Ça fait deux mois qu’elles ont échoué là. C’est pas trop mal d’avoir un mobilhome comme point de chute. Ça change. Moins de courants d’air. Un semblant de maison, de sécurité. Mais ça coûte plus cher alors forcément, y a partage des tâches. Sa mère en fait toujours trop, toujours plus. Et même si elle n’apprécierait certainement pas de savoir ce que Dani s’apprête à faire, quand elle lui a dit de trouver de l’argent ‘peu importe comment’, la fille a vu en leurs voisines une solution toute trouvée. Peut-être même facile. S’trémousser autour d’un poteau, ça doit pas être bien compliqué. Elle aime la musique, c’est déjà ça, non ? En revanche, tout cet attirail de féminité qu’il faut exhiber, elle sait pas si elle en est capable. C’est qu’une gamine : qu’est-ce qu’il y a à montrer de toute façon ? Avec ses cheveux encore courts contrant les lois de la gravité, les mains abîmées et des allumettes à la place des membres, c’est pas beau à voir. Personne mettra un centime sur sa peau, c’est sûr, elle en est persuadée. Surtout quand il y a quelques traces du passage d’un père fou. Et puis pourquoi se faire chier à se lisser les cheveux, s’refaire le visage avec une putain de couche de fond de teint ? Quand elle voit le temps que Rita (mobilhome de gauche après la poubelle) passe à se préparer, elle a clairement pas que ça à faire. Sauf que depuis l’arrivée de Jac, y a des petites nuances à tout ça. Elle dégage pas la même chose que les autres. Elle a une allure, une prestance. Ça file des frissons et ça impressionne un peu. Quand Money (deuxième cabane en face à droite) l’a tirée au club pour lui montrer de quoi était capable la nouvelle, elle a bien vite ravaler ses doutes et ses sarcasmes. Parce que vu comme ça, c’est presque beau d’être stripteaseuse. Dans l’idéal, c’est sûr que si elle avait une chance d’être à son niveau pour encaisser autant que Jac, ça garantirait une belle rentrée d’argent, ça soulagerait peut-être même sa mère. Et c’est bien pour ces possibles que Dani l’a approchée pour grappiller quelques trucs. Elle est pas sûre d’y arriver. Elle est pas sûre d’avoir c’qu’il faut. Mais elle veut bien essayer et pousser ses limites. Courir hors des sentiers battus, c’est son truc après tout. Et puis si ça fonctionne pas, y a toujours d’autres solutions. Faire le tapin ? (même si pour le coup, si la première option échoue, elle voit pas pourquoi celle-ci réussirait) Vendre un ou deux organes inutiles ? ‘Doit y avoir de quoi faire. Faut qu’elle regarde dans le bouquin d’anatomie qu’elle a chipé un bouquin d’anatomie. En tout cas, faut procéder par étape. Objectif par objectif et puis on s’adapte. Toujours. Y a que ça pour rester debout. Elle prendra ce dont elle a besoin à tous ceux qu’elle croisera. Impunément. Ça fait déjà quatre ans qu’elles mènent ce genre de non-vie, alors elle commence à appliquer gauchement et brusquement ce que ça lui a appris. Parce qu’elle sait pas combien de temps, elles resteront à Cincinnati. Elles ont pas le temps d’faire dans la dentelle et les sentiments. Faut grailler comme on peut. Faut dormir si on peut. Faut s’mettre à l’abri tout l’temps. Faut fuir souvent. Faut courir tout l’temps. Faut survivre un jour de plus. Il faut. Mais un jour, elle aura l’choix. Ça commence peut-être même maintenant.

Dispersion des forces. Dani jette un dernier coup d’oeil sur le dos de sa mère qui s’éloigne avant de traverser le chemin en terre battue. Jac est là. Aura de félin. Prédateur tapi dans l’ombre. Quand elle n’est pas sur scène, elle dégage cette sensation brute et intense… qu’on pourrait s’écrouler d’un seul coup à ses pieds, tombés en petits morceaux par sa faute que ça ne la ferait même pas ciller. Y a une certaine cruauté qui irradie d’elle. Déconne avec moi et tu le regretteras. Et elle respecte ça. Elle veut d’ça, pouvoir être un peu plus comme elle. Ou alors c’est juste cette aura de poudre noire que Dani est prête à fouler quitter à s’y brûler. “Bonjour jeune fille. Comment tu vas ?” “Salut.”, qu’elle rechigne même à répondre tellement devoir socialiser lui écorche les lèvres. Pas l’habitude. Son monde, c’est sa mère. Le reste du monde, c’est que le paysage. Mais force est de constater que certains reliefs éveillent plus d’intérêt que d’autres. “On y va tout de suite ou tu veux boire un truc avant ?” Dani détourne tout de suite la tête vers ces alentours qu’elle connaît pourtant par coeur. Les yeux aux aguets. Encore plus à cette époque. Quand les écorchures sont encore fraîches. “Non c’est bon, on peut y aller.” qu’elle réplique finalement. Elle a étrangement confiance en Jac, mais c’est peut-être parce qu’elle en a besoin. Elle s’dit juste qu’elle aimerait éviter de ruiner toutes ses chances à cause d’une moto déglinguée. “Tu te déplaces vraiment là-dessus ?” C’est obligé ? Le regard méfiant. “On va où ? Au club, on peut ?” Son quotidien n’est fait que de ça, mais elle déteste les surprises. Ça sent le control freak à plein nez. “J’savais pas trop quoi mettre...”, qu’elle dit presque en ronchonnant mais en faisant pourtant tomber ses iris le long de la silhouette de la danceuse. Quelques secondes suspendus entre elles jusqu’à ce qu’elle percute. “Ouais remarque pour c’que ça importe...” Y a quand même l’innocence des premiers pas dirigés vers un monde qu’elle connaît pas.