I. DORMIR SOUS LA LUNE.

Ses yeux sont humides de désespoir lorsqu'elle les ouvrent à nouveau. Une boule d'angoisse est restée coincée au fond de sa gorge, l'empêchant de respirer convenablement. De la peur, de la tristesse ou juste la terreur d'un avenir incertain. Elle ne sait pas réellement comment elle est arrivée là, ses souvenirs restent étonnamment confus. Quand elle se concentre, elle se revoit, seule dans son jardin. Un livre sagement posé sur la table en bois, ses lèvres se mouvant en des mots silencieux, mimant des lettres allongées sur papier. Elle était belle, en robe en lin, sous un soleil éblouissant. Son innocence resplendissait au milieu des fleurs. Elle n'avait pas vu venir ses assaillants, trop occupée à être la fleur épanouie qu'elle a toujours été. Elle n'a pas non plus senti le regard de son père, planqué derrière la baie vitrée, qui la regardait se faire enlever son bouger d'un cil. Lui qui avait fait la promesse à sa femme de la protéger, n'avait pas tenu parole. La rancune l'avait forcé à se débarrasser de celle qui avait tué sa femme, à ses yeux. Morte en couche, l'enfant comme seule fautive. Ruth ne s'était pas réellement rendu compte de l'aversion que son père avait développée à son égard. Elle se sentait même comme une fille aimante entourée par un bon père et un frère plus aimant encore. Ce frère, il était absent, comme toujours. Voilà des mois qu'il ne venait leur rendre visite que quelques fois dans l'année, juste pour ne pas rompre entièrement le contact. Elle aurait aimé le voir bien plus souvent, surtout ce jour. S'il avait été là, l'aurait-il défendu ? Elle pense, oui. Il n'aurait pas laissé les ténèbres s'emparer de ce bout de femme à peine formée dont la vie venait à peine de débuter.
Les mains des hommes lui avaient fait mal. Ses membres étaient endoloris par une position inconfortable, cette situation l'empêchait de se redresser. A plat ventre, contre terre, le visage recouvert par ses cheveux parsemés, elle ne peut bouger. Seuls ses yeux peuvent pivoter, recenser ainsi les éléments se déroulant autour de sa minuscule existence. Un bâtiment, tout gris, sans vie. Elle ne connait pas ces lieux, rien ne peut venir réconforter ses sens meurtris par la nervosité et la rage. Elle veut voir son père, son frère. Elle veut ressentir la douceur d'une famille aimante. « Tout s'est bien déroulé ? » Elle sursaute presque. La voix est rauque, sans bavure, aussi percutante qu'un coup de feu. Elle aimerait parler à son tour. Les insulter, ou plutôt leur dire que Dieu les puniront pour leur actes. Qu'ils ne s'en sortiront pas à si bon compte et que quelqu'un viendrait à son secours. Elle ne savait pas réellement ce qui l'attendait, qu'allait-t-elle devenir ? Elle pensa d'abord à une demande de rançon, mais son père n'avait guère d'argent, pourquoi auraient-ils enlevés la fille d'un homme si modeste financièrement ? Cela devait forcément être autre chose. Elle pris quelques minutes pour y réfléchir. La colère s'emparait de tout son être. Elle n'avait pas voulu déménager, préférant rester en Russie pour apprendre à connaître le pays de sa mère. Le pays dans lequel elle aurait dû grandir et s'épanouir année après année.

La belle rassemble quelques forces et parvient à articuler faiblement. « Mon père va venir me chercher, vous allez le regretter. » Elle pensait faire mouche. Ou plutôt, les énerver, leur faire peur, ou n'importe quoi d'autres. Mais elle ne s'attendait pas à ce qu'ils partent tous dans un rire incontrôlable. Ils riaient aux éclats, provoquant une nouvelle poussé de fureur dans les veines de la jeune russe. Jusqu'à ce que l'un d'eux se penche vers elle et lui chuchote sur le ton de la confidence, assez fort pour que tout le monde entende. « C'est à cause de ton père que t'es là, c'est lui qui a voulu se débarrasser de toi, alors ne compte pas trop sur lui pour venir à ta rescousse, ma grande. » Elle ne put y croire. Resta dans un mutisme profond durant les heures suivantes. Elle se contentait d'écouter, elle ne comprenait pas tout, certains parlant une langue qu'elle avait du mal à décrypter. Elle connaissait les bases, mais pas de quoi comprendre toutes les subtilités du langage.
Le jour de la mort de Ruth. Née il y a une éternité, morte à l'âge de dix-huit ans.

II. MOURIR SOUS LA LUNE.

Un caractère s'était forgé, sans que Dieu n'en ressorte pour autant. Une poupée, aux pensées brutes. La vengeance, l'envie de sentir son père plier sous elle l'obsédait. Elle voulait sa mort, elle voulait sentir ses os céder sous ses doigts, pour l'avoir offerte ainsi à des monstres. Trois ans qu'elle n'avait pu ressentir un goût de liberté. Chacun de ses gestes étaient calculés et directement perçus par ses assaillants. Ses yeux se posent sur ses mains alors qu'une bande se mouve selon ses demandes. Elle enroule le tissu autour du bras d'une femme. Une poupée dans son cas, enfermée, privée de vie, contrainte à l'obéissance. Elle soignait sa plaie, avec un morceau de tissu arraché à son vêtement. Elle se moquait de son apparence, et tentait même parfois de se faire le plus moche possible afin qu'ils la relâchent par dégout. Elle avait tout essayé. Uriner dans ses vêtements afin que personne ne souhaitent la toucher, dormir sur le ventre en comprimant ses seins pour les empêcher de se développer et devenir moins attirante aux yeux de certains. Elle avait même essayer de s'arracher les cheveux, mais rien n'y avait fait. Après chaque tentative, une séance de coup l'avait empêchée de continuer. Elle commençait à en avoir marre de se faire massacrer. Elle pensait qu'ils ne pourraient poser leur mains sur elle, qu'ils se devaient de les garder en bon état pour les clients, présentables. Elle s'était trompée, vraiment. Les hématomes et autres marques sur son corps en témoignaient. Elle ne pouvait plus continuer ainsi, à prendre des coups pour mal-conduite. Mais, elle ne pouvait pas non plus se résoudre à l'obéissance. Il ne lui restait qu'à trouver un moyen d'évasion. Une fois dehors, ses plans seraient simples. Retrouver son père, et l'étrangler jusqu'à voir ses yeux se révulser et sentir son coeur stopper ses pulsations de vie. Et seulement après cela, elle appellerait la police pour faire sombrer ce gang dans les ténèbres carcéraux.
Mais, ses plans devenaient illusoires lorsqu'elle se souvenait, qu'elle ne pourrait jamais les accomplir. Elle ne pourra jamais fuir cet endroit. Elle ne pourra jamais se venger de la lâcheté de son père. Et surtout, elle ne pourra jamais plus goûter à la vie. Cette vie qu'une bande d'enculé lui avait volée il y a trois ans. Cette vie qu'elle tentait de récupérer par tous les moyens.