On pourrait commencer ton histoire par « Il était une fois » que ça ne serait pas choquant. T’es comme un conte de fée Jael, mais sans Prince Charmant ni baguette magique, et t’attends toujours ton happy ending. Souviens toi, Jael, que tous les contes ne finissent pas comme on le souhaite, que ce soit la Petite Sirène ou le Chaperon Rouge, la morale de l’histoire n’est pas toujours joyeuse.

T’es née à New York City, dans une famille pour le moins originale. Le dimanche, si le prêtre était invité à table, ce n’était pas pour lires la Bible et prier mais plutôt pour discuter échanges, marchés, assassinats. Ca t’as jamais vraiment choqué tous ces hommes en noir et les flingues à la taille, ton père y comprit. Parlons en de ton père d’ailleurs, Alijah, cet homme au sourire un peu trop rare à ton gout, à l’absence notoire et au masque de glace. Pas un mauvais père, loin de là. Mais pas le meilleur non plus. T’aurais aimé qu’il soit plus souvent là le soir, qu’il prenne plus soin de toi, de ta mère, de la vie. Aujourd’hui d’ailleurs tu te dis que s’il avait été plus présent, ptêtre que ta mère serait encore en vie, il aurait pu faire des efforts, la soigner, l’aider.
Mais non. Il l’a laissé crevé, sans rien faire, sans lever le petit doigt. Tout comme il les a laissé t’emmener quand t’avais sept ans. Il a pas protesté, il a rien fait, il a juste regardé, il t’as juste serré une dernière fois dans ses bras. T’aurais aimé qu’il se batte pour toi, qu’il obtienne ce qu’il avait toujours obtenu de tout le monde ! Les gens ne le défiaient jamais, alors pourquoi est-ce que cette fois-ci il se laissait faire ? Peut être qu’il voulait tout simplement plus de toi. Ouais. C’est peut être pour ça qu’il t’as abandonné, qu’il t’as laissé tomber, gamine au cœur brisé sans mère ni père, balancé dans les bras des services sociaux.
T’as passé six mois en orphelinat après ça. Les pires six mois de ta vie. T’avais aucun repère, aucune attache rien. Que du vide. Et une tristesse inconsolable, des larmes qui coulaient tous les soirs et un père que t’appelais sans cesse. Tais toi gamine, ton père il reviendra pas. Laisse nous dormir Jael, on t’as abandonné fait pas chier. Six mois à te morfondre, à te perdre dans des histoires, à compter les cailloux dans tes poches et à trainer des pieds jusqu’à exploser tes souliers.

C’était inespéré, cet homme qu’est rentré dans ta vie. Tu sais même pas pourquoi il t’a choisi, pourquoi toi et pas le gars-là bas où la gamine au sourire solaire devant. Tu l’as laissé t’emmener, en lui disant clairement que s’il te prenait, il avait pas intérêt à te laisser. A t’abandonner.
Mais il ne l’a pas fait. Il t’a aimé Jael, comme la fille qu’il n’a jamais pu avoir. Il a fait de toi son trésor, t’offrant monts et merveilles pour te faire rigoler. T’as eu des robes, des tonnes, des week end à Paris, à manger des glaces sur la Seine, des bijoux aussi malgré ton âge. Entre toi et  lui  c’était fusionnel, toujours à prendre soin de toi, jamais à te laisser, à t’aimer malgré tes différences, malgré tes absences. Pour lui t’étais une âme innocente comme il te le répétait souvent, le genre d’esprit qu’on doit préserver du monde.
T’as vécu les plus belles années de ta vie, jamais une larme, jamais de colère, parfois du regret, amer, quand tu repensais à ton ancienne famille. A ton ancien nom. T’as fait du psy, beaucoup, pour essayer de comprendre ces blocages, cette peur que t’as de l’enfermement, cette façon que t’as de te couper de la réalité quand tu commences à paniquer. T’as appris à mieux gérer, à continuer à compter les cailloux pour te calmer, un à un, entre tes doigts. T’en as des centaines maintenant des cailloux, ramassés un peu partout, de tes voyages en Indes ou en Alaska, en Island au bord des geyser ou bien dans la Vallée de la Mort dans le Colorado. Des vrais trésors, bien plus que tout l’or du monde à tes yeux.

