THE MOMENT TO FIGHT

« C’est une idée de merde. »
C’est ce qu’il se tue à dire depuis le début de la journée. Rhoan qui est d’ordinaire tout sauf joyeux est encore pire, une vraie crasse. Il a râlé, a écrasé ses mains sur les touches de ses nouvelles platines. Il a râlé, a  repris les chansons deux, trois fois. Il a râlé et a fumé clope sur clope. Sa main lui fait encore mal même si les bandages sont partis, il ne reste que des bleus et des rougeurs, une difficulté à plier les doigts. Derrière le rideau noir de jais y’a la foule qui semble confuse. Qui entre dans la salle plongée dans l’obscurité, qui regarde des deux côtés. Deux scènes face à face, deux groupes en compétition. C’est pas ce que que Rhoan pensait quand on lui a parlé d’un battle. Il pensait qu’ils passeraient chacun leur tour (espérait passer en deuxième après les Yobbos pour bien leur exploser la gueule). Il pensait pas du tout qu’ils seraient FACE A FACE. Et que tout se jouerait à l’applaudimètre. alors évidemment, il stresse. Parce qu'ils sont plus nombreux et que leur style est différent, il ne doute pas de sa musique mais s'il perd... Non. Moe le regarde en haussant un sourcil. « Pourquoi tu flippes comme ça ? Détends toi à la fin. » Rhoan le prend par le col, ses yeux qui fusillent ceux de son partenaire. « Tu comprends pas. ON PEUT PAS. PERDRE. » Il peut pas perdre face aux Yobbos. Pas face à Seven. Rien qu’à penser à lui, ses poings et sa mâchoire se serrent. Il peut pas perdre il peut pas. Il tourne son visage vers Alice qui attend dans un coin. La rumeur de la foule gronde dehors et Rhoan inspire un grand coup. « Dis quelque chose toi aussi ! » Il veut pas leur crier dessus, ça n’arrive jamais, c’est bien qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Il ne leur dira jamais pourquoi. Il peut pas. Puisque lui non plus n’arrive pas à comprendre Seven et leurs affres leurs batailles leurs balafres. Le seul truc qu’il arrive à leur expliquer c’est qu’il veut gagner, et mettre ça sur le compte de sa fierté. Contrairement à son palpitant, ça, Seven lui a pas encore arraché.

C’est une terrible idée. Une idée terrible. Une terriblement terrible idée. Elle sait pas Alice, pourquoi ils se sont lancés dans ça. A cause de quoi ? D’une rivalité stupide ? D’un concours d’ego, de couilles qui gonflent pas assez ? Elle a la gerbe Alice, le teint cireux qui change pas de d’habitude, mais aujourd’hui c’est plus l’appréhension que la maladie. Et si j’me tire ? ça tourne en boucle dans sa tête, depuis la répétition du matin, depuis hier soir, depuis qu’elle sait en fait. Pourtant elle fait comme si de rien n’était, calme en extérieur, tempête à l’intérieur, et l’impression qu’elle est à deux doit de crever si elle n’avale pas une boite entière de xanax maintenant.
Mais elle n’avale rien.
Elle reste dans son coin pendant que Moe et Rhoan s’engueulent, mots qui lui parviennent de loin pendant qu’elle se fixe dans le miroir, qu’elle repasse le dessous de ses yeux au khôl, les cernes qui se fondent avec le noir trop gras. Dis quelque chose toi aussi ! Ca claque dans l’air, les émotions, les sentiments, le stress palpable sur le visage de son meilleur ami. « tu veux que je te dise quoi Rho ?» elle a la voix usée Alice, fatiguée d’avoir trop crié, d’avoir trop hurlé, d’avoir trop craché sa haine. Lentement elle apporte la dernière touche à son maquillage, les lèvres rouge carmin qui ressortent façon néon sur sa peau trop blanche. Elle se redresse pour se rapprocher de Rhoan, avant d’attraper son visage entre ses mains, le forçant à se baisser pour lui donner un petit coup de tête. « T’arrive quoi gamin ? T’as envie de pisser dans ton froc parce que t’as peur ? T’as des couilles Rhoan ? Il serait temps de les sortir parce que sinon c’est claire qu’on va pas gagner » elle est calme Alice, quand elle parle, les yeux rivés dans ceux trop claires du jeune homme. Pourtant c’est difficile pour elle aussi tu sais Rhoan. Y a dans son ventre un épicentre, qu’est prêt à exploser, séisme corporel quand elle va le croiser. Pas sûr qu’elle arrivera à se contrôler cette fois, pas sur qu’elle se retiendra d’aller directement le planter, histoire de pas faire trainer les choses. « Bon les mecs, sérieusement là on dirait des gonzesses vous me fatiguez. Me dites pas que j’ai besoin de piocher dans mes valium pour vous détendre » et Moe qui proteste parce qu’il n’est pas une gonzesse. Ca tombe bien, elle non plus et elle compte bien le prouver sur scène, en déboitant tout. Pardon Trix mais ce soir c’est elle la chanteuse star.

