C’est un rayon de soleil fourbe qui lui fait soulever une paupière, le genre de rayon qui passe par-dessus le rideau, fine ligne de lumière qui barre la poitrine de Mia avant d’atterrir pile-poil dans son œil. Ivory gigote un peu, tourne la tête pour essayer d’y échapper, le nez dans la chevelure de Mia et le pied qui se ré-enroule autour de sa cheville, pousse un grognement endormi. Elle dort un peu plus souvent chez Mia, plus souvent qu’avant, et plus souvent dans son lit, aussi, les corps qui s’entremêlent et l’appartement qu’elle commence à connaître par cœur parce qu’elle a trop l’occasion de farfouiller quand Mia dort encore. Mia, c’est pas pareil que les gens qu’elle rencontre en soirée et chez qui elle s’incruste juste parce que l’idée d’un matelas l’attraie plus que des sièges en cuir, c’est pas pareil parce que c’est son amie, c’est pas pareil parce qu’elle a envie de rester même si elle connaît chaque recoin de chaque pièce et chaque tache de rousseur, c’est pas pareil parce qu’elle reste toujours clouée au lit encore un peu, ne serait-ce que pour glisser deux doigts sur sa joue et dans ses cheveux. Ce qu’elle fait, là, délicatement, puis elle roule hors des draps. Le soleil a fait fuir le sommeil et elle pique une robe noire dans le placard avant de sortir de la chambre, refermant la porte du talon. Elle bâille un peu et décide d’aller squatter la salle de bains, retire la robe, se glisse sous la douche en chantonnant et en ressort dix minutes plus tard pour s’enrouler dans un essuie. Une brosse malheureuse tombe sous sa main, et il ne faut pas cinq secondes pour que le drame arrive : les boucles se sont emmêlées autour des picots, et Ivory a beau tirer, ça ne vient pas. En plus, elle pourrait s’arracher le cuir chevelu avec sans rien ressentir, alors mieux vaut arrêter là.

Elle laisse la brosse pendouiller lamentablement dans son dos, soupir au bord des lèvres en appuyant sur la pédale de la corbeille pour y jeter quelques cheveux déracinés. Ce sont ses sourcils qui se froncent d’abord, puis la main qui s’empare du truc qui gît au sommet de la poubelle en se demandant comment on déchiffre ce genre de choses. Elle n’attend pas longtemps avant de retourner dans la chambre au pas de course, ouvrant la porte avec fracas, sans plus aucune délicatesse quand elle grimpe sur le lit pour s’exclamer : « ON ATTEND UN BÉBÉ ??? » Pas de tact, pas de détour, incapable de lire ce que scande le test de grossesse qu’elle agite entre ses doigts. Il y a le sourire le plus immense du monde qui fleurit sur sa bouche, les jambes qui peuvent pas s’empêcher de sautiller gentiment sur le sommier même si Mia a dit non mille fois parce qu’elle va casser une latte un jour, l’essuie qui se fait à moitié la malle et la brosse qui rebondit contre sa colonne vertébrale. C’est pas un on dans le sens où Ivory se dit qu’elle est le père du gosse, c’est plus un on qui signifie qu’elle sera toujours là pour Mia, et qu’elle veut juste s’enthousiasmer de la venue au monde d’un bébé, d’un mini-Mia, comme si la petite sœur ou le petit frère qu’elle a attendu toute sa vie allait enfin débarquer. Elle s’y voit déjà.

Elle est encore à la dérive loin dans un rêve quand Ivory la tire du sommeil, le matelas qui la secoue quand Ivory saute dessus et l'exclamation bien trop forte pour le petit matin :  « ON ATTEND UN BÉBÉ ??? » La vérité c'est qu'à n'importe quelle heure ce serait mal tombé et même chuchoté ça aurait été trop fort, évidemment. Elle aurait voulu qu'Ivory ne voit rien, elle aurait voulu ne pas avoir eu ce doute, ne pas avoir fait ce test, ne pas l'avoir laissé traîner bien en vue dans la poubelle. Et en même temps elle aurait tout à fait pu le cacher, bien sûr qu'elle espérait qu'Ivory tombe dessus. Elle ouvre des yeux bouffis et met un certain à calculer ce qu'Ivory vient de lui dire, ce qu'il tient entre les doigts.