Quand t’as eu l’âge de rentrer au collège il t’as envoyé en Suisse, en pensionnat privé pour les jeunes huppés comme toi, histoire d’apprendre à se tenir en société et à conserver le petit groupe d’élite que vous étiez. T’as pas détesté, ni spécialement aimé. Toujours un peu seule, un peu différente, avec tes réponses désordonnées et ta tête dans les nuages. Tant que tu voyais ton père ça te suffisais amplement.
C’est aussi au collège où t’as commencé à gribouiller vraiment, un peu partout, tout le temps. T’as fini par prendre des cours avec un de tes profs d’art plastique, de fil en aiguille tu t’es retrouvé à la tête du club d’art plastique et ça t’as permis de t’ouvrir au reste du monde, aux gens, avoir des amis. C’était plus drôle comme ça, de dessiner en rigolant, en bavardant, adolescence normale comme un peu tout le monde, t’étais tellement heureuse Jael.
Y  eu l’adolescence, la puberté, ces changements que t’as mal supporté. Le regard des autres, les relations qui changent. Soudain en soirée faut boire, faut fumer, faut rigoler quand un garçon te regarde dans les yeux. T’es un peu perdue Jael, dans cet univers qui te dépasse, mais t’essaye de t’y fondre, de rire quand il faut rire, de boire quitte à recracher, fumer un peu, jamais beaucoup, pour pas se faire larguer. T’as du succès Jael, à l’école, avec tes jolies boucles châtains et tes dents de poupées et tes lèvres qu’on a envie d’embrasser, de croquer. Pourtant t’évite Jael, mal à l’aise quand une main se passe sur ton corps, tu retarde le moment fatidique où tu devras te dénuder. Alors t’obtiens cette réputation de nana un peu lunatique, qui aime bien embrasser mais qui finit toujours par se défiler. Ca devient comme un jeu dans l’école, de savoir qui te feras craquer. Qu’ils essayent, pour le moment t’as pas prévu d’y succomber.

Un jour tu reviens à la maison et tu trouve une blonde dans le salon. Le genre de femme sulfureuse, plus jeune que ton père, au sourire félin. Et tu te sens comme un rongeur, prise au piège entre les griffes de l’animal. C’est Cecilia ta nouvelle mère comme on te la présente. Ton père avait pas osé t’en parler, mais c’est comme ça, mariage dans un mois à préparer, on te demande même pas quelle couleur tu veux porter pour ta robe.
Tu l’aimes pas Cecilia, elle est hautaine, elle est glaciale, y a quelque chose qui te dérange, qui te démange mais tu sais pas quoi. Ton père semble heureux, alors t’essaye de faire avec, de pas râler, de pas protester. Et puis t’as ta vie à côté de toute façon. Au lycée, ta vie s’appelle Armand maintenant. Beau brun aux yeux verts, le genre un peu poète maudit avec sa frange devant les yeux. T’aime passer tes doigts dans ses cheveux, l’embrasser du bout des lèvres, caresser ses paupières translucides. T’es persuadé que ce sera le bon.
T’as trouvé Armand et Cecilia sur le canapé de la maison. Tu sais pas ce qui t’as le plus choqué, que Cecilia trompe ton père, qu’Armand te trompe, où que tous les deux soient en train de s’envoyer en l’air, comme ça, sans pression. Ça fait mal au cœur. Terriblement mal. Et peut-être pour la première fois depuis longtemps tu te mets à pleurer Jael. Tu te dis que si t’avais été une gamine normale, si t’avais accepté de coucher avec lui bien avant, peut être qu’il serait encore là avec toi. Tu te dis que si t’avais plus prêté attention à ton père, t’aurais pas laissé cette mégère entrer dans ta vie. Et pourtant elle est là, s’agrippant dans ta vie, ponctionnant ta joie avec envie.

