WE NEED YOU SCOOBY DOO
La pièce n'est que silence, si ce n'est  de ses doigts qui frappent les touches de son clavier à coups réguliers. Pourtant, sous son casque d'écoute, les oreilles d'Alma Jean Rose sont bien occupées. Des voix animés, des notifications à n'en plus finir, et le son de pop ups agressants valsent ensemble pour former une mélodie chaotique. Une symphonie privée, que pour elle, une demi-heure avant minuit. « The town needs your help, Scooby. We've been attacked by an evil man baby nammed Crybaby Clown. » Mayor Janet Nettles chante d'une voix terrifiée, sans pour autant qu'Alma y porte attention. Quelques cliques ici, un autre là. Alma passe d'un monde à un autre, de Scooby doo à Skype, en ne bougeant qu'un seul doigt. - Shaggy est kinda hot. Mais c'est clair que le mec pue. Elle tape à une personne qu'elle n'a jamais vu - et qu'elle ne verra certainement jamais - en chair et en os. « Sorry I can't help you. Not until I find my friends » Dit le chien détective, dans un onglet caché, ajoutant sa propre note à la mélodie. - Nahh Velma all the way, réponds son correspondant, pleinement conscient de la faute qu'il commet.

Velma et Daphné 4 ever. L'autre OSE s'interposer?

Alma soupire, s'apprêtant à répondre, mais quelque chose dans le bas de son ventre attire son attention, l'empêchant de défendre efficacement son OTP. C'est un genre de grognement, accompagné d'une toute petite crampe. C'est une sensation que la jeune femme connaît bien, comme le buzz de la sonnette de l'entrée. C'est une  impression familière, oui, mais à laquelle Alma ne s'attendait pas pour encore quelques temps. Son organe cardiaque se met alors à battre la chamade, son sang ne fait qu'un tour (avant de lui tomber d'entre les jambes). Elle bondit de sa chaise à roulettes sans attendre, n'envoyant même pas de brb amical à son interlocuteur, direction la salle de bain, au plus vite.

Ses pas sont lourds, bruyants, dangereux pour l'heure. Elle s'en fiche. Ses mouvements sont désorganisés, fous. Les cabinets sont vides. Même pas un de ses vieux tampons à applicateur en carton. Rien. Alma va mourir dans un océan de son propre sang... À moins que... 'fin, la supérette n'est pas encore fermée.

Le temps se met sur pause un instant; Des nombres, des distances, des calculs apparaissent autour de la tête de la brunette, parce qu'elle a regardé trop de Sherlock ces derniers temps. Oui, si elle part maintenant, et si elle court, elle peut y arriver. Elle peut éviter le bain de sang.

Le temps reprend, en accéléré, pour se rattraper. Alma sprint. Alma marathone. Alma s'arrête un instant pour souffler parce qu'elle n'est pas trop en forme. Alma marche en toussotant jusqu'à la ligne d'arrivé, la caisse, avec une boîte de tampons dans les mains et une barre chocolatée parce qu'elle le mérite.

Et c'est ici, chers amis, que notre histoire prend un tournant pour l'horreur, de quoi vous garder éveillé toute une vie.

Une vieille dame est devant elle, dans la filée menant à la dernière caisse ouverte. Une vieille dame, avec deux paniers, avec un cartable de coupons et un sac lourd de pièces sonnantes. Telle est la réalité, à cinq minute de la fermeture de l'établissement. Le pire cauchemar d'une nation entière, réalisée au moment le moins opportun.

Une fois de plus, le coeur d'Alma se met à battre un peu plus vite, et les paroles d'une chanson d'imagine dragons lui passe entre les deux oreilles. I'm bleeding ouuuut - chante une voix dans la tête de la brunette, qui se mord la lèvre inférieure, qui se serre les cuisses.

