Ivory est crevé, en travers de la banquette arrière de Marquise, l’afro en pagaille et la bouche entrouverte tandis qu’il attend le sommeil, les yeux obstinément fermés. Ça fait trois jours qu’il fait la fête jusqu’au petit matin, trop d’alcool et d’ecsta et de sexe, le truc déraisonnable en plein, mais c’est nul d’être raisonnable. Il s’est réveillé en fin d’après-midi chez un inconnu qui n’était même plus chez lui, et s’est dit qu’il avait pas envie d’attendre qu’il revienne, parce que il a des goûts parfois étranges quand il plane ou qu’il est bourré. Il aurait évidemment bien aimé dormir dans un lit, il faut pas se leurrer, il a beau aimer sa jaguar de tout son être, ce n’est pas l’endroit le plus confortable pour pioncer. Mais aller chez quelqu’un, c’est le risque de se retrouver à poil et de repartir pour une nouvelle nuit de débauche. Non, là, il doit récupérer. Même sans ressentir la douleur, il sait que son corps est à bout, tout engourdi. C’est donc en boxer et en débardeur parce qu’il fait trop chaud qu’il essaye de trouver la position la plus adéquate pour un sommeil réparateur. Heureusement les vitres sont teintées à l’arrière, parce que y’a bien des policiers zélés qui seraient capables de le coffrer pour ça. Même s’il adore aller au commissariat, là il veut juste dormir, dormir, dormir.

Trois petits coups sur la vitre. Il rouvre les yeux en se demandant s’il n’aurait pas mieux fait de pas penser au flic, parce que c’est sûrement ça. Au lieu de se redresser, il se tortille pour essayer de voir par la fenêtre qui est derrière sa tête, finit par distinguer le visage de Sasha et il fronce les sourcils en remarquant que le garçon n’a pas l’air d’aller très bien, bien qu’il tente apparemment de le cacher. Ivory se retourne sur le ventre pour actionner la manivelle de la fenêtre arrière et regarder Sasha en face. « Salut petit cœur. Qu’est-ce qui t’amène ? » Il réprime un bâillement même si les cernes sous ses yeux ne tromperont sans doute personne. Mais il ne lui vient pas à l’idée d’envoyer bouler Sasha, parce qu’il sait qu’il ne vient pas sans raison. « Tu veux rentrer ? » Oui, sa bagnole, c’est sa maison. Sur ce, il déverrouille la portière et l’ouvre avant de se contorsionner pour finalement s’asseoir en tailleur sur le siège le plus éloigné, afin de laisser de la place son petit protégé.

On trouve souvent qu’Ivory manque d’empathie. Qu’il a tendance à balayer les problèmes des autres du revers de la main, parce que lui est trop doué pour ne pas voir ses ennuis comme des problèmes, justement. C'est sûr, ne pas comprendre la douleur physique sur lui-même ne l’a pas aidé à comprendre celle des autres, et peut-être que ça a fini par toucher la souffrance mentale, aussi. Mais il sait que c’est un de ses défauts, et il y travaille, tâche d’être plus observateur, de ne pas tout recouvrir d’un sourire, d’être attentif quand il sent que quelqu’un a besoin de parler. Et il sait que Sasha a besoin de parler, même s’il lui raconte qu’il peut repasser, visiblement gêné de le déranger. Il ne serait pas entré dans la voiture si c’était pour une broutille, ne se serait pas assis s’il n’avait pas besoin de quelqu’un à qui parler. Ivory secoue la tête, se frotte les yeux et les cheveux en espérant que ça les fasse ressembler à quelque chose. C’est pas gagné, mais il fait de son mieux pour avoir l’air réveillé, en tout cas un peu plus réveillé, et ne pas faire culpabiliser Sasha d’être là. « Arrête, tu sais que tu es toujours le bienvenu. T’inquiète pas, j’suis un superhéros, je peux survivre au manque de sommeil », il fait, en rigolant doucement, pour ne pas le brusquer.