« Euh... Je sais pas. » Et y a les larmes qui montent et le cœur qui bat le chamade. Elle se planque sous la couette pour ne pas avoir à le regarder, un peu comme s'ils ne faisaient que jouer et elle aimerait réussir à croire que ce n'est rien de plus sérieux que ça, un jeu d'enfants entre eux. Elle est perturbée parce qu'elle est à peine réveillée, elle est perturbée parce qu'Ivory a l'air content — contente ? Elle est pas sûre ce matin et d'habitude elle demande mais là elle a trop de choses en tête, là il est forcément un il puisqu'il lui a peut-être collé un bébé dans le ventre. Ou pas forcément, elle sait plus, mais c'est pas le plus important là tout de suite. Elle se retourne et s'enfonce sous la couette pour s'asseoir tout au bout du lit, la tête entre les genoux et les bras autour de ses jambes comme pour sa rassurer, comme pour se faire toute petite. Ivory ne doit voir qu'une boule informe à la place de Mia, une boule de couette qui lui parle d'une voix étouffée : « J'ai pas regardé, OK ? » Ça sonne presque comme une défense. Ce n'est pas Ivory qui l'attaque pourtant, c'est sa propre conscience. Quelle adulte responsable décide de jeter un test de grossesse sans en regarder le résultat en espérant à moitié que quelqu'un d'autre tombera dessus pour la forcer à admettre la réalité, quelle qu'elle soit, pour la forcer à agir ? Le pire c'est qu'une autre part d'elle n'avait vraiment pas envie qu'il le trouve. Tout pour fuir ce qui l'attend, quitte à risque un déni de grossesse et une surprise au bout de neuf mois. T'iras loin comme ça, Mia. Mais maintenant ils en sont là, Ivory l'a trouvé et sa joie fait penser à Mia qu'il a réussi à interpréter le résultat. Positif. Il est trop positif, Ivory. Pourquoi il est heureux ? Pourquoi il vient pas se morfondre avec elle sous la couette ? Elle tend une main jusqu'à la faire retrouver l'air frais de la chambre et fait un signe des doigts. Ça peut vouloir dire « donne-le moi » ou bien « rejoins-moi là-dessous, moi je bouge pas ». Elle sent deux perles salées rouler sur ses joues. Merde. Elle avait pas envie de pourrir la bonne humeur d'Ivory. Y a toujours la possibilité que ce soit un faux positif, hein ? Ou qu'Ivory n'ait même pas regardé avant de parler.

Y’a son corps qui se fige, à Ivory, les pieds qui s’arrêtent brusquement de sautiller quand elle voit Mia s’asseoir au bout du lit, la couette comme une armure et la voix trop basse. Elle ne comprend pas. Bien sûr, qu’elle ne comprend pas. Pour elle, un bébé, c’est toujours heureux, il faut se réjouir de la vie qui grandit, qui s’épanouit. Elle ne voit pas ce qu’il y a de mal, ce qu’il y a de triste à ça, peut-être parce que son corps à elle ne sera jamais habité par un petit être, peut-être parce qu’elle n’arrive pas à se mettre à la place de Mia et que tout ça la dépasse royalement. Elle ne sait pas, elle est paumée, complètement paumée, mais elle déteste voir Mia dans cet état, recroquevillée sous les draps comme si elle voulait se cacher, comme si elle avait honte, comme si elle voulait qu’elle parte, qu’elle la laisse tranquille. Ivory récupère la serviette tombée sur le matelas, la noue dans ses cheveux, brosse y compris, pour ne pas tremper le lit quand elle rejoint Mia dans son antre après qu’elle a tendu la main au dehors. Elle s’enroule dans un morceau de couette, elle aussi, un bras qui se glisse dans le dos de son amie et un baiser sur sa joue, pour faire disparaître la larme qui y coule, le goût salé sur sa langue. Elle observe longuement le test de grossesse entre ses doigts, comme si ça allait lui apporter la réponse, pour compenser le j’ai pas regardé de Mia, pour savoir ce qui ne va pas. En quoi c’est triste ? Pourquoi elle pleure ? A-t-elle mal ? Avoir un bébé dans le ventre, ça fait mal ? Elle n’en sait rien, elle sait que dalle, elle n’a jamais eu mal, elle, et le silence est trop pesant, alors elle rend le truc à Mia. « Mais ça dit quoi, ça ? » Elle murmure, sa voix douce pour pas la brusquer, pour pas risquer de la voir éclater en sanglots, d’être encore plus désemparée.

Elle gère mal ce genre de situations, Ivory, parce qu’à force d’être toujours aussi positive, elle oublie un peu que tout le monde n’est pas comme elle, qu’on peut souffrir aussi et que parfois le sourire de quelqu’un ne suffit pas pour ramener le soleil. Elle a le cœur qui bat la chamade, mais plus de joie, plutôt d’appréhension. Peut-être qu’une part d’elle-même ne peut pas s’empêcher d’être déçue, que Mia ne soit peut-être pas enceinte ou en tout cas qu’elle n’en soit pas heureuse. Elles s’aiment, non ? Elle aime Mia, en tout cas, comme sa propre famille et parfois plus que ça. Et un enfant, c’est ce que font les gens qui s’aiment, non ? Peut-être que ce n’est pas son enfant à elle, mais ça n’a aucune importance, elle s’en occuperait quand même, les liens du sang ayant toujours eu peu de valeur à ses yeux, le monde entier étant susceptible de devenir sa famille, une famille qu’elle s’est construite d’année en année, avec des personnes rencontrées n’importe où, n’importe quand, dont elle s’est éloignée parfois, mais qu’elle n’a jamais cessé d’aimer. Mais pour l’instant, elle veut juste revoir le sourire de Mia fleurir sur sa bouche. Juste ça. Rien que ça. Et elle glisse ses phalanges dans une mèche de ses cheveux, joue avec une seconde avant de demander du bout des lèvres : « C’est pas une bonne nouvelle ? » Parce qu’elle ne comprend toujours pas, elle n’y arrive pas.