— Hey. Le mec se retourne et me toise, le regard interrogateur. Mon point part dans son nez. Ça craque, ça saigne. — Nique ta mère.

J'suis pas certain de me souvenir comment j'en suis arrivé là. Y a eu pas mal de litres de bière ingurgités, pour tromper l'ennui, pour passer la nuit. Y a eu des mots sales balancés par-ci, par-là, envers toutes les putains qui passaient sous mon nez. Et puis, y a eu l'écrasante solitude qui est revenue, entre deux mousses. Cette sale traitre, qui revient toujours au pire moment. Je crois que j'ai juste voulu chasser ça de ma tête à coup de baston. J'ai pris le premier venu. Le grand baraqué au bar et je lui ai pété le nez. Comme ça. Juste pour déclencher une bagarre. Juste pour ne plus avoir à penser. J'en ai marre de penser, ça fait trop mal. Je n'veux plus jamais penser, putain. Jamais. Et puis, les choses ont dégénéré. Y avait juste le baraqué et moi, et l'instant d'après, ils étaient quatre à me cogner dessus. Je ne sais plus pourquoi. Est-ce que y avait seulement une raison ? J'veux dire, ce n'est pas trop mon genre de me faire des ennemis, alors ça me semble bizarre. Quoi qu'il en soit, voilà où j'en suis. Il est, quoi .. ? Trois heures du matin ? Peut-être quatre. Ou cinq. J'en sais foutre rien, j'ai perdu la notion du temps. Mais il fait nuit, c'est tout ce dont je suis sûr. Et je suis allongé, là, sur le bitume, dans une ruelle mal éclairée, les yeux rivés vers le ciel. Y a pas d'étoiles et je trouve ça triste. Une histoire de pollution ou je sais pas trop quoi. Daire a essayé de m'expliquer une fois. Je n'ai pas retenu. Ou pas écouté. Ou pas compris. J'suis plus très sûr. Je voudrais bouger, mais je n'y arrive pas. J'ai l'impression de ne plus sentir mon corps. Est-ce que je suis mort ? Peut-être. Ah non. J'ai froid, juste là, en bas du dos. Pourquoi j'ai froid ? Je gigote mollement. Ah. J'ai le t-shirt à moitié déchiré et j'ai le dos contre les pavés glacés. Fait chier. Et, doucement, y a la douleur qui se réveille. Celle de mon visage cabossé, celle de mon abdomen défoncé, celle de mes jambes écrasées. Le sang qui recouvre mes paupières, mes joues, mon nez, mes lèvres, mon menton et qui goutte dans ma nuque. J'ai dû prendre la raclée de ma vie et, putain, je ne m'en souviens même pas. Ou juste par flash. Je crois que y en a un qui m'a râpé la tête contre le crépis du mur. Ça brûle, d'ailleurs. Et pourtant, au milieu du charnier qu'est mon corps à cet instant, je souris. Enfin, j'essaye. Pas sûr que ça se remarque. Je souris parce que je ne pense plus à rien. J'ai trop mal pour ça. Et la douleur physique est si douce comparée à celle dans ma poitrine, celle qui broie tout à l'intérieur. J'en rirais presque. D'ailleurs, je ris. Un truc bas, et je crache un peu de glaires mêlés de sang. Putain, je voudrais rester ici, dans cet état, jusqu'à ce que tout s'arrange. Jusqu'à ce que l'autre douleur s'en aille, à tout jamais. Allez, y a pas quelqu'un pour me refiler un autre coup de pied bien placé ? J'ai déjà l'impression que mes esprits reviennent, malgré mon incapacité à bouger. Barrez-vous sales pensées, barrez-vous, j'vous déteste toutes, bande de salopes.

Il avait couru, beaucoup trop longtemps.
Couru pour essayer de rattraper les étoiles et le temps. Dans cette foutue ville le ciel était noir. C'était sûrement les nuages le mauvais temps mais Ariel détestait ça. Il aimait la Ville puisqu'il aimait tout ce qu'on lui donnait, les miettes de pain les pièces de monnaie sans qu'il ait rien demandé. Il pensait pas avoir l'air d'un mendiant mais un jour il s'est juste assis sur le trottoir pour regarder passer les gens pressés et on lui a tendu quelques centimes, il s'est regardé dans une vitrine, ses boucles emmêlés, ses vêtements déchirés qu'il refuse de jeter. Il a simplement haussé les épaules et regardé le ciel. Parfois quand il s'éloigne ou quand il grimpe tout en haut du chapiteau il les voit à nouveau, les étoiles qui l'appellent. Mais ce soir quand il marche la tête haute il ne voit rien. Plus rien.
Ça lui pendant au nez, la chute. Il bute contre quelque chose qui grogne, ses pieds d'ordinaire habiles qui s'emmêlent et le voila le nez dans le caniveau. "Oh non... Non non non..." Le voilà persuadé d'avoir fait mal à quelqu'un le voila foutu il va se prendre une raclée. Il se penche se met déjà à genoux comme pour s'excuser. "Je suis désolé je..." mais à la lueur du réverbère il voit que quelque chose ne va pas. Comme s'il portait un cadavre dans ses bras comme s'il revoyait des membres éparpillés sur la chaussée et y'a du sang, tellement de sang, du sang partout sur le bitume sur son visage il porte les mains à son torse il essaye de l'aider. "Mon dieu mais..." Ses mains à lui tremblent un peu, il a l'habitude de s'occuper des coups des blessures et des bleus. Mais sur lui, uniquement sur lui. Sur les autres ca lui fait mal aussi. "Vous pouvez vous lever? Il faut que vous alliez à l'hôpital vous pouvez pas rester comme ça..."

