Il a mal Edmon, le sang qui tache sa chemise, collant le tissu contre la plaie béante. Il a terriblement mal. Mais il continue de courir, pas question de s’arrêter. Il doit sortir de là, de l’infame Cour des Miracles, là où il avait cru pouvoir revenir comme si de rien n’était. Et tout ça pour quoi ? Pour une enquête ? Je vous jure Tréville, j’y arriverais. Et il y avait cru lui aussi Edmon, quand il s’était faufilé au petit matin, le corps enroulé dans des loques ramassées sur un mendiant pour quelques pièces.
Pourtant il a mal. Une lame cachée, poignard de lâche dans la manche, plantée au creux de son abdomen. Et plus encore s’il n’accélère pas la cadence. Les hommes de Grenouille sont là, derrière lui, il le sait, il les sens. Pardon Tréville, j’ai failli. Et demain surement qu’on trouvera son cadavre dans une marre de boue sur les pavés de la ville, encore un Mousquetaire à échouer et le Roi qui s’impatiente.  
Mais il ne compte pas abandonner tout de suite Edmon, tant qu’il est encore lucide, tant qu’il a encore de la force, il compte sur l’adrénaline qui lui permet de s’extirper des ruelles meurtrières, se traine encore sur quelques croisements, finit par enfoncer la porte arrière d’une maison. On lui pardonnera surement l’intrusion quand il montrera son insigne ordre du roi ou mission secrète.
Il flanche Edmon, quand les escaliers se font trop abruptes, quand il enfonce la porte avec ses dernières forces avant de s’effondrer dans ce qui semble êre une chambre. Sa chambre. « S’il vous plait ne criez pas » qu’il arrive à articuler, quand ses yeux se posent sur le charmant visage apeuré. Dommage, il aura fallut attendre sa mort pour enfin rencontrer un Ange. Et son cœur qui manque un battement, sans qu’il ne sache vraiment pourquoi.

   

« S'il vous plait, ne criez pas » Le bruit sourd d'un corps qui tombe sur le plancher ; elle aurait reconnu la voix d'entre mille. Déjà ? « Non, non, non, non » Et c'est encore l'erreur fatale, que de se retourner sur l'Eurydice à son Orphée. Se retourner, se jeter à côté, écraser de toute ses forces les pétales du coquelicot qui fleurit sur sa chemise. C'est toujours les mêmes yeux qui la fixent comme si c'était la première fois. « Pas maintenant, allez, regarde moi, c'est pas pour maintenant » C'est pour plus tard, qu'importe ton prénom dans cette faille là. C'est jamais le prénom qui importe. Qu'y a-t-il dans un nom ? Ce que nous appelons rose, par n'importe quel autre nom sentirait aussi bon. Ce que nous appelons, prions, conjurons, crions, hurlons, arrachons d'entre les sanglots, par n'importe quel autre nom mourrait tout autant. Qu'importe les traits de son visage, qu'importe la lame, le poison, l'erreur de jugement, l'embuscade, la catastrophe naturelle, le mauvais endroit au mauvais moment. Toujours. Le. Mauvais. Moment.

Elle l'étreint comme il est humainement possible d'étreindre un corps sans l'étouffer lorsqu'elle sent les muscles s'endormir contre elle. La rue en contre-bas fait résonner des pas trop appuyés, trop pressants. S'ils étaient cléments, ces hommes l'aurait déjà retrouvé. Et qu'on en finisse maintenant, c'est toujours insoutenable, la seconde où elle se retrouve à nouveau seule. « JUSTE UNE MINUTE » qu'elle implore, les yeux rivés au plafond qui se sent bien navré qu'on le confonde avec quelqu'un de plus grand. Juste une minute, s'il vous plait. J'en mérite plus, pour tout ce que vous m'avez fait, je mérite plus que ça. « Tout va bien, tu vas bien, je suis là » La voix dérape, tout dérape, elle a arrêté d'espérer qu'un jour le hasard les fasse se coordonner. Rien qu'une fois, c'est trop demandé ?