C'est une idée à la con. Il le sait, tout l'monde le sait. Il est à peine remis sur pieds – l'impression d'être un pantin qu'on a mal rafistolé, les sutures les hématomes les os qui peinent à se ressouder. Pourtant il a tenu à être là. Il est pas franchement en état mais il s'en fout il voulait pas rater ça. Il veut les voir perdre, il veut sentir la rage de Rhoan et l'amertume d'Alice, il veut les foutre à terre sans avoir à rien faire.

Il sent les regards des autres peser sur lui mais il les ignore, il voit l'inquiétude les questions la pointe de satisfaction, mais personne ne se risque à demander. Par manque d'intérêt ou parce qu'ils ont pas envie de l'affronter, il s'en fout c'est du pareil au même on lui fout la paix.

Il a pas envie d'expliquer. Il a pas non plus envie d'se montrer – pas face à Rhoan pas face à Alice il sait déjà qu'ils vont jubiler d'le voir comme ça. Il s'raccroche à l'espoir d'être planqué par sa batterie camouflé par les jeux de lumière paumé dans l'obscurité. Pourtant quand il entre sur la scène il sait que ça n'suffira pas, il sait que tout le monde peut voir son état. Sa gueule peinturlurée de bleu et de violet, son squelette déglingué. Ça n'trompe pas, personne peut ignorer qu'il a été passé à tabac.

Alors quand son regard scanne la scène d'en face il change de tactique.
S'il peut pas leur échapper il s'transformera en guerrier.

Il entend la foule qui gronde ses acolytes qui prennent place mais il s'en fout. Il écoute rien de c'qui se passe autour ; ses yeux sont rivés sur Alice sa dégaine de morte-vivante son allure un peu trop destroy. Il sourit même si ça fait mal même si ses lèvres se fissurent, il sourit comme s'il avait déjà gagné. Comme si elle valait rien comme si elle était l'insecte qu'il s'apprête à écraser. Ses doigts abîmés qui viennent s'poser contre ses lèvres une seconde, le temps de lui envoyer un baiser qui fait l'même effet qu'un majeur levé.

Quand il croise le regard de Rhoan il sent ses mâchoires se crisper. Il enrage de s'retrouver avec une balafre miroir sur la joue – le karma qui a un goût de l'ironie trop prononcé. Pourtant il lève le menton il prend la même attitude de conquérant qu'il arbore chaque fois, le sale gosse qui croit pouvoir faire sa loi. Ses prunelles qui glissent jusqu'à la main de Rhoan qui semble se remettre de leur dernière altercation, le rictus qui tire sur le coin d'ses lèvres avec fierté. Discrètement il tend le bras, l'index et le majeur pointés sur Rhoan comme le canon d'un flingue, ses yeux dans les siens. Ses lèvres qui articulent un « Bang bang » silencieux que Rhoan comprendra parfaitement il le sait.

Derrière sa batterie il se sent plus fort y a un rampart entre eux et ses plaies entre ses démons et les brèches dans lesquelles ils pourraient s'engouffrer. Chaque mouvement est douloureux mais c'est pas ça qui va l'arrêter il compte se déchaîner il veut tout faire pour pas les laisser gagner. Ses yeux qui glissent sur les filles qui hurlent dans la foule, les sourires charmeurs qu'il lance pour garder contenance pour pas montrer qu'il a mal rien qu'en s'autorisant à respirer.

Il est prêt. Même réduit en charpie il veut rien lâcher.