Il attend quelques secondes, voit bien que Sasha ne se décide pas à parler, alors il tend les bras : « Viens là. » Ce n’est pas tant une proposition qu’une exhortation, au final, il n’attend pas que Sasha réagisse pour l’attirer dans ses bras et lui coller un baiser sur le haut du crâne. Il le serre délicatement, tendrement, en lui caressant les cheveux, parce qu’il ne veut pas qu’il se sente contraint de parler. Pourtant, il ne peut pas l’aider s’il ne dit rien, et sa mère psychiatre ne le contredira pas, parler, ça fait du bien. « Si tu ne veux pas mourir étouffé sous les câlins, il va falloir causer, chaton. » Il lisse l’épi de Sasha de la main, se retient de faire la maman maniaque en se léchant la paume pour que les mèches rebelles restent en place. « Tu peux dormir ici si tu veux, on se serrera. »

Il part d’un léger rire, franc et doux à la fois, aux commentaires de Sasha. Il se souvient qu’il l’a adoré dès qu’il l’a vu dans la salle d’attente de sa mère, un peu fragile, un peu espiègle, le petit frère qu’il avait envie d’avoir. Il sait que c’est un lieu bizarre, pour une rencontre, qu’il y traînait souvent parce que les gens l’y fascinaient, et lui faisaient peur, parfois. Evidemment, sa mère ne le laissait pas faire si elle le chopait en flagrant délit d’interroger ses patients. Mais ça n’avait pas été pareil, avec Sasha, il s’en rappelle plus trop, mais il avait dû proposer une bêtise comme aller manger une glace, la première fois. « C’est une jolie mort, mais c’est pas encore le moment de lancer ma carrière de bisounours serial killer », il fait, d’un air trop solennel avant de glousser sans pouvoir s’en empêcher. Il sourit, quand Sasha se blottit un peu plus dans ses bras. Il a toujours été tactile, Ivory, le genre à imposer le contact même aux plus timides. Il a un petit quelque chose d’un dictateur, quelquefois, à ne jamais s’excuser d’être ce qu’il est, à ne jamais se remettre en question, à ne jamais marcher sur des œufs, plutôt à les écraser allègrement. Il est content qu’il veuille bien rester dormir, à deux on s’ennuie moins, même en dormant.

Il caresse distraitement la nuque de Sasha, comme si c’était plus un réflexe qu’un geste pensé et réfléchi, en l’écoutant parler. Sa bouche s’entrouvre, comme pour répondre, et puis il la referme, hoche la tête et tente de mesurer ses paroles avant de les prononcer. Il sait bien où Sasha veut en venir, pourtant il n’est pas sûr d’avoir déjà ressenti la même chose. Ivory a toujours été qui il voulait être, peu importe le regard des autres, et il s’en est sorti indemne, parce qu’il a ce caractère tout feu tout flamme qui l’empêche d’être atteint par les critiques et les soi-disant bien-pensants. « J’ai pas envie d’être comme les autres. Je suis même pas sûr de ce que ça implique. » C’est facile à dire, quand on ne l’a jamais été, c’est facile aussi, quand on a des parents qui ont tout de suite compris qui on est et qui nous poussent dans cette voie plutôt que de nous en dissuader. Sa mère n’a jamais eu peur de lui dire qu’il était différent, et elle n’a pas eu peur non plus de lui dire que cette différence était géniale et qu’il devait la cultiver. Certains trouvent qu’elle est allée trop loin, qu’elle en a fait un cinglé de première, mais ce sont des gens qui n’ont pas encore capté que pour être heureux, il fallait arrêter de se comparer aux autres inlassablement. Ivory n’a jamais envié qui que ce soit, s’il avait été du genre à juger le monde qu’il entoure, il aurait pu leur balancer des millions de fois qu’ils étaient simplement ennuyeux à mourir et qu’il préférait être différent. « J’aime bien ce que je suis. J’aime bien qui tu es, aussi. Pas toi ? » Il lui pince gentiment la joue, le sonde du regard. « Il s’est passé quelque chose ? »

