Tu t’es exilée toute seule dans l’trou du cul du monde… C’est Savannah quand même. Oui et bien pour une fois tu feras ce qu’on te dit. Tu vas à cette soirée et représente l’agence. Assume. Fais des compromis. Tiens-toi droite et souris. Oui oui d’accord. Un tantinet chiant le manager censé gérer sa carrière mieux que sa propre vie. Ça n’a pas l’air bien compliqué en tout cas. Il passe son temps à lui booker son agenda. Encore des shootings, encore le jeu des relations publiques, alors qu’elle lui a demandé d’élargir au théâtre. Elle veut passer des auditions. Elle veut grimper sur d’autres planches. Si ça continue, elle le remerciera.
Plantée devant la robe étalée sur son lit, livrée pour l’occasion, elle la déprécie comme un ennemi, la contourne sans la toucher pour plonger au milieu des oreillers. Elle voulait pas sortir ce soir. Elle voulait rester là, échouée dans les draps, à rien faire si ce n’est somnoler, rouler sur un côté, puis l’autre, regarder le temps qui passe et faire passer le temps, tranquillement, dans sa bulle. Bulle parfumée à Jeff. Enfin pas réellement. Mais il est partout. Tout le temps. C’est son appartement après tout. Elle est l’étrangère qui s’est immiscée là, mais elle se sent pourtant un petit plus chez elle qu’ailleurs. Iris reste suspendue hors du temps, déconnectée et auto-persuadée qu’elle s’y sent bien. Alors quand elle regarde à nouveau le tissu noir avec défiance, elle hésite à faire un caprice. Dehors c’est froid, c’est l’agression. Pas qu’elle laisse transparaître sa frilosité, mais elle préfèrerait limiter les interactions avec le reste de la planète. Plutôt séduite par l’idée de paresser, de se prélasser, endolorie, loin de tout. Mais les conséquences de son refus d’obtempérer seraient bien plus enquiquinnants. Alors elle s’étire mollement avant de filer se préparer.
Courber le coin des lèvres. Faire pause. Laisser le temps aux crépitements d’égratigner ses rétines. Puis les oublier derrière la porte d’un des clubs les plus branchés de la ville sudiste. Il paraît en tout cas. Toutes les boîtes se ressemblent pour elle. Elle y est toujours aussi mal à l’aise. Parce qu’il faut toujours filouter pour ne pas montrer qu’on ne boit pas, comme ce pourboire glissé au barmaid pour qu’il remplace la vodka par de l’eau. Parce que danser en transe, ça la tente une heure et puis elle se lasse, pourtant il y a quand même un peu de volonté au départ, mais c’est comme quand la brioche sort du four, l’excitation s’recroqueville vite à l’intérieur. Et puis parce que ça l’emmerde profondément de jouer avec les paparrazis infiltrés derrière les cordons de sécurité. Parce qu’elle a l’impression de se noyer dans ce brouahaha infini et percutant. Sans protection. À même le sang. Mais c’est le deal. Et comme le lui rappelle si bien son agent, si elle veut devenir comédienne, elle a tout intérêt à jouer un peu plus le jeu. Alors elle se faufile avec sa silhouette de liane au milieu des autres Elle étire encore une fois ses lèvres dans des sourires qui passent pour des énigmes alors qu’ils sont justes purement glacés. Elle fait mine de s’intéresser à ces étrangers, ces noms qu’on lui a listés, qu’elle se devait de saluer, auprès de qui elle devait baratiner à propos de ses espoirs, ses projets et toutes les paillettes qu’elle pouvait trouver. Elle obéit. Docile pour quelques heures. Et puis elle se pose enfin. Se demandant encore combien de temps il fallait qu’elle fasse bonne figure. À partir de combien de minutes réglementaires, ce n’était plus considéré comme un acte capricieux et j’m’en foutiste de se casser d’une soirée ennuyante ? Elle a cherché la réponse sur les allures dansantes et avinées. Au fond de son verre aussi. Elle n’a pas bougé si ce n’est pour regarder l’heure. Jusqu’à ce que ses yeux n’attrapent, ne se vissent sur les traits d’un garçon un peu plus âgé. Une mâchoire carrée recouverte d’une fine barbe. Un regard abyssal. Elle sait pas si c’est la forme de ses yeux posés sur des pommettes ou si c’est son allure de frondeur, la contestation dans les gestes, mais elle le connaît. Elle en est persuadée. Y a quelque chose qui s’est immédiatement tordue dans ses entrailles, comme un vieux souvenir occulté et encore trop flou mais ravivé par une vision. D’où ? Qui ? C’est là, au fond de sa tête, au fond de sa gorge. Elle bouge toujours pas, mais ses yeux le poursuivent, indiscrets et pourfendeurs. Bordel mais c’est qui ? Et l’obstination la prend. Le verre vide est abandonné, son perchoir aussi. Elle se dirige droit sur lui, sans le lâcher une seconde. C’est en arrivant presque à sa hauteur qu’on lui fait une remarque qui déclenche un rire. Un de ces rires moqueurs et bourrés d’une arrogance idiote. Un rire confiant et un peu brutal. Un rire qui bourdonne dans sa tête et qu’elle reconnaît pour l’avoir entendu dans son enfance. Ça la fige. Ça la ramène à New-York. Quand elle était pas bien