Y a ceux qui croient au hasard, ceux qui croient au destin et ceux qui se laissent porter entre les deux. Iris a toujours été de cette catégorie-là. À pas forcément voir les signes, les coïncidences et tous les dérivés. À s’demander ce qu’elle voit. Parce que clairement, il devrait y avoir des limites à la cécité. Pas voir qu’il ne se passera jamais rien avec Jeff, ne serait-ce qu’à cause des quatorze années qui les séparent. Pas voir que c’est à cet endroit même qu’elle s’est faite tirer son portefeuille. Pas plus tard qu’hier. Par le mec qui vient de lui passer sous le nez à l’instant. La veille, il lui a fait le coup classique, la bousculade, les excuses faciles, soi-disant charmantes et elle a rien vu. Elle se souvient de son physique -particules de lumière emprisonnées dans ses cheveux- mais c’est à peu près tout. Son argent disparu, elle ne s’en est aperçue que tard, le soir. Y a toujours ce bug, ce contre-temps. Pourtant inconsciemment sa chevelure éclatante a une nouvelle fois attiré son attention. Le regard qui le poursuit jusqu’à ce qu’il tourne au coin de la rue, après un arrêt sur image, une oeillade dans sa direction et des mains enfoncées dans ses poches. Narguée ? Probablement. Parce qu’elle doit avoir l’air idiote, paumée sur le pavé, toujours pas à sa place mais bien plantée dans son ailleurs. En réalité, c’était un rendez-vous manqué qu’elle devait rattraper. Mais c’était encore la même mécanique, le même décalage. Faut l’temps que ça percute. Trois secondes plus tard. Une fois la grenade dégoupillée.

C’est lui. C’est lui qui a filé les mains pleines de fric. Et ce ne sont plus ses yeux qui le suivent mais elle toute entière. Réflexe de possession. Récupérer ce qui lui appartient lui paraît évident. Pourtant elle manque de rien de là où elle vient. Elle aurait laissé couler, tout oublié si elle ne l’avait pas revu. Si il y avait pas eu le vertige de pouvoir retrouver ce qui est sien. Les pas se précipitent. Le coeur bat un octave plus haut, piquant comme un chant de criquet. Puis il se tait, se fracasse, heurte l’individu finalement inattendu. Elle s’était peut-être imaginée déjà le perdre, trop agile ou quelque chose comme ça. Mais il est là, bien droit, suintant de provocation. Comme si il l’avait attendue, aussi prévisible que n’importe quelle autre poupée de papier. Elle voit et étale les différences qui les séparent comme de la crasse. Le corps soudainement tendu et frémissant : pas du même monde. Risque de choc imminent, elle devrait le flairer. Et peut-être qu’elle n’aurait pas du sortir de son sentier polissé. Elle n’a pas pensé une seule seconde à son imprudence, à la petite ruelle isolée et beaucoup moins avenante que la grande rue commerçante. Photographie du coupe-gorge, des relans de l’humanité qui l’habitent ou le traversent avec facilité, déjà trop usés. Mais elle a la mauvaise attitude de ceux qui s’invitent sans y être autorisés. Ça glace son regard, il s’impose épineux et elle ne cillera pas. Parce qu’il faut maintenant assumer. “Tu as quelque chose qui m’appartient. J’aimerais le récupérer.” Elle pourrait renchérir, menacer de faire intervenir la police. Oui, elle pourrait. Mais elle se contente de tendre la main. Que ça tombe tout cru, évidemment et simplement. En même temps, elle a demandé gentiment au lieu de faire un scandale, s’offusquer, s’insurger, immédiatement déprécier. Toutes ces petites choses qui gaspilleraient beaucoup trop d’énergie.

