Fesses sur le bureau des infirmières, je squatte leur desk et leur téléphone, dossier papier sur les genoux. Quand on est interne en médecine, on n’a pas de petits coins alors en tant que stagiaires, c’est l’art de la débrouille et du squat. Les vestiaires, les escaliers, les bureaux des autres. Tout est bon à prendre. Je recherche son numéro des yeux avant de le composer rapidement. Va falloir se concentrer pour l’entendre avec le brouhaha permanent qui règne près du dispatch. Mais les sonneries, je les entends. Elle va pas reconnaître le numéro et filtrer quand même ? J’hésite un instant et raccroche finalement à la troisième sonnerie -parce qu’elle en est bien capable. Le temps qu’elle atteigne son fixe, j’ai mes chances et change de tactique en utilisant mon téléphone. “Yeva ? C’est Nur de l’hôpital St Joseph, j’sais pas si tu t’souviens, j’ai assisté tes médecins y a quelques semaines. .. Hé raccroches pas !” L’infirmière de garde me fait les gros yeux pour être aussi familière avec une patiente. J’réponds de la même façon et décide de changer de spot maintenant que je suis mobile. Ça va, elle n’est pas en sucre celle-ci. Et vu la forte tête qu’elle joue en rééduc, c’est certainement pas quelques tutoiements qui vont l'offusquer. “J’aimerais te faire passer quelques examens supplémentaires pour voir si ma théorie est juste concernant tes paralysies subites. Ça pourrait peut-être aider.” Mais j’sais d’avance qu’il va falloir être plus persuasive que ça pour lui faire bouger ses fesses. Enfin façon de parler.

Elle ne m’a pas raccroché au nez et c’est déjà une victoire. Mais le ton dérive entre monotonie et amertume. Je trouve ça plutôt normal après trois ans sans réponses et de maigres victoires. Elle n’y croit plus et je ne veux pas lui donner de faux espoirs non plus. Le plus simple, c’est d’être honnête. “Écoute, si tu ne veux pas une carte d’abonné à vie au club de la rééduc, faut accepter de tester ce qui peut encore l’être.” Je m’engouffre dans les escaliers de l’hôpital, la porte métallique claque dans mon dos pendant que je dévale quelques marches. Je m’y assois finalement en inspirant profondément. “Ta paralysie qui va et vient, soit c’est un problème ortho, mais vu la panoplie de tests que tu as déjà fait, si ils ont loupé un truc, ils sont nazes. Soit c’est psychosomatique...” Franchement, c’est possible aussi. C’est évident qu’elle a beaucoup souffert, que son quotidien ne doit rien à voir de drôle, que tout doit demander un effort, que tout est difficile. Effet boule de neige. Yeva a la dépression planquée derrière chaque douleur. Je ne connais rien à sa vie personnelle, mais ses sautes d’humeur et son acidité sont reconnues dans l’hôpital. C’est pas pour rien. Et ça ne doit pas aider non plus. “Soit c’est lié au système nerveux. Est-ce que t’as été touchée à la moelle ?”, demandais-je distraitement en fouillant dans son dossier médical à la recherche de l’info. “Parce que même si ce n’est pas le cas, il peut y avoir une multitude de blocage au niveau de tes nerfs. Problème d’intégration ou de transmission des messages entre les système nerveux central, périphérique et neuromusculaire. Problème neuronal pouvant aller jusqu’au niveau cellulaire. J’vais pas t’assommer de termes barbares, ça peut aller très loin, mais faut que t’acceptes que j’étudie toutes les options par élimination.” Je ralentis brusquement, réalisant combien je m’emportais, sûre de moi. Évidemment que ça ressemble à un sujet d’études passionnant pour une stagiaire comme moi, mais j’ai aussi envie d’aller jusqu’au bout du dossier et que ça se termine bien. Que j’apporte un putain de remède à un patient. C’est tout de même ça le but de toutes ses heures d’études, de recherches et de pratiques. “...Ça veut dire encore des tests et prélèvements.”, que je souffle finalement. “À toi de choisir ce que tu veux vivre maintenant. Mais ça influera forcément ta vie après.”