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MessageSujet: Fragments    Fragments  EmptyMer 10 Mai - 17:57

Gentiment je t'immole

Il est assis là, dans le parc sur ce banc rongé par la mousse. Le temps est merdique, il bruine et ça lui colle à la peau. Le tableau du parfait paumé. Sortez les violons. Mais Sid s'en fout: il est plongé dans sa discrète contemplation de la gosse assise à même le sol sur le trottoir d'en face. Postée sous un perron à côté d'une épicerie elle doit moins subir l'humidité que lui. D'invraisemblables couches de vêtements se superposent sur son corps qu'il devine mince grâce à ses joues émaciées. Elle fait la manche sans complexe en regardant d'un air absent les passants l'ignorer. Y a quand même une étincelle qui s'allume et l'esquisse d'un sourire frôlant ses lèvres lorsque l'un d'entre eux laisse tomber une pièce en tintant. Cling! Cling! Ça chahute sec là-dedans.
Mais ce qui intrigue le plus le jeune homme c'est sa coupe de cheveux. Elle est rasée quasiment à blanc, presque aussi court que lui ce qui lui donne une allure sans âge. Elle pourrait aussi bien avoir dix-sept ans que trente. Il décide qu'elle doit s’appeler Nicky. Que c'était une môme heureuse avec un papa et une maman bien présents, qu'elle était même cheerleader au lycée. Jusqu'à ce que maman tombe malade et que papa, avec son salaire de cadre moyen, ne doive porter à bout de bras la charge des frais médicaux. Puis maman est partie, ressemblant davantage à un ectoplasme qu'un être humain à la fin. Alors papa déprime et Nicky donne le change pendant un temps. Puis vient la fameuse soirée. Nicky elle est fière, elle traîne avec des term', des mecs plus âgés qu'elle et bien en vue qui se permettent de consommer des trucs illégaux. Nicky trouve dans la drogue une échappatoire salutaire et se tire de chez elle en enchaînant les fugues. Parfois elle travaille et parfois elle mendie. Voilà, cette gamine au crâne à découvert c'est la satyre d'une jeunesse excessive.
En soi Sid il aurait pu finir comme ça avec le crash neurologique qu'avait subi sa génitrice. C'est ce tout petit détail de sa personnalité, cet optimisme qui refusait d'étouffer, qui l'avait sauvé. Et surtout l'immense obsession, la douce obsession, procurée par Mads. En ce moment penser à elle, ses pupille et sa bouche, lui fait du mal. Il a peur de l'oublier même si ça tient de l'impossible: Mads est inscrite dans son ADN. Mais p't'être qu'elle, elle pourrait?
Non faut pas penser à ça. Son palpitant le fait bien trop souffrir quand il s'aventure sur ce terrain. A la place il préfère sortir un carnet froissé, presque déchiré qu'il abrite de son buste pour commencer à noircir les feuilles. Le crayons virevolte pour donner corps aux traits, aux ombres, aux expressions. Il exorcise la peur qui l'anime en couchant sur le papier l'hypothétique vie de la môme assise sur le bitume. Mais c'est étrange, il a l'impression de reconnaître d'infimes détails dans une moue encrée, dans sa manière d'avoir dessiné un regard. Même là elle est partout.
Sid soupire et finit par se lever. La moindre des choses c'est au moins de remercier sa muse impromptue du jour. Alors il traverse la rue, manquant de peu de se faire renverser par un cinglé de cycliste. "Nicky" est bel et bien jeune. Elle le regarde pas plus qu'un autre jusqu'à ce qu'il dépose un billet de cinq dollars roulé en boule dans sa boîte. Et elle le remercie d'une voix rauque, fêlée mais non dénuée de charme tandis que lui brûle de lui demander son nom. Mais il ose pas. Parfois le silence est pas plus mal. Le jeune homme finit par se détourner en délaissant cette scène. Il lui a refilé ce qu'il avait pour manger aujourd'hui certes, mais il est certain que la planche pondue va lui rapporter plus.

"Un milk-shake s'il vous plaît."
Il a le timbre enroué à force de ne l'avoir quasiment pas utilisé de la journée. P't'être qu'il se transforme en genre de moine tibétain qui font vœux de silence. Il passera au journal tout à l'heure pour déposer son croquis remis au propre. Mais avant faut signer. Il essaie de réfléchir à quelque chose qui sonne juste, quelque chose qui cogne. Mais y a qu'l'image de sa tortionnaire qui lui vient. Ça doit être le destin ou un truc dans ce goût là. Ou peut-être même qu'il devient barge comme la génétique l'aura prédit. Alors il rend les armes, une habitude avec elle. Le stylo inscrit le titre en lettres de feu qui résonnent jusque dans ses os. Gentiment je t'immole.

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