Tu observes la foule, cherchant une cible facile. Et y’en a. Des cibles faciles. Des gens un peu paumés qui font pas vraiment gaffe. Des sacs faciles à ouvrir ou des porte feuilles dans la poche arrière du jean. T’es habitué maintenant. Ca fait des années que tu fais ça. Même avec les LB. Quand t’étais encore à l’orphelinat ou dans les foyers. C’était mme devenu un jeu. A celui qui rapporterait le plus. Portables, montres, porte-feuilles, tout comptait. T’étais pas le meilleur. Mais pas le moins bon non plus. Et puis, tu t’es amélioré au fil des années. Apprenant à repérer les bonnes cibles plutôt qu’à te lancer à l’aveugle. C’est comme ça que t’es tombé sur elle. Petite princesse dans les étoiles. Son statut se lit dans sa façon de marcher. Sans ses chaussures et son sac. Dans sa manière un peu particulière d’avancer comme si le monde était beau et qui rien ne pourrait lui arriver. Et tout ça parle plus que n’importe quoi. Et ça dit en lettre d’or : j’ai de l’argent pour toi. Additionné à son inattention à ce qui l’entoure, elle faisait la cible idéale. Et elle l’était. Deux cent dollars en liquide dans son porte feuille. Tu t’es fais une joie. Tu souris en y repensant lorsque ton regard se pose sur elle. Là. A la même place que la veille. Même heure, même endroit. Son air de princesse te fascine et t’agace en même temps. Tu l’observes un instant virevolter sur la place jusqu’à ce qu’elle croise ton regard. Et tu ne peux pas retenir un sourire en voyant son visage décontenancé. T’as cette envie un peu dangereuse d’aller plus loin. De prendre plus qu’hier. De prendre mieux. T’as cette envie de jouer avec sa gueule d’innocente incongrue. De lui apprendre la vie par le moyen le plus dur. T’es presque sur qu’elle t’a reconnu. Tu l’as lu dans ce regard. Cette étincelle de surprise. Alors tu te contentes de s’adosser au mur, attendant qu’elle tourne pour essayer de te retrouver. Et elle arrive. Comme prévu. Tu te redresses, te plantant devant elle, baissant ton regard vers elle du haut de vos 30 cm de différence. « Tu as quelque chose qui m’appartient. J’aimerais le récupérer. » Tu souris en l’observant. « T’as beaucoup de choses qui m’appartiennent pas mais que j’aimerais bien récupérer. » Tu la regardes avec provocation, tendant à ton tour ta main vers elle. Puis tu ajoutes, plongeant ton regard noir dans ses yeux. « Salut Iris » Comme une menace. Un menace aux mots innocent. Oui, tu connais son prénom. Son nom aussi. Son adresse. Un bon gros morceau de sa vie. Et sa vie à elle, elle est bien loin de la tienne. A des années lumières. Y’a ce sentiment foutrement satisfaisant. La voir fragile face à toi. C’est comme si tu détenais un certain pouvoir entre tes doigts et tes mots. Le pouvoir exaltant de la faire trembler.

Il l’attendait. C’est sûr, il l’attendait. Comme un chat planqué dans un coin, ronronnant d’impatience de sauter sur l’oisillon qui passait par là. Qu’il avait flairé à des kilomètres à l’avance. Elle se souvenait pas qu’il était si grand. Elle se souvenait pas d’être si p’tite. Et elle sait pas si elle a vraiment vu son sourire fier et provoquant. Peut-être qu’elle l’a juste imaginé. Peut-être qu’il n’est pas si carnivore que ça ? Mais par réflexe, mesure de sécurité aussi, elle se cambre un peu en arrière, petit pas de recul pour prendre ses distances. Alors qu’hier, il a dû se faufiler, furtif, pour passer presque inaperçu et dérober ce qu’il voulait, là aujourd’hui, c’est tout l’inverse. Imposant, chatoyant. Comme si il maîtrisait aussi bien qu’elle le jeu d’ombres et de lumières. Et même si tout ça, toute cette aura l’a perturbée pendant quelques secondes, Iris n’oublie pas ce pourquoi elle l’a suivi. Elle réclame naturellement son bien. Faisant preuve de bonne foi en croyant -espérant- qu’il acceptera de le lui rendre facilement. Comme si c’était normal. Comme si les voleurs retournaient leur butin. “T’as beaucoup de choses qui m’appartiennent pas mais que j’aimerais bien récupérer.” Aveugle, toujours aussi aveugle et déconnectée de la réalité. “Salut Iris.” Son expression se froisse une seconde, le brun de ses yeux se durcit. Les sous-entendus s’insinuent, doux poison. “Voleur et fouineur ? Sacré CV. J’suis impressionnée.” Faux. Sa famille connaît beaucoup plus emmerdant avec les paparazzi. Sauf qu’ils ne voient que ce qu’ils leur laissent voir. Là malgré l’arrogance défensive dont elle fait preuve pour garder la face, il a quand même mis la main sur un petit bout d’elle personnel. Elle déglutit imperceptiblement. Est-ce qu’il passe au crible tous les portefeuilles qu’il pique ? Quand on y réfléchit, il pourrait lui voler bien plus. Son identité par exemple. Sauf qu’elle s’en fout. Qu’il lui vole sa vie, ça l’arrangerait presque.