grande. Ça la renvoie à ces disparitions. Un frère. Puis l’autre. Alors quand elle lui chope le bras, le force à peine à se tourner vers elle pour mieux voir son visage… Y a tout qui tremble dans ses pupilles sombres. Une, deux, trois secondes à le dévisager. Juste pour confirmer. Parce qu’elle a peut-être halluciné. Parce qu’il y a peut-être eu un truc de glissé dans son eau. Peut-être que c’est son esprit qui lui joue des tours. Trop désireux de voir les morts sortir de terre. Mais pourquoi lui et pourquoi pas elle ? Pourquoi le frère d’un autre et pas sa propre soeur ? Ils ne s’entendaient même pas particulièrement bien. Elle préférait son petit-frère et lui sa grande soeur. L’équation était simple. Et puis ils avaient tous disparu petit-à-petit. Un à un. Alors quand elle l’enlace sans crier gare, y a un espoir dégueulasse qui naît en elle et qui extirpe un murmure trop tendre pour son oreille. Un truc qui lui ressemble pas. Ni elle, ni lui. Ça a jamais été eux. “T’es vivant… Putain pourquoi t’es vivant ?” Tandis que l’étreinte trahit un dieu soit loué, un merci involontaire.

Il devait plus être de ce monde, mais elle le sent bien vivant contre elle, entre ses bras. Elle imagine même que derrière les bass de la boîte, c’est bien un coeur battant qu’elle reconnaît. Que c’est la chaleur d’une vie qu’elle étreint. Pas celle qu’elle aimerait revoir plus que tout. Pas Sarah. Pas Jack non plus. Mais un autre frère. Celui qu’elle connaissait moins mais qu’on ne pouvait pas ignorer. Entre désordre et stabilité, elle peut pas non plus ignorer à quel point il a changé. L’expérience dans ses traits, dessinant de nouveaux contours à sa silhouette d’homme. Il est loin le garçon. Elle a même la sensation que l’écart entre eux s’est creusé. Pourtant ils n’ont que trois années d’écart. “Figure toi que c'est une question que je me pose très souvent aussi chérie.” Chérie ? Elle papillonne des cils, incertaine d’avoir bien compris avec le bruit ambiant qui bourdonne autour d’eux. Elle ne s’attend pas du tout à une réaction pareille de Justice. Encore moins avec elle. “Je dois t'avouer que j'en ai vu des techniques de drague, mais alors celle là on me l'avait encore jamais faite.” Décontenancée, sa mâchoire se décroche légèrement pour toute réaction. Décidément, ce n’était pas du tout la réponse attendue. Est-ce qu’il était déjà aussi dragueur quand ils étaient enfants ? Comme si elle pouvait s’en souvenir. Comme si elle s’intéressait à ce genre de choses à l’époque ou même aujourd’hui. Iris n’est pas sur le même tempo que les gens de son âge, elle l’a toujours été -déphasée. Alors ça la surprend qu’il puisse penser ça. Surtout venant d’elle. Et elle remet à peine en cause son attitude. Presque. Parce que okay, faut l’avouer, c’était bizarre comme approche. Mais c’est Iris, elle est comme ça. “Euh...” En tout cas, il réussit à la faire bafouiller. “On se connait ?” Elle plonge dans ses yeux aussi sombres que les siens. Évidemment qu’il la reconnaît pas. Évidemment qu’il a oublié la gamine avec qui son frère faisait des pâtés de sable dans Central Park. Elle a même failli pas le reconnaître. Si ça se trouve, elle se plante elle aussi. “Ça date. On était petits. Tu dois pas te souvenir c’est vrai.” Sourire fantôme qui traverse son visage, qui s’excuse aussi. “J’suis Iris. Iris Lowe.” Finalement mal à l’aise. Par le poids des identités, des familles maudites qu’ils ont tous les deux subi sans le savoir. Des familles qui se sont connues, qui voyaient peut-être même déjà des rapprochements, avant de tout rompre avec l’excuse de la douleur provoquée par la perte des meilleurs d’entre eux. “Je jouais souvent avec Jack à l’époque.” Elle remet un peu de distance entre eux, laisse cette sensation de froid et d’abandon qu’elle connaît bien la saisir malgré la chaleur qui les entoure. “J’sais pas pourquoi ni comment tu peux être en vie. Mais j’suis contente que ce soit le cas, Justice.” L’esquisse d’un sourire. Il imagine pas à quel point. Et elle comprend même pas bien pourquoi. En revanche, elle comprend ce qu’il a dit un peu plus tôt. Les survivants qui ont plus de mal à être en vie. Qui feraient peut-être de meilleurs fantômes. Mais il faut donner le change. Ils l’ont appris tous les deux et pas de la façon la plus tendre. “Qu’est-ce que tu deviens ?” Elle se fiche des détails. Elle se demande juste si Kelia sait. Sûrement. Elle aussi est en ville. Comme un coup du destin pour dissiper les maux et parler de retrouvailles miracles. Enfin si Iris croyait à ces choses-là évidemment. Elle espère en tout cas que l’avocat sait. Kelia a tellement souffert de ce qui est arrivé à sa famille qu’elle mérite un peu de paix. Mais le soulagement se change aussitôt en jalousie. Parce qu’elle, elle a la chance de retrouver un frère perdu. Eux, ils ont la chance de se retrouver, de s’avoir. Et pourquoi pas elle ? Pourquoi pourquoi pourquoi pourquoi.

