15 ans, Pater familias
J'suis assis dans un coin du bureau, le regard effronté posé sur le flic pendu au téléphone. Il essaie de joindre la maison-mère des Popescu pour prévenir du délit. Pour prévenir qu'encore une fois faut venir chercher leur môme adoré au poste. Pour prévenir que j'suis possiblement une graine de voyou. Certainement même.
En réalité j'avais pas vraiment besoin du scooter que j'avais tiré. Pas vraiment, mais j'en crevais d'envie. Cet enfoiré de bourge de Tony s'en était tellement vanté au bahut... Mon plan était parfait, ma seule erreur fut d'embarquer Bobby dans la magouille. Car si ses biceps s'étaient avérés nécessaires, j'avais malencontreusement oublié que la discrétion et lui faisaient deux.
Voilà pourquoi j'suis là, menotté comme un clébard (pour "retenir la leçon") à prier pour que ce soit maman qui décroche et que papa soit en vadrouille à se soûler dans les rad de la ville. Mais bien évidemment, vingt minutes plus tard, c'est lui qui se pointe. Sourires de façade pendant les quelques minutes de formalités. Mais moi je vois très clairement la crispation de ses poings et ce regard sombre qui lui va si bien. J'la sens d'ici la correction. J'anticipe déjà les taloches et les coups de pieds dans les reins, vicieux mais invisibles le lendemain. P't'être une lèvre fendue pour la forme. Et ça étonnera personne à l'école: "Val s'est encore battu." et non pas "Val s'est fait battre.". Tout le monde s'en fout, les profs, adultes si responsables et bienveillants, en premier.
Avec la démarche d'un condamné, je suis le paternel jusqu'à la voiture et je m'imagine ailleurs. Très loin de Savannah. Comme si ça allait aider...

21 ans, mea via
Mon sac est déjà prêt, planqué tout en haut de mon armoire. Toutes mes économies sont dans la boîte en fer-blanc que je tiens dans mes doigts légèrement tremblants. D'ici quelques minutes j'aurais claqué la porte de cette maison de malheur, délaissant derrière moi la merde accumulée entre ces quatre murs. Et ma mère. Et mes frères. Et mes sœurs. Dans la piaule tout est calme, les mômes se sont endormis rapidement, comme d'habitude. J'observe Sergheï emmitouflé dans sa couette raide comme un cadavre. Et puis Ioan avec qui je partage le matelas. Il est pas bien gros mais bouge comme un damné dans son sommeil. Ça me fait marrer quand il m'envoie des coups de pieds, sûrement en train de rêver à des horizons plus heureux. Sev' et Mihaïl ronquent tranquillement et j'me retiens d'aller les prendre dans mes bras pour leur murmurer un piètre "désolé" de peur de les réveiller. Désolé de vous abandonner là, sous le joug d'un tyran pathétique. Désolé pour ce régime de terreur que j'ai pas su arrêter.
Sac à dos enfourché sur l'épaule je me glisse dans le couloir. La porte des filles est entrebâillée et je me risque à y jeter un œil. Elena arbore une mine maussade jusque dans son sommeil alors que Anca ressemble à un ange paisible à côté. Tereza babille doucement, joyeusement. Une mélodie apaisante dans le noir. Le lit de Iulia en revanche est désert. Le craquement du plancher me fait vivement sursauter et j'aperçois une silhouette timide à la porte de la salle de bain. De l'index je lui fais signe de se taire et d'approcher pour lui attraper la main, frigorifiée. "Va te coucher." lui chuchotais-je en lui frictionnant la paume. "Et ne raconte rien aux parents." Pas pour me protéger, mais parce que si Lucian apprend qu'elle m'a vu sans réveiller toute la maisonnée c'est elle qui prendra les coups. Je quitte ses doigts à regret non sans lui lancer un long regard remplit d'amour. Mes ses prunelles ne me renvoient qu'un seul mot en miroir: lâche. Ouais je sais. J'pourrais me foutre en l'air pour ça mais j'suis même trop peureux pour passer à l'acte, et à 21 ans je me dis que j'ai encore d'autres choses à faire.
Le battant se referme doucement derrière moi pour étouffer mes démons dans un placard.

26 ans, erratum
Y a ces mots qui barrent l'écran d'ordinateur. Qui me percent les yeux en pointes acérées jusqu'à mon cerveau grillé. C'est Anca que j'entends au travers, de sa voix douce, imaginée également plus grave que celle qu'elle possédait enfant. "Je sors de l'hôpital". J'ai l'impression d'être incapable de lire la suite, incapable d'y survivre mais je me force à déchiffrer les syllabes suivantes. Anca a voulu mourir. Iulia est incarcérée pour le meurtre d'un enculé violent. Elle a eu une fille, ma nièce et j'sais même pas à quoi elle ressemble. Elena est partie. Sev déraille. Io se tait.
Et là, plongé dans le noir au milieu de mon bureau flambant neuf, affublé d'un costume ridiculement cher et impeccablement coupé, j'me suis jamais senti si seul. De ses ailes noires la terreur fond sur moi et m'enveloppe dans un cocon terriblement solide. J'me cramponne au bois du plateau conscient des deux choix qui s'offrent à moi. L'appel de la famille. Ou l'appel du silence. J'devrais prendre un billet, quitter New-York sur le champ pour retourner à Savannah et redresser la barre de ce navire en perdition. J'devrais rentrer au bercail pour sauver ce qu'il reste encore. J'devrais jouer mon rôle de grand frère et arrêter de déconner.
Mais le bourbon aide à oublier, pendant quelques heures tout du moins. Et pour pas changer je me noie dedans en espérant vainement pouvoir me regarder dans une glace le lendemain.

33 ans, mea culpa
Le soleil me tape sur le crâne. Je remonte mes lunettes sur l'arête du nez et scrute les alentours. Me voilà de retour à Savannah, plus de dix ans après mon dernier coup d'oeil pour cet horizon. J'ai grandi. J'ai fait des études après avoir cravaché comme un dingue pour me payer les droits d'entrées. Ma carrière de psychiatre est florissante, ma vie sentimentale inexistante. Le sexe est mon exutoire. Et j'ai décidé de récupérer et rafistoler au mieux un pan de ma vie, incapable d'oublier.
Je me suis trouvé au détour de toutes ces années, et Lucian risque de tomber de sacrément haut en constant que son rejeton à l'échine courbée est devenu un homme du monde. Il sait pas encore. Il sait pas encore que ma vengeance va être irrésistible et que je vais lui faire payer au centuple chacun des coups, chacune des insultes et des merdes qu'il a pu engendrer. J'm'attends pas à ce que ce soit facile, ici en terre inconnue. Les p'tits m'ont certainement oublié et vont me compliquer la tâche (j'en attends pas moins d'eux). Mais je lâcherais pas l'affaire, plus maintenant, parce que je suis arrivé au bout de ma cavale. Et c'est ce qui compte.