C’est pas simple, pour Ivory, c’est pas simple du tout. Il a toujours eu ce problème, cette façon de voir le monde qui n’appartient qu’à lui et une difficulté monstre à comprendre le point de vue des autres. Souvent, on lui a demandé si sa vie avait pas été compliquée, à ne jamais être normal, à toujours être différent. Mais pour lui, c’est clair, c’est évident, il est né comme ça et il ne voit pas en quoi naître peut causer du souci à qui que ce soit. Il n’a jamais été comme les autres, avant même d’avoir bien conscience de ce qu’il est, avant même de découvrir qu’il n’arrivait pas à être un garçon à temps plein. L’absence de douleur dans son corps était sa première différence, et il se souvient qu’il enviait les enfants qui pleuraient quand ils tombaient. Il se souvient qu’il avait désespérément envie d’être normal, de ressentir tout comme eux, quitte à faire semblant, quitte à hurler à la mort pour rien du tout. Et puis, ça lui était passé. Il ne sait pas trop comment, un enchaînement de petites choses qui avaient fait qu’il avait embrassé sa différence, qu’il l’avait prise à bras le corps comme le plus beau des cadeaux de la nature. Il y avait sa mère, évidemment, qui lui disait qu’il n’était pas comme les autres et qu’il n’avait pas besoin de l’être, ou de prétendre l’être. Que les autres se trompaient, et plus jamais il ne s’est dit que c’est lui qui a un problème. Il a accepté son analgésie comme un superpouvoir, et à l’adolescence, son corps et son cerveau lui envoyant des tas de signaux contradictoires, il a décrété que ça aussi ce serait sa force. Être toujours changeant, sans identité permanente, un électron libre parmi tous ces gens qui se contentaient d’être une seule personne par commodité. Ivory n’a jamais cru qu’on puisse réellement n’avoir qu’une identité, qu’être se résume à une série de traits de caractère ou physiques, encore moins qu’il ne soit pas possible de changer.

Ça lui fait de la peine, que Sasha pense tout ça, qu’il ait tant de doutes, qu’il se dise que son choix est futile et que ça lui fait passer à côté de sa vie. C’est pas sa faute, à Sasha, s’il est né dans le mauvais corps. Ivory voudrait bien lui dire qu’il peut être un garçon sans hormones, mais c’est plus compliqué que ça pour Sasha. Il n’est pas comme lui, parce qu’il est un garçon en permanence, qu’Ivory n’est une fille qu’à temps partiel et qu’il ne sent pas que son corps a besoin de changer pour l’être. Mais ça le tue quand même, il a envie de tabasser tous ces crétins qui donnent cette impression à Sasha. Il peut rien faire, là, tout de suite, alors il le serre dans ses bras de nouveau, en tentant de réunir les mots qu’il faut. « Ecoute, Sasha. Je sais pas trop ce que c’est d’avoir des doutes comme ça, ça fait tellement longtemps qu’être comme les autres me dit plus rien du tout, alors je sais pas. Mais tu n’aurais pas fait tout ça si tu n’en avais pas besoin. J’te dirais bien que si tu veux être un mec, sois un mec, mais c’est pas aussi simple pour toi. » C’est vrai, non ? On ne décide pas de se lancer dans les médicaments et les opérations sur un coup de tête, quand même. « Quand j’étais p’tit, j’avais hyper envie de savoir ce que ça faisait d’avoir mal. Puis un jour, j’ai juste compris que ça arriverait jamais, alors pourquoi continuer d’en avoir envie ? J’veux dire. Je me vois un peu comme un X-men, et quand tu lis X-men, t’as pas envie d’être un de ces merdeux d’humains, t’as plutôt envie d’être un mutant, non ? C’est ce qu’on est, Sasha, des mutants, et y’a des connards fachos qui nous regardent de travers, mais on est pas anormaux, on est juste… plus évolués et plus cools, du coup. » Ouais, tout à fait, la comparaison avec les comics, y’a que ça de vrai. « Allez, fais-moi un sourire p’tite tête. » Et y’a ses doigts qui se glissent sur sa peau pour lui chatouiller les côtes.