À son tour de le passer aux rayons X. Face à Iris, c’est pas difficile d’avoir l’ascendant physique et elle le sait. Pourtant, elle envisage quand même de le choper, entraver on-ne-sait-pas-comment son bras, le retenir et menacer d’appeler les flics. Il a peut-être pas son portefeuille sur lui, donc pas de preuve. Et il a peut-être déjà été refourgué. Elle sait pas, si ça se trouve, il fait partie d’un réseau organisé de bandits. Ça serait sa parole contre la sienne. Mais franchement, il doit déjà avoir un casier et elle, elle est blanche comme neige. Elle aura toujours plus de crédibilité que lui, ça c’est certain. Ses pensées galopent en imaginant la situation. Et l’éventualité de faire appel à la police semble rapidement trop contraignant, barbant. Sans compter la force de moustique qu’elle a et qui ne ferait certainement pas long feu, tout ça, ce serait une perte de temps. Parce que finalement, c’est pas son argent qu’elle veut. Elle a déjà un autre portefeuille, tout aussi rempli de billets. “Bon okay, garde l’argent, mais j’veux récupérer mon portefeuille.” Y a la photo de sa soeur dedans. Une photo d’elles d’eux à vrai dire, même si elle s’est déchirée. C’est peut-être ridicule de se raccrocher à ce petit bout de papier glacé précis. Mais ça fait trois ans qu’elle l’a tout le temps avec elle. C’est pas normal si elle ne l’a pas. Elle se sent pas en équilibre sans ça. Toujours ces parties manquantes qui lui laissent des douleurs fantômes à l’âme. Ce qu’elle dissimule trop bien au reste du monde sous couvert d’être une enfant pourrie gâtée. Elle décroche finalement ses yeux des siens pour farfouiller dans son sac. “Combien tu veux ?” À la va-vite, presque dans l’urgence, sans le regarder, elle lui refile déjà ce qu’elle a sur elle. Parce qu’elle suppose forcément que si elle met le prix, ça ira, il la lui rendra. Tout s’achète. C’est simple comme équation. Le monde tourne parfaitement autour du système de l’offre et de la demande. Même si techniquement à cet instant, y a que lui qui peut répondre à sa demande. Elle dépend de lui. Elle déteste ça. C’est comme si elle était la camée et lui le dealer et cette asservissement la révulse. Mais il va pas résister à de l’argent facile tout de même ? C’est qu’un p’tit bandit de bas-étage. Il va céder plus vite que l’éclair et dans cinq minutes c’est fini. Chacun retourne dans son monde et on n’en parle plus. Non ? Y a un brin de désespoir qui a filé dans ses pupilles lorsqu’elle a relevé le nez vers. Mais ça s’est vite fondu dans l’impatience. Portefeuille ouvert, prête à lui donner. Elle insiste. La condescendance lacée à ce petit mot arrogant. “Combien ?”

« Voleur et fouineur ? Sacré CV. J’suis impressionnée » Tu souris largement. Tu sais même pas pourquoi t’as regardé ses affaires en vérité. C’est pas vraiment quelque chose que tu fais habituellement. Tu perds pas de temps. Tu récupères le fric et t’abandonnes le porte feuille dans la première poubelle. Parce que tu sais très bien que le garder, c’est le meilleur moyen de se faire chopper. Et au final, y’a rien d’autre à récupérer. Les cartes bancaires sont un véritable piège. Beaucoup de fric à se faire, mais également un risque bien plus élevé. T’en as vu des gosses de l’orphelinat dans tes emmerdes bien plus grosses qu’eux à cause de ça. A vouloir voir trop haut, ils se sont bruler les ailes. Et la descente est violente. Non. Toi, tu te contentes de l’argent liquide. Des bijoux si y’en a, mais c’est rare. Et puis des portables aussi. Mais ce cas là ne s’applique pas. « Heureux de faire bonne impression alors »

