Ces derniers temps, Atticus a passé une grande partie de son temps éveillé — et pas que, d'ailleurs — en compagnie d'Ismael. Ismael, c'est le gérant de la voilerie de Tybee Island où Atticus était censé se rendre pour racheter des voiles et se renseigner un peu sur les rénovations à opérer sur son bateau. Son père était déjà client de cette voilerie avant lui et, même si depuis bientôt un an il ne parle que de revendre le vieux voilier squatté par son fils aîné, il a aussi fait promettre à Atticus de s'occuper de le remettre en état — seulement pour mieux le vendre, et c'est en partie pour ça qu'Atticus y a mis si peu de bonne volonté jusque-là. Mais c'est Ismael qui a fini par lui tomber dessus. À lui aussi, Atticus a promis qu'il s'en occuperait rapidement, car il a vu dans quel état la vision de la détérioration de l'Argonauts semblait plonger le moustachu. À lui aussi, Atticus a menti, mais il faut dire qu'Ismael ne lui a pas laissé le temps d'honorer sa parole. Il est revenu très vite avec du matériel, a inspecté le bateau et a défini l'ordre de leurs différentes tâches avant qu'ils ne s'y mettent pour de bon. Ayant le sentiment qu'il ne servait à rien de refuser son offre de toute façon généreuse, Atticus y a mis du sien et l'a aidé au mieux de ses capacités, non-négligeables grâce à ses tendances touche-à-tout. Maintenant, assis sur le pont avec sa bière à la main, il admire le résultat de tout ce travail et se sent bien content qu'Ismael soit venu le secouer.

Il trinque avec Ismael, au travail bien fait, et surtout à l'occasion d'enfin se la couler douce. Il descend un bon tiers de sa bouteille avant de lui répondre, avec une petite grimace triste. « C'est toujours dommage de rester ici. » Il est comme son bateau, lui, il décrépit doucement quand on le le laisse amarré au même port. « J'irai me balader, mais je partirai ni bien loin ni bien longtemps, sauf si je peux convaincre mon frère de venir avec moi. » Il hausse les épaules et reprend une gorgée de bière. « D'ailleurs, t'es le bienvenu quand tu veux, je te dois bien ça. Mais c'est vrai alors, tu navigues pas ? Tu connais mieux mon bateau que moi. » Et pas qu'un peu.

Il sourit à l'idée d'emmener Nemo faire un long voyage sur les mers, et pourquoi pas le tour du monde, de préférence en plus que quatre-vingt jours. Bien sûr il y a leur père qui se laisserait sans doute dépérir s'ils partaient, à croire c'est un trait de famille, et il y aurait encore moins de chance de le convaincre lui de prendre le large que Nemo. Il y a toujours une raison de rester. Depuis quand est-ce que ça le dérange ? Avant, il partait d'un pas léger, juste un regard en arrière pour Nemo. Et encore, même après cette tentative de suicide dont Atticus ne se souvient que trop bien, il a repris la route. Est-ce que c'était l'insouciance de la jeunesse qui se croit immortelle, ou simplement de l'indifférence ?
Il rejoint Ismael près du bastingage et accepte la cigarette qu'il lui offre. « T'inquiète pas, je compte bien la faire bouger. » À vrai dire, il la sortait toujours un peu malgré son état assez déplorable, mais ça, il se garde bien de le dire à Ismael. Il ne lui ment que par omission, mais il a eu comme une intuition, l'image de la crise qu'il piquerait s'il entendait ça. Quoiqu'il en soit, il n'a jamais voyagé avec, ne s'est même jamais beaucoup éloigné de la côte. Il allume sa cigarette à son tour et lance un regard intrigué à Ismael. De l'art, la navigation ? En effet il ne confond pas art et artisanat, même s'ils peuvent se rejoindre parfois, mais si Ismael est l'artisan du bateau, Atticus ne s'en sent pas plus l'artiste que lui. Peut-être qu'il a une définition trop étroite du mot, c'est vrai qu'il a des tendances de vieil académicien réac. Mais Ismael bifurque et fait allusion à ses œuvres. Ça, oui, c'est de l'art, pas forcément bon, mais c'en est. « C'est pas si simple de leur trouver preneur. Enfin, j'ai jamais beaucoup essayé, maintenant il faut savoir se vendre plus que vendre son travail, tu sais, et ça m'ennuie. » Excuse à deux balles. Mais il ne sait pas vraiment pourquoi il n'essaie pas d'en vivre. Peut-être parce qu'il deviendrait fou s'il ne se vidait pas la tête à des boulots moins cérébraux — peut-être parce qu'il est déjà fou. « J'ai toujours fait des petits boulots pour financer mes voyages. Pour aller en Europe, j'ai bossé sur le cargo qui m'a fait traverser l'Atlantique. C'est pas ce qui me fait peur. » Le souvenir fait flotter un sourire au coin de ses lèvres, parce qu'il a quelque chose de romantique à ses yeux, surtout grâce au pouvoir déformant de la mémoire. « Mais il est jamais trop tard pour s'y mettre. T'as peur de l'eau ? » Il achève sur le ton de la plaisanterie, mais il fait peser un regard inquisiteur sur le visage moustachu. Ça fait un moment qu'il tourne autour de la question, de pourquoi, pourquoi un gars aussi passionné par ses bateaux ne les fat pas voguer. Ce n'est pas seulement qu'il n'en prend pas le temps, ça ressemble à un refus catégorique, et Atticus n'a plus d'autre idée que d'aller carrément lui tirer les vers du nez.