Le sourire de Sasha et le rire qu’il arrive à arracher à ses cordes vocales lui allègent le cœur, brusquement, alors qu’il n’avait même pas remarqué que cela lui pesait autant, de voir son ami aussi triste, aussi miné pour ce qu’il est. Ivory a toujours été déglingué pour ça, ressentant la tristesse avec un temps de retard, au moment où elle n’est plus d’actualité. C’est son côté optimiste à toute épreuve, qui fait qu’il a tendance, contrairement aux humains lambdas, à se rappeler plus facilement des choses heureuses que de tout ce qui cloche dans son existence. C’est déjà un superpouvoir en soi. Il est peut-être un peu trop narcissique, Ivory, à se trouver bien comme il est, à ne jamais se dire que les autres ont raison de le critiquer. Il a très probablement des défauts, et il ne peut pas dire qu’il ne les connaît pas, mais disons qu’il les assume comme il assume tout le reste. Si les autres ne l’acceptent pas comme il est, c’est leur problème, pas le sien. Il a de la chance de penser comme ça, il le sait, parce que le reste du monde passe plus souvent à se comparer aux autres et à ne vivre qu’à travers leur regard, parce que ce n’est pas si simple de s’en foutre comme il s’en fout. Il manque un peu d’empathie, pour ça, et il se retient de balayer les doutes de Sasha du revers de la main, bien que s’il ne s’était pas retenu, ça aurait été sa première réaction. Il n’est pas sûr d’aider vraiment avec ses comparaisons foireuses, aussi, après tout, ce n’est pas lui le psychiatre, c’est sa mère. Mais au moins, les chatouilles ont fonctionné, et c’est l’essentiel. Il n’aurait pas pu supporter le visage attristé de Sasha une seconde de plus sans avoir envie de pleurer et surtout d’aller massacrer tous les crétins qui lui ont lancé un regard de travers.

Il sourit doucement, quand il voit Sasha se pencher en arrière pour mater le ciel depuis la fenêtre de sa jaguar. Il entame exactement le même mouvement de son côté, les yeux plantés dans le ciel comme s’ils allaient y trouver la réponse à tout. Ivory ne sait pas trop comment il a réussi à ne plus s’en faire, à ne plus vouloir être quelqu’un qu’il n’était pas. S’il avait la recette-miracle, bien sûr qu’il la donnerait directement. Mais ça lui paraît tellement naturel, maintenant, et surtout, il a toujours eu le soutien de ses parents. C’est peut-être ça qui a compté le plus pour lui, qui a marqué le tournant décisif de son existence, qui l’a poussé dans un optimisme trop grand et l’impression puissante d’être indestructible. Quitte à ne pas souffrir physiquement, autant ne souffrir nullement. Il ne sait pas ce qui pourrait le blesser, Ivory, mais il est sûr qu’il en faudrait des tonnes. « Oui, on en est, bébé. » Il laisse un petit silence s’installer, contemple les étoiles en réfléchissant à sa réponse. « J’y ai jamais vraiment réfléchi. Peut-être parce que j’me suis toujours pris pour un superhéros moi-même. Tous les pouvoirs sont cools, mais c’est pas ce qui importe. Ce qui importe, c’est d’être différent, j’crois. » Il cligne des yeux longuement, fronce les sourcils, pas certain d’avoir lui-même compris ce qu’il voulait dire par là. « Wah, désolé, j’crois que j’suis encore un peu défoncé d’la veille. Faut pas trop m’écouter. »