« Bon okay, garde l’argent, mais j’veux récupérer mon portefeuille. » Tu hausses les sourcils sa remarque. Tu l’as plus son porte-feuille. Tu t’en ai déjà débarrassé. Ce matin, pas hier soir comme d’habitude. C’est déjà exceptionnel. Tu l’as abandonné en venant ici. Dans une poubelle, tu sais même plus laquelle. Tu t’apprêtes à le lui dire lorsqu’elle commence à fouiller dans son sac. « Combien tu veux ? » Ok. Ca te fait reconsidérer le fait de lui dire. Et tu ne peux pas t’empêcher de la regarder bizarrement quand elle te tend déjà une liasse de billets. Tu sais pas combien y’a la dedans, mais y’a déjà au moins cent dollars. Peut-être plus. Putain. Elle est bizarre cette fille. Tu lui voles du fric, elle t’en donne encore plus. Putain, si tu savais que ça allait marcher cette connerie, tu l’aurais fait plus tôt. Pourtant, t’aimes pas sa façon de te trainer comme de la merde. C’est vrai, tu l’es peut-être. Surtout en opposition avec elle. Mais qu’elle aille se faire mettre. Elle et ses grands airs. « Me parle pas comme ça princesse » Ta voix s’est durcie. Plus de jeu cette fois ci. T’as jamais beaucoup apprécié les filles de bourges. Encore moins quand ils ou elles te regardaient de haut. Il parait qu’il faut traiter les filles comme les mecs. Egalité des sexes bonjour. « J’aurais pas de remord à t’en coller une si tu m’fait chier » T’es pas certains que tu le ferais vraiment. Parce que t’as jamais été du genre à frapper quelqu’un qui ne peut pas se défendre. Et cette poulette, elle a pas bien l’air de pouvoir t’en coller une en retour. Alors ouais, des fois, tu te bas avec des filles. Mais des filles comme Soan. Des filles qui en ont. Qui peuvent répliquer comme des sauvages. La Iris, elle s’écroulerait au premier coup. Et ça, non merci. « J’veux 500 dols » T’es toujours aussi froid. Tes yeux bleus aux allures de glacier plongés dans les siens. En vérité, t’as beau souvent prendre tout ça pour un jeu, ça ne l’est pas vraiment. Tout ce que tu fais, c’est pour survivre. C’est pour bouffer. C’est pour ramener du fric à Peter et éviter qu’il te foute dehors. T’as essayé quelques nuits. Dormir dehors. C’est pas très drôle. Vraiment pas drôle.

