » Tu le suis à nouveau dans le salon, atelier temporaire, camp posé au milieu de la pièce. Si les autres reviennent, ils vont râler ou rigoler, mais vous êtes bien partis pour ne plus bouger. « On parle de moi, mais toi comment tu vas ? T’avais ton regard tout nuageux quand je suis arrivée. »