C'est pas de la rage qui l'anime, non. C'est de la haine. Envers lui-même, envers sa connerie. Et il donne des coups de pieds dans les flancs de son pick-up, puis balance son sac sur le siège passager et sa guitare contre le tableau de bord, pour qu'elle ne bouge pas trop pendant le voyage. Quel con. Mais quel con. Comment il a pu merder à ce point-là ? Désolé, Bren. Mais les petits jeux à base de drogue, il n'en refera pas de si tôt. Il sait même pas quand est-ce qu'il reviendra, en fait. Il a honte. Trop honte. Il ne pourra plus faire face à Sil après ça. Il l'a trahit. Au plus profond. Il a trahit celui en qui il tenait le plus. Si c'est pas con, ça ? Il se serait rendu vraiment compte de sa connerie, il aurait tout arrêté. Mais non. Alcoolisé. Drogué. Il n'a pas pu. Bren. Pas Bren. Sil. Et putain, c'que c'était bien et c'qu'il se déteste pour avoir -et toujours- pensé ça. Il a tout ruiné. Tout brisé. Pour un putain de coup de bite. Et c'est pas une gonzesse vulgaire qu'il aurait traversé et jetée comme une vulgaire chaussette pleine de sperme. Non. C'est Sil. Bordel. Sil. Il ne se pardonnera jamais. Pire. Sil ne lui pardonnera jamais. Encore, peut-être que s'il n'y avait pas eu la drogue, ça aurait été. Ou pas. Mais Sil lui en aurait moins voulu, sans doute. Il s'en fiche de la culpabilité qui le ronge, si ça avait été que ça. Mais celle de son meilleur ami, c'est pire que du poison qui grignote le moindre centimètre carré de tout son être. Ses coups de poings dans la gueule et ses coups dans les cottes n'étaient que caresses à côté de ce que Lachlan lui a fait à lui. La drogue. La némésis de Sil. Le seul truc à ne pas faire.
Curly monte du côté conducteur et s'écrase dans son siège. Ça lui fait mal de partout, mais il s'en fiche. Frappe-moi encore. Si ça peut permettre à Sil de lui pardonner. Casse-moi la mâchoire. Qu'il le regarde à nouveau sans haine. Brise-moi tous les os du corps. Qu'ils puissent reparler un jour, comme avant.
C'est fou, tout de même. La cascade d'événement, de mauvais choix, qui entraîne le pire du pire dans sa chute. Foutues conséquences. Il sort une clope de son paquet tout écrasé dans sa poche et se la fourre entre les lèvres avant de l'allumer et de se redresser pour mettre le contact. Agressivement, il fume. Agressivement, il conduit jusqu'au 7Eleven le plus proche pour s'acheter des trucs à bouffer sur la route, même s'il sait qu'il risque de ne pas y toucher parce qu'il a trop la haine et que ça lui tord l'estomac. Il prend pleins de trucs, du chimique à la con qui a un goût de gerbe, de la bière et des sodas. Parce qu'il compte bien se mettre la tête à l'envers là-bas. Entre la weed, la cocaïne qu'il a piqué à Jaël et tout ce qui traîne dans sa caisse, il a de quoi faire. Se fracasser pour oublier. Laisser à Savannah, derrière lui, tout ce qu'il a pu faire dernièrement.

Et il grommelle, il râle contre tout ce qu'il a acheté qui déborde de  ce foutu sac en papier pas suffisamment solide et qui menace de craquer, parce que la vie ( et pas que ) le déteste. Y a tout qui finit par tomber par le dessous de cette connerie de sac en papier et heureusement les bières n'ont rien. Il peste, il gueule et il ramasse tout. Il en met dans ses poches, cale tout ce qui reste dans ses bras et il lève la tête. Y a son reflet dans la vitrine du magasin, derrière laquelle les clients le regardent un peu interloqués et tout comme le caissier qui est penché au-dessus de son comptoir. Putain et pas une main de libre pour leur faire un beau fuck et se barrer comme un Prince du Royaume de la Rage. Mais son reflet. Sa gueule violette et bleue. Fracassée. L'arcade sourcillière et la lèvre ouvertes. Les pommettes enflées et le vilain coquard autour de son œil. Il va dire quoi à sa tante ? Qu'il s'est fait démonter la gueule par des voyous. Que sa tronche leur revenait pas. Ou qu'ils l'ont pris pour un pd et qu'ils le lui ont fait payer. Un bon gros mensonge. Il pourra encore plus mythoner là-dessus en leur disant que du coup, il peut pas bosser, qu'il est en  arrêt de travail et que du coup, il restera chez elle pendant plus longtemps que d'habitude.
Parce qu'il a moyen envie de rentrer chez les Lost. Il va éviter par tous les moyens d'affronter Sil. Parce qu'il a peur que ce soit la fin de cette idylle là-bas. Que leur abri se mue en une prison pour lui.