Il a le sourire bourré de condescendance, un brin prédateur lié étrangement à sarcasme plutôt honnête. Il n’a rien à envier aux plus orgueilleux des bourges qu’elle a l’habitude de côtoyer. ll pourrait très bien se fondre dans le moule, mi-vipère, mi-caméléon. Elle n’en doute pas quand elle voit son sourire assuré éclore sur son joli visage. Et elle peut pas s’empêcher de penser qu’il devrait faire autre chose de sa vie que voler et fouiner. Ça serait presque du gaspillage. Pas qu’elle s’intéresse réellement à son sort. C’est pas mère Theresa, surtout pas quand on a autant de mal à se gérer soi-même. La preuve. Sinon elle aurait probablement un peu plus de respect. Dans tout son égocentrisme, elle lui offrirait pas un peu plus d’argent alors qu’il lui en déjà piqué. Tout ça pour ce fichu portefeuille. Tout ça pour cette fichue photo. “Me parle pas comme ça princesse.” “Et toi m’appelle pas princesse.” Réponse du tac-au-tac. Pourtant le vent glacial, elle l’a bien senti passé. Comme une gifle implacable. Mais c’est bien le genre de réflexion qui la vexe. Alors, elle ne détourne pas les yeux. Au contraire. Et certainement pas devant lui. Elle ne s’est jamais considérée comme telle -c’était sa soeur la princesse parfaite. Oui, elle a plus d’argent qu’il n’en faut. Ses parents lui en donnent plus qu’il n’en faut comme un substitut à leur présence depuis la mort de Sarah. Oui, c’est bien le pire des clichés, et elle fait avec, elle en profitera parce qu’elle ne sait pas quoi faire d’autre. Mais c’est vrai qu’elle est déconnectée de la réalité, de ce qui se passe dans ces rues. Elle sait rien de tout ça. C’est pas son monde. Alors, elle ne comprend pas pourquoi il réagit comme ça. C’est bien ce qu’il voulait, non ? Elle lui facilite juste les choses, alors pourquoi il se vexe ? Il a l’égo aussi fragile que du verre lui aussi ? “J’aurais pas de remord à t’en coller une si tu m’fait chier.” Euuuuh mais pourquoi ? Elle comprend de moins en moins. Il oserait pas tout de même ? Et comme un réflexe, elle se raccroche aux lanières de son sac suspendu à son épaule. Comme si ça pouvait la retenir, servir de béquille si jamais il cherchait à l’envoyer valdinguer. Les brindilles ça casse et lui n’a jamais appris la délicatesse. Elle remballe déjà son argent puisqu’apparemment, il n’est plus d’humeur… “J’veux 500 dols.” Mais what. Faudrait savoir. Et elle décide de ne pas chercher à comprendre. Iris, elle essaye d’ignorer la bille glacée qu’il a tiré droit dans sa gorge. Menace à l’avidité. Elle sent bien qu’il serait prêt à la faire chanter et elle sait bien qu’elle se laisserait faire. Elle cache son frémissement en lui refourguant entre les mains finalement les 200 dollars qu’elle avait. Fait mine d’être irritée pour conserver un peu de cette tenue qu’il semble détester. Tsk. Et elle le sait que son masque fonctionne, qu’il faut être soi-même doué pour lire dans la faille au creux de ses yeux. Elle le sait qu’elle devrait être comédienne au lieu d’être un mannequin immobile et mort. “J’vais chercher le reste.” Elle s’exécute sans attendre une quelconque réaction, elle s’eclipse et revient avec ce qu’il demande peu de temps après. Et sans le regarder, elle compte. Lui tend 50 de plus. Mais se stoppe dans son geste avant de lui donner le reste. Elle a peut-être vu trop de films, mais faut pas déconner. “T’auras la suite quand j’aurais ma pho... mon portefeuille.” C’est certainement ridicule cet attachement à c’bout de papier glacé. Mais elle peut pas s’en empêcher. Elle s’raccroche à tout ce qu’elle peut. Elle sait pas faire autrement pour que son quotidien sans grand intérêt glisse mieux sur sa peau. Elle sent même bien qu’il doit la dénigrer dans sa tête, et certainement plus qu’elle ne le fait pour lui. Mais peu importe. Son jugement sur elle ne pourra jamais égaler le sien ou celui de ses parents. Pourtant, mélangée à son arrogance et son assurance, y a cette triste dignité, déséquilibrée, qui floute son image. Comme un brouillard vivotant et instable qui perd et piège à la fois. Iris tient souvent de l’absurde, mais aujourd’hui, y a plus que Caleb et peut-être Lula pour le savoir. On la connaît rarement réellement. Elle s’ouvrait déjà pas facilement avant, alors devant tant d’agressivité, elle fera encore moins d’efforts. Elle n’essaiera même pas de lui faire comprendre quoi que ce soit dans toute sa mauvaise foi. Obstinée. Et ils n’arriveront probablement pas à communiquer tous les deux. Il dérobe et elle se moque de perdre. Elle exige et il estime plus. Pas sur la même onde. Et pourtant ils arrivent à se heurter. Ils auraient jamais dû se croiser. Y en a forcément un des deux qui va perdre.

« Et toi m’appelle pas princesse. » Elle se met à grogner le petit chat. Elle se met à jouer au lion. A donner des coups de patte dans le vide dans l’espoir de griffer. Et pour la première fois, son regard se plonge dans le tient sans qu’elle ne baisse les yeux. Tu vois ce petit éclair de rébellion qui illumine un instant ses yeux bruns. Tu dois avouer que ça lui donne un charme certain. Ce petit air belliqueux. Puis l’éclair disparait aussi rapidement qu’il était apparu, abandonnant la lionne pour un petit chat docile et manipulable à souhait. T’es presque déçu. T’as toujours été de ceux qui aiment le challenge. T’aimes avoir un adversaire de taille. Quelqu’un à la langue aiguisée. Tu trouves ça ennuyant. Qu’elle cède aussi facilement. D’un coté, c’est pratique. Tu t’es jamais fait autant d’argent aussi rapidement. Mais de l’autre … il y a quelque chose de décevant dans le fait de l’obtenir aussi facilement. Il manque l’excitation.