Rhoan a l’impression de vibrer. Ça se ressent dans tous ses os dans ses muscles tendus jusque sous la peau, les tremblements qui l’agitent la migraine qui pointe, ça se ressens quand il serre les poings quand il serre les dents quand il fait un clin d’œil à Alice sans lui répondre qu’il s’élance sur la scène. Il prend les devants. Il a des couilles, il a des mains, il a la musique jusque dans les veines et il va gagner. Y’a la victoire qui lui pend au nez, il serait presque confiant en foulant le plancher. Mais quand les Bos se pointent, que son regard les scanne un par un –les gueules abîmées les regards vauriens-, y’a la rage qui pointe il y peut rien. Il a jamais aimé perdre, Rhoan. Et quand Seven apparaît dans son champ de vision c’est tout qui se mélange les nuages dans l’crâne qui deviennent noir charbon le ciel d’orage. Ce qui est noir c’est la peau de Seven, les marques sous ses yeux sur son visage partout où la peau est visible, quand Rhoan scanne ses yeux fusillent, quand son regard passe sur la balafre miroir inversé son ventre se tord. Les maux du passé qui reviennent la peau de sa joue qui le brûle, y’a trop d’émotions qui passent tant qu’il sent son cœur lâcher une seconde. La colère l’inquiétude la colère le doute la rage et putain il se demande qui lui a fait ça et surtout pourquoi c’est pas lui qui lui a fait ça, toute la foutue ville a envie de tabasser Seven mais y’a que Rhoan qui avait le droit de le marquer. Ses poings se serre quand il le voit envoyer un baiser, il tourne la tête vers Alice c’est imperceptible mais il sait qu’elle sait, qu’il est là. Il a jamais trop compris leur animosité mais lui non plus n’a jamais rien dit de ce qui les liait Seven et lui, et c’est très bien ainsi. Trop d’secrets ça pèse mais il est pas sûr de vouloir savoir la vérité –pas sûr de pouvoir encaisser. Et quand Seven pointe ses doigts vers lui quand le canon part quand le bang résonne jusqu’à l’intérieur de son crâne ça vrille ça explose rage dans l’cœur rage dans les poings phalanges qui se serrent jusqu’à l’ankylose. Il lui répond pas il ne fait rien sinon le fixer le dévisager et dans sa tête sauter hors de la scène le rejoindre le cogner le défigurer, même s’il est déjà salement amoché. Ses yeux qui passent sur la cicatrice de sa joue son sourcil qui se lève et lui aussi il a le menton haut le torse bombé le regard d’un lion qu’on n’ose pas vraiment chercher. « On va les défoncer. » Il est sûr de lui quand il remonte le col de son pull noir jusque sous son nez quand il s’avance jusqu’aux platines qu’il vient de repayer quand il pose ses doigts dessus que les premières notes résonnent. La foule qui ne sait plus où regarder, Rhoan a les yeux qui brillent les mains qui vibrent sans trembler. Un instant il ferme les yeux les adversaires qu’il ne regarde plus, il essaye de se concentrer. Ils vont gagner, c’est obligé.

C’est la folie. C’est la folie qu’elle a choisit. C’est l’adrénaline qui monte en flèche quand elle entre sur scène, elle voit même pas le clin d’œil de Rhoan ni même le sourire encourageant de Moe ; Parce que c’est toujours pareil, le même combat entre elle et le reste du monde, elle et le publique, à qui hurlera le plus fort jusqu’à s’en péter les cordes vocales, les faire voler, les déchirer. Désolé, elle a jamais perdu Alice, sans doute qu’elle a trop de choses à balancer, un gouffre infini de désespoir à cracher.
La scène – les scènes, elle s’en fout. Elle s’en foutrait presque des YOBBO aussi si ses yeux ne s’étaient pas instantanément posés sur Seven. Gueule cassée aux souvenirs de dégout, de haine et de larmes. Sans doute qu’elle pourrait lui gerber dessus quand il lui envoie un baiser imaginaire par-dessus la foule, ses ongles qui s’enfoncent dans sa paume jusqu’à en écorcher la chaire, le sang qui goutte lentement, c’est presque imperceptible. J’espère que t’as mal Seven. J’espère que t’as bien mal. Parce qu’après ce soir ça sera pire. Elle ne répond rien se contente de sautiller un peu sur scène, tester l’espace, alors que Seven continue sa provocation digne d’un gamin de cinq ans. C’est sur Rhoan cette fois ci que ça prend. Bang. Et le frisson qui la parcourt, bien plus que le baiser fantôme. Elle sait pas grand-chose Alice. Ils savent pas grand-chose. Mais elle est pas conne pour autant. Bang. Fais gaffe mon grand qu’elle lui murmurera plus tard, quand elle l’enfouira sous terre vivant. Pas sa faute si elle a l’imagination trop fertile et les soirées à mater des films d’horreurs gerbant pour lui servir de carburant.
On va les défoncer. Bien sur qu’ils vont les défoncer. Bien sur. Y a pas d’autre options de toute façon. Alors elle attrape le micro Alice, se lance dans un appel de foule, gueule comme elle sait si bien le faire avant de lever son majeur vers la poupée qui sert de chanteuse factice aux YOBBO. Tous des bras cassés, tous des déchets, le publique aussi, elle s’empêche pas de l’insulter, de l’écraser. Parce qu’elle a trop de rancœur dans le torse Alice, ça a besoin de s’évader, de s’envoler. « …Oh et j’espère que vous ne penserez pas que els YOBBO sont handicapés… » qu’elle murmure doucement, sifflement venimeux. « Faut dire que vu l’état de leur batteur, pas sur qu’il soit en état de taper correctement » elle hausse les épaules « quoi que…Dans mes souvenirs il n’a jamais vraiment été en rythme. » rire de la foule, clin d’œil aguicheur, y a jamais que sur scène qu’elle est aussi séduisante, aussi accueillante, aussi désespérante. Légère révérence elle fait signe à Rhoan d’enchainer. Elle est prête à tout démonter.