Les mois s’enchainent, t’évite de rentrer de plus en plus, préférant fuir la maison où tu ne te sens plus la bienvenue. Aujourd’hui tu regrettes, t’aurais dû affronter Cecilia, affirmer ton droit de résider dans cette foutue maison, tout raconter à ton père pour la faire dégager. Mais non. T’es lâche Jael, comme ton géniteur. Putain de lâche qui préfère fuir plutôt que d’affronter la réalité. Et la réalité finit toujours par gagner.
Tu te souviens encore de ce jour où t’as reçu l’appel, ce jour où ton monde s’est effondré. Ton père était mort, accident tragique il avait fini par succomber. T’avais tout plaqué, tout mis de côté pour revenir à Savannah, la ville où il avait déménagé pour le voir une dernière fois avant qu’il se fasse enterrer. T’étais détruite Jael, complètement détruite. Incapable de faire autre chose que de pleurer. Puis quand Cecilia est revenue avec le testament, t’as cru halluciner. Du jour au lendemain t’avais plus rien : plus de père, plus d’argent, plus de maison, plus rien. Tout appartenait à Cecilia. Tout. Même ta putain de jument lui appartenait.

La situation s’est dégradée, vivres coupés, plus d’argent pour retourner en Suisse à l’école, pas même de quoi te payer un sandwich à macdo. C’est dire. Et Cecilia. Cecilia toujours là, à te hanter, à te narguer. T’as connu la haine Jael, pour la première fois de ta vie. Et quand t’as plus réussi à supporter cette vie, t’as mis tes affaires les plus précieuses dans un sac et t’as claqué la porte, parce que ça servait à quoi encore, de rester là ?


Tu t’es retrouvée à la rue sans presque rien Jael, sans aucune compétence, sans argents, sans savoir. Juste toi et tes larmes, ta tristesse et le froid qui s’infiltre dans tes vêtements. Première nuit sous un pont, à pleurer sans cesse, à prier le ciel pour que tout redevienne comme avant. Deuxième jour t’as faim. Tellement faim. Et froid. Trop froid. Tu passes la journée dans une ruelle, la tête entre tes mains. Troisième jour, brouillard, tu hésites à rebrousser chemin, à ramper devant Cecilia pour la supplier de t’aider, un peu, un tout petit peu. Mais c’est une main tendue devant toi qui te fait repousser cette idée. « T’es perdue gamine ? Tu cherches un endroit où crécher ? » Il s’appelle Peter, la trentaine, le regard bienveillant. Il te dit qu’avant il était comme toi, perdu dans la rue, mais qu’il s’en est sorti et qu’aujourd’hui il va t’aider. Comme il a aidé des dizaines de gamins avant toi. Alors tu y crois Jael, parce que t’as toujours été stupidement naïve. Tu tends la main et serre sa paume de tes petits doigts.
Chez Peter c’est mieux que rien, t’as un lit des draps et un oreiller, t’as de quoi manger, te doucher, rigoler. T’as des gamins comme toi, des qui sont là tout le temps, d’autres qui vont qui viennent. La journée vous partez mendier. Parait que t’es douée à ça, à tendre la main en t-shirt dans le froid, les cheveux décolorés en blond qui te donnent un air angélique. Il est fier Peter, il te félicite. Et quand tu fais une bonne journée il t’offre un cadeau. Un secret. Un cachet coloré à avaler ou une piqûre pour planer. Au début ça te fait peur, tu lui dis que tu peux pas. Que tu veux pas. Mais lui il te promet. Et de mots en mots, de promesses en promesses, tu finis par céder. Parce que tu veux que ça cesse Jael, toute cette douleur que t’as dans les veines, dans le cœur. Tu préfères la remplacer par du rêve en fusion, un shot d’hallucination plutôt que d’affronter la triste réalité. Alors tu t’enfonces petit à petit Jael, dans une vie qui t’emprisonnes, dans des rires qui te capturent. Peter, la rue, la bande, voler, les autres, la drogue, ton père, l’abandon. Encore et toujours. Peut être pour ça que tu te débats pas Jael, tu t’es trouvée une nouvelle famille, famille qui t’as promis encore une fois que jamais elle ne t’abandonnerait.