Tu l’observes s’éloigner pour aller au distributeur le plus proche. T’imagines même pas tout le fric qu’elle doit avoir pour laisser passer ça aussi facilement. Parce que, bordel, 500 euros, faudrait te passer sur le corps pour que t’acceptes de filer autant. Elle a vraiment l’air d’appartenir à un autre monde. Un monde que t’as toujours observé de loin. Parfois, tu te demandes ce qui se serait passé si t’étais resté vivre dans une de ces familles trop riches. Est-ce que t’aurais été comme elle ? Fermé à la réalité du monde ? Est ce que t’aurais regardé un gamin comme toi avec le même regard qu’elle ? Ce mélange de pitié et de colère qui te rend complètement fou. De quelle droit elle ose te regarder avec pitié et te prendre de haut. Tout ça parce qu’elle est née dans la bonne famille. Qu’elle aille se faire mettre.

« T’auras la suite quand j’aurais ma pho... mon portefeuille. » Tu hausses les sourcils. Bitch. Tu risque très fortement de devoir te contenter de 250. Parce qu’après ce que tu t’apprêtes à lui dire, t’es pas certain qu’elle te filera le reste. « Jl’ai jeté. Une des poubelles sur le chemin. » Tu vois très bien à sa gueule qu’il y a surement son petit coeur qui se déchire à l’intérieur de sa poitrine. Ok. Faut avouer, tu t’en voudrais presque. Tu sais pas ce qu’il y a dans son porte feuille, mais ça a l’air important. Tu fronces un peu les sourcils « Jl’ai jeté y’a pas longtemps. Si t’as pas peur de t’salir les mains, y’a moyen que tu le récupères » C’est presque plus doux. Presque. Tu gardes ta gueule nonchalante qui te caractérise trop. « Mais j’te préviens, je t’aide pas à fouiller. J’te montre laquelle c’est et c’est tout ! » T’as aucune intention de faire les poubelles pour elle. Non merci. T’as des trucs à faire plus intéressants que ça.