A cette heure-ci c’est encore l’effervescence dans l’appartement. Le temps que tout le monde soit rentré de ses tribulations vous mangez rarement avant vingt-deux heures, et le temps que le repas soit fini, que la vaisselle soit faite, que les choses soient rangées, que tout le monde ait pris sa douche ou se brosser les dents… Autant dire qu’il faut souvent attendre minuit et demie pour que le calme commence doucement à se faire. La préparation pour le coucher, quand on est à un ratio de presque cinq jeunes par chambre, ce n’est pas un rituel, c’est un combat. Toi t’es presque couché, tant pis si ils mettent encore un peu de temps, tu dois travailler tôt demain. En jogging dans la salle de bains tu te brosses les dents, une chanson dans la tête. Uh-hu honey. Putain de MTV. Putain de Nibs qui regarde de la merde à la télé. Pourquoi tu lui laisses plus de liberté avec la télécommande que les autres alors qu’elle a des goûts de merde ? « Hey Peter I recorded the last episode of American Ninja Warrior. » Tu lèves la tête pour voir Nibs dans l’encadrement de la porte, à regarder ton tatouage. Elle fait toujours exprès de venir te faire chier quand tu es dans la salle de bains, c’est une manie. Un râle incompréhensible – et qui gargouille un peu – t’échappe. Tu craches le dentifrice dans le lavabo et te retournes, furieux. « Nibs get the fuck out of my room I told you a thousand times not to come in for fuck’s sake ! » C’est pas pour rien que tu as ta propre salle de bains, c’est pour que ces demoiselles et damoiseaux te foutent la paix. Mais ça la fait tellement rire elle. Levant les mains pour se rendre, elle tourne les talons. Comme un dragon tu pourrais avoir de la fumée qui sort des naseaux. Dieu maudisse la biologie humaine qui n’autorise pas ces moments pleins de classe. Bound to falling in loooooove. C’est un cri qui passe tes lèvres pour t’assurer que depuis le salon elle peut t’entendre. « Turn that damn tv off that fucking song is gonna kill me. » Heureusement, elle obtempère. On ne peut pas vraiment dire que le silence se fasse mais c’est déjà mieux que rien, il n’y a plus Kanye West et cette voix féminine qui te troue les oreilles. Tu te rinces la bouche, normalement tu devrais enfin pouvoir te coucher. Sauf que ton téléphone sonne et tu y lis le nom de Mary. Une frequent flyer, demoiselle au père célibataire avec un gros penchant pour l’alcool et la castagne, surtout sur sa fille. Avec un soupir tu décroches.

« Peter I’m so sorry, can I crash at yours ? I’m really fucking sick and if I show up at home he’ll try to make me drink it down you know it. » Comme si t’allais refuser. « Yeah I’ll have someone pick you up, but I’ll need something back for the medecine Mary. » Elle balbutie des remerciements, tu raccroches avec un soupir. Plus qu’à vérifier si vous avez des trucs pour la grippe, puis tu la mettras en quarantaine. Cet appartement c’est un paradis à contamination, hors de question que tu risques que certains de tes Lost Boys l’attrapent aussi. Cet endroit a déjà souvent l’air d’un sanatorium l’hiver, si tu peux l’éviter l’été ce serait bien. Comment elle a chopé la grippe en plein mois de juillet ? Putain. Quelle arche de Noé chez toi. Tu ouvres le placard derrière le miroir, à la recherche de pilules. Plus rien. Néant. Va falloir que tu passes au supermarché racheter des trucs pour la grippe. Autant pour aller te coucher. Pas question de t’emmerder, tu passes juste un débardeur et gardes ton jogging. Portefeuille dans la poche. Tu ouvres la porte d’une des chambres des garçons. « Oh for fuck’s sake Otto put some damn clothes on. » Tu lui jettes à la gueule une serviette qui était accrochée à la porte. « Tinks I need you to pick up Mary on the corner of West 38th and Bulloch. Don’t touch her she’s got the flu. I need to get some medecine from the store. » A lui c’est les clés de ta voiture que tu lances, le seul qui a bien évidemment un droit d’accès au véhicule. Hors de question de laisser les autres mioches y toucher. Au moment où tu t’apprêtes à passer la porte d’entrée un cri s’élève du fond de l’appartement, de la salle de bains commune. « Peter ! We’re out of tampons ! » C’est la voix de Lily. De mauvaise humeur. Ça fait deux. « A little heads up would be fucking nice girls, just bloody check your stuff! » C’est quand même un monde de se retrouver à court à la dernière minute comme ça. C’est pas comme si c’était une putain de surprise ou comme si c’était difficile de le signaler quand elles finissent les paquets bordel. Elles ont de la chance que le magasin soit pas encore fermé et que tu sois censé y aller, sinon elle aurait fait le chemin toute seule comme une grande la Lily.

D’ailleurs elle râle un truc en réponse à ton reproche mais déjà tu refermes derrière toi la porte. Quand soudain tu te rends compte d’un truc tout con. Le magasin auquel tu penses, le dernier ouvert, il est à vingt minutes, il ferme à minuit. Il est minuit moins vingt. Putain va falloir que tu te dépêches en plus. Avec des envies de meurtre dans la tête tu te lances dans une espèce de footing pas trop extrême histoire de pas transpirer, t’as pas envie d’être obligé de reprendre une douche en arrivant. Forcément du coup tu ne peux pas te fumer ni de clope ni de joint en chemin. Ce qui n’arrange pas ton niveau d’énervement. Y a presque personne dans la supérette, il te faut moins d’une minute pour attraper une boîte de médicament lambda sans prescription et arriver au rayon d’hygiène féminine qu’une jeune brune est en train de quitter. Elle a dû courir pour arriver ici tiens, elle a les joues rouges et sa respiration est tonitruante. Club de retardataires. Il ne te faut pas longtemps pour prendre plusieurs paquets de tampons et serviettes, pester un coup contre le prix de ces trucs – franchement ça devrait être en soie à ce tarif – et rejoindre la caisse. Pour te rendre compte de l’horreur de la situation.