Putain, mais ? Mais y a quelqu'un qui vient d'me marcher dessus, j'en suis sûr ! Sans déconner ? Me marcher dessus ? Qu'on me frappe, je veux bien. Mais merde, y a des limites quand même. J'suis pas un paillasson. Je râle, mais ce que j'échappe n'a aucun sens. Juste un grognement absurde et agressif. Qui que tu sois abrutis, j'te retrouverai et j'te brûlerai. Et là, y a comme un bruit sourd. La personne vient de tomber. Si je pouvais, j'éclaterais de rire et je lui dirais que c'est bien fait pour sa gueule. Si je pouvais, je lui maintiendrais la tête écrasée au sol, sous ma chaussure et je lui pisserais dessus. Pas de chance, je ne peux pas. Et c'est de pire en pire. Bientôt, j'entends une voix qui se confonds en excuses. Sans déconner ? Tu me marches dessus, assume au moins. C'est encore plus dégradant de se faire écraser par une fiotte. — Mon dieu mais... Dieu, dieu, dieu. Je lui fous mon majeur dans l'anus à cet enculé. J'aime pas dieu, j'aime pas les gens qui croient en dieu, j'aime pas les gens qui foutent le mot dieu dans leur phrase. Ça m'énerve, je n'sais pas pourquoi. Est-ce qu'il faut vraiment une raison pour s'énerver de toute façon ? Pas envie d'me justifier. Je râle encore un peu, pour la forme et j'essaye de redresser la tête, pour tenter d'apercevoir la tronche du minable qui geint à côté de moi. Hey, j'suis pas encore mort, remballe tes larmes et ton mouchoir. Attend, attend. Je rêve où il me tripote ? Je grince des dents. — M'touche pas... Que je parviens finalement à articuler, et ça ressemble à un vieil aboiement fatigué. — Vous pouvez vous lever? Il faut que vous alliez à l'hôpital vous pouvez pas rester comme ça... Je soupire et ferme les yeux une seconde. Pourquoi je pouvais pas tomber sur une nana bien roulée, infirmière, qui m'aurait ramené chez elle, pansé les plaies et taillé une bonne pipe pour me requinquer ? Pourquoi j'ai jamais de chance ? Pourquoi l'univers me déteste ? Fait chier. — L'hôpital c'pour.. les pédés. Et moi je n'en suis pas hein. Enfin, je crois. Non, j'en suis pas un, putain, merde ! Je me crispe et serre les dents, agacé par mes propres pensées. Incontrôlables ces vieilles traitresses. — J'suis increvable moi... dégage. Pas de mains de mecs sur moi. J'ai eu ma dose pour genre, mille ans. Et pis, je n'ai pas besoin d'aide. Je n'ai besoin de personne. Je vous emmerde tous. Et toi le premier, inconnu. Je rouvre un oeil. Putain. Il ressemble à une gonzesse. Les cheveux ça se coupe, merde, c'est terminé les années 70. Attend.. C'était les années 70 les hippies ? Ou peut-être 60 ? Non, 80. Non, 70. Rah, chiotte. Enculés de hippies.

L’homme se débat sous ses doigts qui essayent de ne pas faire de mal. Il a l’habitude, Valentino. Toujours trop tactile, trop collant, trop trop, c’est comme s’il essayait de combler sans cesse le vide avec les gens en se fondant dans leur peau, et un jour ça le perdra il le sait, mais il a toujours été comme ça, il a pas le choix. Il le redresse doucement, comme on le ferait à un enfant tombé de vélo. Le mec doit faire une bonne tête de plus que lui –et en même temps, tout le monde le dépasse, les garçons, et certaines filles, ça ne le dérange pas trop, ça lui permet de se cacher de se faufiler, parfois on le voit plus, ça l’arrange. Il saigne du nez, de l’arcade, d’un peu partout. Sous la lumière blafarde du lampadaire il ressemble presque à un mort-vivant et ça lui fout des frissons à Valentino. Et quand il entend le mot « pédé », il serre la mâchoire sans rien répondre. Ça le met pas en colère, ça le rend triste, y’a la voix de Nova qui résonne à ses oreilles et il a envie de les boucher, mais c’est rien qu’il se dit, rien qu’une petite expression sans importance. Il ne se laissera pas dépasser, il se laissera pas couler. Et surtout il ne bougera pas. « J'vais pas vous laisser comme ça. Vous pouvez marcher ? Appuyez-vous sur moi. » Il ne lui laisse pas le choix. C’est sûrement son envie d’aider l’autre qui décuple sa force de moineau, parce que d’ordinaire il tangue au moindre coup, il vacille. Sauf sur son fil quand il tente d’atteindre le ciel. Ce soir le ciel est noir et la peau de l’autre est rouge, quand il le relève et qu’il s’improvise béquille y’a du sang tiède qui trempe sa nuque. « Qui c’est qui vous a fait ça ? Faut pas rester dans le coin peut-être qu’ils vont revenir. » Et même s’il a toute la bonne volonté du monde, il ne fera pas le poids face à plusieurs mecs plus grands que lui. Face à un mec tout court d’ailleurs. Ou même un gosse, il en est sûr.