“Jl’ai jeté. Une des poubelles sur le chemin.” L’espoir de retrouver son bien se décroche misérablement de son myocarde, fait un trou dans sa poitrine et s’écrase sur l’asphalte. Iris palît, s’engouffre dans un silence tragique. Ça dure quelques secondes. Le temps qu’il enchaîne et qu’une bouffée d’irritation ne grouille entre ses côtes. Parce qu’il aurait pu l’dire avant au lieu de n’être qu’un petit con qui leur fait perdre leur temps. Mais c’est vrai qu’elle devrait pas s’attendre à quoi que ce soit de quelqu’un comme lui. “Jl’ai jeté y’a pas longtemps. Si t’as pas peur de t’salir les mains, y’a moyen que tu le récupères.” Il fait exprès. Il joue. C’est pas possible autrement. Il est au bout de la ficelle, dirige, tire et lâche comme il veut. Et elle, elle est à l’autre bout. Yo-yo qui subit une gravité contrôlée mais déglinguée. “Montre-moi.” Éclat de voix. Presque comme une supplique. Ça sent l’erreur qu’elle va regretter. À ces bêtes-là, on donne un doigt, ils bouffent le bras. “Mais j’te préviens, je t’aide pas à fouiller. J’te montre laquelle c’est et c’est tout !” “J’t’ai rien demandé en ce sens.” Détermination béton. T’approches plus de mon portefeuille. D’un infime coup de menton, elle suggère qu’ils avancent, qu’elle le suive. Elle sait pas si c’est loin d’ici ou non. Combien de rues, de ruelles, de carrefours, de kilomètres un gars comme lui parcourt tous les jours ? Le macadam collé aux talons. C’est vrai qu’elle sait rien d’un tel quotidien. On lui a jamais montré. On l’a jamais poussé à voir ça. Et bien disciplinée, elle a pas pris l’initiative de regarder ailleurs. Ça fait chier d’admettre que c’était facile de rester avec ses oeillères parce qu’elle a été éduquée comme ça. Sors pas trop de ton monde, tu pourrais te faire mal. C’est sûr que suivre un inconnu dans un dédale de pavés, direction la poubelle la plus proche, ça n’a rien de rassurant. Ni de glamour. Surtout quand les seules choses qu’on sait du type en question c’est que c’est un voleur imprévisible et un potentiel violent. Autrement dit : un sale cabot ?
Mais elle n’a pas vraiment d’autres options. Elle aurait dû se méfier avant, maintenant c’est trop tard et quand il désigne finalement le container de métal, elle ne retient pas la grimace qui tord ses lèvres. Et la fierté prend le dessus. Elle va pas faire sa chochotte même si l’idée de choper l’hépatite ne l’enchante pas. Au premier coup d’oeil, elle ne voit rien. Va falloir y aller. C’est bien parce que y a ce besoin désespéré et ridicule de retrouver cette photo qu’elle fait ça, qu’elle escalade le rebord en taule comme si elle faisait le mur. “Tu l’as jeté il y a pas longtemps, mais ça fait combien de temps ?” Ça devrait pas être très loin. Pourtant elle est obligée de farfouiller. L’odeur nauséabonde la surprend même un instant, comme si un revers de bras sur son nez allait empêcher l’attaque. “J’espère que c’est la bonne poubelle au moins...” Qu’il lui fasse pas le coup de la faire mariner dans la mauvaise juste pour le plaisir de la voir les pieds et les mains dans les ordures. “Tu serais vraiment un connard...” Perfide et vicieux. Malhonnête jusqu’à la moelle. Et même si ses pensées font valser les pires insultes contre lui, ses yeux et ses mains passent tout au crible. Y a plus le dégoût et la préciosité du début. Iris a toujours été encore moins qu’une princesse en toc. C’est pas si grave tout ça. Le principal, c’est Sarah. C’est la photo. Le bout d’elle. Le souvenir stupide qui y est collé. Elle peut pas l’perdre. Elle peut pas. Ça devient presque vital, urgent. Une obsession de forcenée, certainement triste à voir. Pathétique. “Où il est… ?” Hoquets d’espoir infimes à mesure qu’elle s’agite entre les déchets et cherche encore. Où il est, où elle est, où t’es Sarah, où t’es ?

T’es un connard, c’est vrai. Y’a cette colère au fond de toi. Cette impression d’injustice. Pourquoi elle a le droit à tout quand toi t’as rien ? Pourquoi elle peut se permettre de filer des centaines de dollars juste comme ça. Dans l’espoir de retrouver un petit porte feuille qui est certainement sentimental. Bordel, t’aimerais bien toi, pouvoir payer autant pour récupérer des trucs sentimentaux. Elle a fait quoi pour tout ça ? Surement juste naitre dans la bonne famille. Pas de parents junckies à peine majeurs. Ouais, ta vie aurait été sacrément plus ordonnées si elle avait réalisé qu’elle était enceinte avant d’accoucher cette conne. Et encore, tu sais même pas comment t’as évité les déformations et autres conneries vu la drogue qui coulait dans ses veines. Finalement, t’as presque été chanceux vu les circonstances. Chanceux de finir avec Lachlan à l’orphelinat. Chanceux de rencontrer Nora et les autres. Alors ouais, t’es pas un enfant de coeur. Tu déconnes. Souvent. Tout le temps. Mais ça aurait pu être tellement pire. T’aurais pu finir drogué sur un trottoir. Au final, tu dors au chaud. Tu crèves pas la dalle. Y’a pire. Vraiment pire. Donc ouais c’est vrai. T’es un connard. Faut pas l’cacher. Mais t’as tes limites. T’es pourri, mais p’tête pas jusqu’à la moelle. Peut-être même que si on cherche un peu, on pourrait trouver quelque chose à sauver. Tu la laisses fouiller dans la poubelle, te marrant même un peu de voir jusqu’où elle peut aller pour retrouver sa propriété. Mais tu lui as quand même donné la bonne poubelle. T’es pas sans âme non plus. Tu soupires doucement. « J’sais pas moi. Deux heures … ? Un truc comme ça. » Tu réponds pas au reste. Ca sert à rien de toute façon. Tu te contentes de t’adosser contre le mur d’en face et d’attendre.