 

Non, non, non, non. Il voudrait lui demander pardon, pardon d’être arrivé comme ça, de s’écrouler sur son tapis, de dégueulasser son sol. Promis il voulait pas. Alors pardon. Pardon. Pas maintenant, allez, regarde moi, c'est pas pour maintenant . C’est étrange quand même, si la belle hurle, ce n’est pas pour le dénoncer, et c’est dans ses bras qu’il se retrouve transporté. « Pardon » pardon quand même parce qu’il est un gentleman, malgré toutes les horaires qui peuvent circuler sur lui dans les tavernes.
Il souffre, respiration sifflante entre ses dents, mais pour rien au monde il ne demanderait à la jeune femme de le lâcher. Y a pire comme mort pas vrai ? Il aurait pu finir étalé sur le pavé, la gorge tranchée dans le fumier. JUSTE UNE MINUTE ! une minute de quoi ? Comment ? Les mots valsent, il vacille, tâche la jolie étoffe de sa robe avec ses doigts crasseux, d’avoir trop trainé sur la pierre, le sang qui coagule sous ses ongles. Il aimerait bien avoir une minute, une minute sans folie pour essayer de démêler l’invraisemblable, trouver un semblant de vérité dans tout ce foutoir. « J’ai mal » mal au cœur et mal à l’âme. C’est ça qu’on ressent quand on se retrouve face à son reflet dans le miroir du temps ? Le voilà qui délire. Le sang, trop de sang, l’hémorragie.
Tout va bien, tu vas bien, je suis là. Elle a une voix rassurante l’Ange, même si il peut entendre les élans de détresse dans le fond de sa gorge. Pourquoi ? Il n’est qu’un étranger qui lui apporte plus de douleur que de bonheur. « J’savais bien qu’y avait plus belle que la Reine » [/color] c’est stupide, tu délire Edmon, range tes mains, la touche pas. Mais il y arrive pas. C’est une pauvre trace rougeâtre qu’il laisse sur ses joues d’albâtre, une touche de couleur sur un visage qui semble avoir vu un revenant. « Edmon De Lavallière, Mousquetaire du roi, pour vous servir » qu’il reprend néamoins, chaque mot baffouillé de douleur, les muscles qui se crispent. « Et vous Ma Dame ? Dieu vous a donné un prénom quand il vous a chassé du Paradis » c’est Aramis qui se foutrait de sa gueule, plus piètre charmeur, Paris n’en a surement pas vu beaucoup. C’est Edmon pour vous servir, du moins, plus pour très longtemps.


 

J’ai mal Le sang s'écoule tellement, jamais elle n'aura assez de mains pour tout contenir. Il y en a déjà une posée sur le cœur d'Edmon, élan de désespoir, à écouter la moindre note pour peu que ça batte encore. Bat, bat, bat. C'est pas grave, tu sais, si tu ne te bats pas. Elle écrase les cheveux désordonnés, retrace les traits du visage ; jusqu'au bout des pommettes, ce côté téméraire. Bien sûr qu'il va se battre, ça la fait sourire tristement. Il ne sait pas. Il ne sait jamais. « J’savais bien qu’y avait plus belle que la Reine » Téméraire et charmeur ; forcément, le temps a su choisir ses constantes. La dose létale parfaite, la pique dans le coeur, la croix noire sur les artères comme sur une carte au trésor. Ici, que dit la croix. Coupez juste ici, qu'elle insiste. Le mourant a la main tranchante contre sa joue. Ici. Et le cœur se noie au fond de la cage. « Arrête, tu vas te fatiguer pour rien ... » Le froid convulse, les muscles tressaillent, la mort tape du pied dans un coin. Impatiente, jalouse, possessive. A moi, elle rappelle, les crocs sortis. « Edmon De Lavallière, Mousquetaire du roi, pour vous servir » Une autre profession moins dangereuse, un rang moins chevaleresque, est-ce que ça aurait changé quelque chose à la donne ? Elle a l'intime conviction que non. « Et vous Ma Dame ? Dieu vous a donné un prénom quand il vous a chassé du Paradis ? » J'aime pas Dieu. On évite sûrement d'annoncer ça à quelqu'un qui meurt. « Scarlett » Dans des circonstances moins funèbres elle aurait étendue une paume, la bienséance le voudrait. Mais la bienséance devrait comprendre qu'elle n'est pas la seule à vouloir des choses. Alors elle capture quand même les phalanges d'Edmon des siennes. « Enchanté, encore » Toujours. « Ça faisait longtemps » Une éternité ou deux, une minute, à peine plus. Le chagrin rend insensible aux horloges. « C'est toi qui me l'a apprise, celle-ci, tu te souviens ? » Elle veut parler de la mélodie qu'elle fredonne. Un enchaînement de croches d'un autre temps ; lequel, elle a oublié. C'est un souvenir heureux, un soir d'été, une parenthèse entre la vie et la mort. Doucement, elle le berce dans ses bras. « Tu as improvisé les paroles du deuxième couplet ; c'était trop triste à ton goût, je crois » Ou au sien. Comme elle dit, elle a oublié. 