Puis, il arrive à la hauteur de son pick-up et pose des trucs à l'arrière, histoire de se libérer une main pour charger le tout dedans. Haha. Hahahahahaha. Putain. Elles sont où les clés ? Il laisse tout sur la plage arrière et tire la bâche, puis il revient vers le magasin. Poings serrés dans les poches. Il pousse la porte et il regarde un peu partout, pour finir par demander au caissier :

« Eh. T'aurais pas trouvé des clés, s't'eupl' ? »

Y a une petite voix qui l'interpelle et le bruit des clés, juste à côté. Il tourne la tête. Iris. Putain, manquait plus qu'elle. Iris, la seule qu'est pas réceptive au Curly habituel, mais qui apparaît toujours à des moments incongrus et qui débarque avec son sale caractère au moment où tout va pour le pire. “T’as une sale tête. Qui t’as fait ça ?”  avec au bout des doigts, ses clés. Il fusille le caissier du regard, puis les lui arrache des mains. Y a plus la tendresse, y a plus la douceur. Il est trop en colère et il sait pas refréner ça. P't'être qu'il devrait se calmer, faire genre que tout va bien dans le meilleur des mondes malgré sa gueule fracassée. P't'être qu'il devrait sourire encore et ouvrir à nouveau sa foutue plaie qui lui barre la lèvre. P't'être qu'il devrait se saigner pour expier ses péchés. Il commence à repartir, mais se dit qu'il lui doit au moins une réponse. « Merci pour les clés. Personne, c'est rien. » Malgré la colère et la frustration qui le font trembler, qui secouent sa voix, il a une légère tentative de la rassurer. Ou alors, c'est pour qu'elle évite de poser des questions. Pas maintenant, pas toi, Iris. Il peut pas jouer le jeu du gars solaire qui viendrait éclaire ta face de lune, astre perdu au milieu des ténèbres. D'ordinaire, c'est sa lumière à lui qui vient se refléter sur elle, qui rallume peut-être quelques feux éteints. Mais là, le soleil bout, mais ne scintille pas. Loin sont les rires et les sourires. Loin est la bonne humeur. Loin, l'humour. Mais elle ne le lâche pas.
“Tu disparais encore ?”
Il hausse les épaules et grimace brièvement. « P't'être bien. Ça vaut mieux. »
Ça vaut mieux. Pour qui ? Tout le monde. Pour lui. Il veut disparaître de Savannah. Attendre la fin de la tempête, comme si celle-ci ne se déclarerait pas de nouveau à son retour, comme si les choses se seraient calmées avec un petit coup de pouce du destin. Pfft. Curly, il est pas comme ça d'ordinaire. Il est lâche, du genre à fuir ses responsabilités, peut-être. Mais il est pas dans son état normal, en ce moment. Curly, c'est un tonneau de poudre et le monde entier autour de lui, des étincelles. Prêt à exploser. Prêt à sauter. Faudrait peut-être qu'il se calme s'il veut prendre la route. Un accident, ça peut arriver vite. D'autant plus sur les routes qui le séparent de l'Iowa, elles sont tellement vides qu'il n'y aurait personne pour venir le trouver. Et dans ce cas-là, cette fois-ci, le Curly, il pourrait bien partir pour ne jamais revenir. Pour autant, alors qu'il pourrait très bien le faire, il ne la laisse pas plantée là pour se barrer, maintenant qu'il a ses clés.

Il soupire et grimace de douleur. Ses côtes ont grincé. Il se retourne vers elle. « T'as pas un anti-douleur sous la main, s't'eupl' ? J'ai pas la foi d'aller jusque dans une pharmacie et y en a pas ici. » Il lève les yeux et lance un regard accusateur vers le caissier qui détourne la tête, faisant mine de ne pas le voir. Les clients, eux aussi, jouent les aveugles. Ils ne le regardent que du coin des yeux, mais font comme s'ils l'ignoraient. C'est dérangeant un mec déglingué. Ça perturbe. C'est qui ? Un membre d'un gang ? Un type qui a besoin d'aide ? Surtout pas on va regarder. Surtout pas on va se bouger le cul. Tant mieux, d'ailleurs. Il a pas besoin de ça, Lachlan. Les biens pensants qui veulent s'assurer que tout va pour le mieux. Non ça va pas ! Vous avez vu sa tronche ?! Et encore, il a pas enlevé ses fringues. Son torse n'est pas mieux. Des galaxies multiples sont nées sur le soleil. Des nuages noirs sur son ciel gris et derrière, c'est la foudre qui frappe ses nerfs et ses os, qui le font trembler et grincer de douleur.
Il n'a qu'une envie, c'est de se glisser derrière le volant de son pick-up et de disparaître au détour de la rue pour accélérer et quitter cette putain de ville. Il aurait pas pensé croiser quelqu'un qu'il connaissait. Encore moins Iris. Iris et ses grands yeux qui parlent plus qu'elle. Iris, qui reflète elle aussi sur son visage toutes les embrouilles que la vie lui a claqué dans la tronche. Il la regarde, puis il finit par sourire.
« Toi aussi t'as une sale tronche. 'fin… Moins pire que la mienne.... J'veux dire... Y a quoi ? »