Longtemps.

Foutrement longtemps.

« Putain mais ça prend combien d’temps pour trouver un putain de portefeuille. T’es conne ou quoi ? » Tu te détaches du mur pour t’avancer vers la poubelle. Et sans même savoir pourquoi tu fais ça, tu sors ton téléphone pour allumer la petite lumière. « Bouge toi un peu, j’ai pas que ça à foutre putain. » Tu hausses les sourcils lorsque tu reconnais presque immédiatement le morceau de cuir, l’attrapant du bout des doigts. « T’as d’la merde dans les yeux un peu … » Bon, faut avouer qu’elle venait de bouger un truc lorsque tu l’as vu. Mais même. T’arrives et en deux secondes c’est plié. Cette meuf est vraiment vraiment bizarre. « Bon maintenant que tu l’as, le reste du fric please ? »

“Putain mais ça prend combien d’temps pour trouver un putain de portefeuille. T’es conne ou quoi ?” Elle l’entend même pas grogner, s’impatienter. Il pourrait l’insulter de bien pire qu’elle dirait rien, elle l’écoute pas. Trop concentrée, trop focalisée sur l’image de cette photo coincée dans son crâne. Trop, au point de la louper. Quand la lumière de son téléphone attire ses yeux, son coeur bondit avec ses mains sur le portefeuille. Le chaos dans ses poumons tranche son souffle, laissant son émotivité glisser sur son visage habituellement de marbre. L’intérieur de l’objet de marque est passé au crible, les gestes fébriles. Évidemment qu’il n’y a plus d’argent dedans, mais la photo y est. Iris l’extirpe comme si ça avait été une question de vie ou de mort, et le cuir retombe là où il était sans plus d’attention. Sarah retrouvée, c’est comme si elle répondait au sourire figé sur le papier glacé. Et pendant plus d’une minute, elle a complètement oublié le voleur. “Bon maintenant que tu l’as, le reste du fric please ?” Sa voix vient de loin et sa silhouette qui perce ses rétines aussi. C’est vrai qu’il est encore là lui. Elle s’reconnecte à la réalité pour s’articuler à nouveau et lui donner ce qu’il attend. L’argent restant, avant de sortir du container. “Merci pour ton aide si généreuse.” Le masque de la sale gosse pourrie gâtée qui croit que tout lui est dû revient à sa place avec tout le sarcasme dont elle sait faire preuve. Alors que c’est elle qui s’est abaissée à fouiller dans une poubelle. C’est elle qui s’est salie. Presque comme si leur situation avait pu s’inverser avec la façon dont il la prend de haut depuis le début. Aussi arrogant qu’un de ces bourgeois en carton. “Un minimum d’effort et tu touches le jackpot. Ça doit être facile la vie de voleur.” Sa voix qui s’essuie sur lui, condescendante. Elle sait même pas pourquoi elle dit tout ça, alors qu’elle n’en a strictement rien à cirer et qu’elle a probablement une vie bien plus facile que lui. Mais après tout, elle ne sait rien de son histoire. Si ça se trouve il mène une vie tout à fait convenable et ne fait ça que pour s’amuser, jouer avec les interdits, l’adrénaline que ça jette dans ses veines. Même si elle aussi, c’est qu’un gamin. Et ils n’ont clairement pas les mêmes besoins. Pas les mêmes ondes, pas les mêmes mondes. Y a plus rien qui les retient. Pas besoin de rester plus longtemps dans le même espace à respirer le même air et s’envoyer des crasses, puisqu’ils n’ont rien à faire ensemble. “J’espère qu’on ne se recroisera jamais.” Qu’elle lance en se détournant pour retrouver la clarté de la rue principale. Vite oublier tout ça. Cette rencontre. Ce type. Ce moment. Et se concentrer sur ce qu’elle a retrouvé. Faudrait pas qu’il lui donne l’envie d’inverser les rôles et que ça soit elle qui le dépouille d’un truc auquel il tient...