Arrête, tu vas te fatiguer pour rien ...Il est infatigable pourtant Edmon, du genre à pouvoir chevaucher des jours d’affilée, intrépide, téméraire, un foutu mousquetaire quoi. Il est infatigable, mais elle ne semble pas le voir. Non. Elle s’arrête sur la douleur qui tire ses traits, sur le sang qui s’épand sur sa chemise, tout ce qui semble trop évident. Il voudrait lui dire que c’est rien, que c’est pas quelques mots, quelques coups de couteaux qui vont l’arrêter, l’envoyer dormir pour l’éternité. T’es sur Edmon ? T’es sacrément mal barré cette fois pourtant. Mais y a un truc dans l’air, un truc dans son regard, comme un écho qui fait sonner quelque chose de différent en lui. Il a pas peur Edmon. Remarque il a jamais vraiment eu peur. Mais dans le regard de la belle, il pioche autre chose. Sérénité. Le sourire qui s’envole, les mots qui fusent, il fait toujours mouche Edmon, que ça soit au mousquet ou en amour. Et ses lèvres qui s’étirent en un fin sourire quand il réussit à lui arracher un prénom. Scarlett « Ecarlate » qu’il traduit, maigre notions d’anglais à force de négociations politiques. Il rigolerait bien si ça n’était pas si douloureux. Scarlett, comme le sang qui s’écoule lentement, y a plus rien à essayer. Tant pis on s’est bien amusé pas vrai ?
Enchanté, encore. Il divague, ne relève pas, se concentre sur ses doigts dans les siens, la douceur de sa paume. Il se dit que si Dieu est clément, il lui permettra de rester encore un peu, juste un peu pour profiter. C’est pas tous les jours qu’on croise une Scarlett, parait que ça arrive qu’une fois dans une vie. Ça faisait longtemps. Les doigts qui s’accrochent aux siens, le regard qui se voile. Pas maintenant, pas encore qu’il voudrait supplier. Il est pas prêt. Presque. Mais pas tout à fait. C'est toi qui me l'a apprise, celle-ci, tu te souviens ? Ca le frappe, la nostalgie, c’est intense, quand la voix de Scarlett s’élève dans la pièce. Il reconnait les paroles. Non. Il connait les paroles. Tu as improvisé les paroles du deuxième couplet ; c'était trop triste à ton goût, je crois. Les mots, les odeurs, une autre époque, un autre pays. Une autre vie aussi. « J’ai toujours détesté les histoires d’amour vouées à l’échec » il tousse. Tousse. Tousse. Le goût acre du sang dans la bouche, les lumières qui se floutent. « Trop sentimental je crois » trop tout, tout simplement. Il fait un effort, un dernier effort, pour se tourner vers elle, la regarder droit dans les yeux. « J’ai pas peur » vraiment pas. « A la prochaine fois c’est ça ? » il comprend pas tout, pas vraiment, mais c’est comme une pensée rassurante, pour tout lâcher, pour tout abandonner. Il se laisse couler.
Jusqu’à la prochaine fois.