Une vieille. Très vieille. Avec des coupons. Beaucoup d’articles. Et de la monnaie. Uniquement de la monnaie. Les vieux au supermarché, le dixième cercle de l’enfer, trop horrible pour que Dante ait osé le coucher sur papier. Un cri à la Prométheus résonne au fond de tes entrailles. Ô rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie. C’est donc cela la tragédie grecque.
Désespéré, tu poses tes articles sur le tapis roulant et prends ton visage entre tes mains. « Oh lord please no, god no. Fuck. Nooooo… » C’est à mi-voix que ta litanie prend forme. La brune et toi vous êtes coincés. Ceci sera peut-être votre fin. Et dans ta tête, Kanye West se remet à rapper.

WE NEED YOU SCOOBY DOO
Dans cinquante ans, on parlera encore  de ce moment la gorge nouée. « J’étais chez moi, » racontera un vieil homme à la caméra du téléjournal local, les yeux se noyant dans l’eau salée de ses larmes. « J’étais chez moi, encore tout jeune! J’avais cinq ans. » Il portera une main tremblante à son visage, imitant les caresses calmantes de sa mère, en vain. De lourdes gouttes chemineront déjà sur ses joues affamées.  « Mon père, paniqué, m’avait sorti du lit. Vite, viens voir une page d’histoire s’écrire! Il m’avait dit. Il n’avait pas tord, vous savez? Le monde n’a plus jamais été pareil après. Il y a eut un pré-ça, et un après. Pareil qu’avec Trump, le onze septembre ou la deuxième guerre. Mon père le sentait. » L’homme semblera un moment perdu dans ses pensées, son regard fuyant à gauche, puis a droite, avant qu’un souvenir trop dur, qu'une image trop horrible, traumatisante, lui revienne en tête et le tétanise. « C’était rouge. » Il prononcera brutalement. Là, c’est certain, tous ceux assis devant leurs écrans ressentiront la même émotion, la terreur, pure et simple, comme un coup en plein ventre. « Tout était rouge. »  Il tombera à genoux, maintenant, le poids de ses souvenirs trop pesant pour ses menues épaules. « Oh lord, please no, god no. Fuck. Nooooo… » il dira en étirant les bras vers le ciel, priant son dieu de le sauver. Pas de chance, vieil homme, tu n'avais pas choisi la bonne religion.

« Hpfh »  Alma pouffe un peu, se rappelant un épisode de South Park passé, au milieu d'un songe ayant duré un peu trop longtemps... ou pas assez?  Devant elle, les choses n'ont pas beaucoup changé. La dame âgée en est maintenant à inspecter un coupon, en recherche d'une date d'expiration.

En elle, les choses n'ont pas beaucoup changé non plus. Mère nature aiguise toujours ses couteaux, se préparant à les lancer en plein dans l'utérus de la jeune femme, la poignardant sauvagement, laissant couler plus de sang; « tout était rouge » Le vieil homme lui revient en tête, lavé par un tsunami écarlate, comme une marionnette de chiffon. Direct, Alma serre un peu plus les jambes, et la boite de tampon – sa précieuse – entre ses doigts.

Si seulement la couponneuse pouvait s'activer. Si seulement elle avait pu faire preuve d'un peu plus d'humanité, faisant ses courses au milieu de la journée, quand plusieurs lignes sont ouvertes et que les Almas sont à la maison, bien tamponnées, sans urgences. Si seulement elle avait eut la décence de laisser passer la pauvre, ô si pauvre Alma devant elle.

Mais non.

Madame chose a besoin de ses vingt-huit boîtes de jambon maintenant.

C'est même pas bon, du jambon en boîte. Alma se mord l'intérieur des joues, Alma boue. Elle pense prier, que sa transaction se finisse rapidement, ou que la vieille disparaisse soudainement, mais la brunette se souvient qu'elle est athée, et que donc, c'est raté.

Pourtant. Pourtant, elle peut presque sentir une présence près d'elle, autre que la caissière et la criminelle aux pièces. Dieu? Peut-être que c'est Kanye, qui rappe à la radio? Dieu et Kanye c'est la même chose, non?

C'est là que la jeune femme se retourne et est frappée par la foi. Il existe, parce que derrière elle se trouve une présence divine. « Daddy. » Elle lâche par automatisme, parce qu'elle passe beaucoup trop de temps sur l'internet à commenter des images d'hommes trop âgés pour elle... avant de réaliser sa grosse bêtise.

« di-da-dooo-yoo »

C'est tout ce qu'elle trouve à dire. C'est l'apocalypse. Une vague rouge d'honte pure dévale les rues, l'état, le monde. Dans cinquante ans, on parlera encore  de ce moment la gorge nouée.

«youpi dou dahh»