Y a toute une palette d’émotions qui s’étale et creuse le visage de Justice. Les ombres de la boîte chutent sur sa peau presque comme un aimant. Ça provoque la torsion de ses entrailles. Un bug dans la mécanique. Elle a dit quelque chose qui fallait pas ? Drôle de tourbillon qui lève un vent de panique dans ses poumons. Elle se sent étonnement réceptive et émotive face à lui. Peut-être parce que l’infime lien qui les tenait vient de trop loin. C’est peut-être trop sensible comme passé. Sa poigne la surprend et marque à quel point son arrivée n’est pas une bonne nouvelle pour lui. C’est comme si il plantait des crocs dans sa chair. “Alors c'est ça hein ? Ils ont raconté à tout le monde que j'étais mort ?” La haine grogne sur ses mots, s’étire sur ses traits. La voix rauque et assourdissante, comme un grognement de chien méchant. “Ils” ? Ses parents ? Elle fait le lien seulement maintenant elle aussi. Abasourdie, Iris tente de se souvenir comment elle l’a su. Mais c’est flou dans son esprit. C’est certainement ses parents qui ont dû leur dire, après l’avoir appris de la bouche de ses parents à lui. Elle se souvient du faire-part qui a traîné une semaine sur la console en bois dans l’entrée. Elle se souvient d’une phrase de Sarah. Fuck, il doit s’passer des choses chelous dans cette famille… Elle n’avait pas bien compris à l’époque. Et elle avait surtout vite oublié. Elle avait voulu oublier ce cimetière si silencieux, si propre. Elle a détesté ce cimetière. Celui-là même où repose le corps de Sarah. Elle a détesté voir ces deux tombes côte-à-côte. Elle a détesté voir leur nom écrit aussi gros sur une pierre. Elle a détesté aussi les petits anges en chemise de nuit, posés au-dessus de leur nom, avec leurs ailes ridicules dans le dos. Alors elle sait pas quoi dire. Littéralement. Elle manque de mots. Ils ont foutu l’camp, se dérobent, elle cafouille. Qu’est-ce qu’elle est censée dire de toute façon ? Elle n’a pas les réponses qu’il cherche. Elle sait pas c’qui est réellement arrivé. “Je… Apparemment. ‘fin oui. J’ai été à tes funérailles.”, qu’elle ose à peine dire par peur de briser plus. Son souffle tremble. Qu’est-ce qu’elle a été faire ? Qu’est-ce qu’elle a été dire ? Et surtout : qu’est-ce qu’ils ont fichu ? Et si lui-même ne sait pas, alors comment elle pourrait ? “Je me souviens de toi oui. Et de ta soeur, Sarah.” Sarah, Sarah, Sarah. Tout le monde se souvient d’elle et tout le monde oublie Iris. C’est elle qui aurait dû y passer. Ça aurait été plus logique pour tout le monde. “C'était dans une autre vie... ” Elle le détaille et fait couler ses pupilles sur lui. “J’vois ça...”, qu’elle lâche doucement. Elle est loin l’image du gamin qu’elle avait en tête. Il a l’air plus… Incisif. Tranchant. Le genre qui attire les filles cherchant les problèmes. Et elle perçoit même la rage qui veut sortir de sous sa peau, les nerfs à vif. Peut-être parce qu’elle vient de jeter du sel sur une plaie toujours ouverte. Comme ces blessures qui ne s'ouvrent que la nuit, quand l'âme a froid et fait trembler les corps. C’est peut-être pour ça qu’il a l’air si volatile. Bombe humaine ambulante. Ou alors est-ce ça de grandir loin du monde cloisonné dans lequel ils sont nés ? Ça fait changer de peau et sortir d’autres crocs ? Ça extrait l’anesthésie des corps ? “Mais qu’est-ce qui s’est passé ? Comment c’est possible ?” Les mots se cognent au galop. Précipités. Comme l’incompréhension qui règne. Et c’est elle qui s’accroche à Justice. “Pourquoi ? Pourquoi ils ont fait ça ?” Comment ils ont pu faire ça ? Comment ils ont pu leur faire ça à Kelia et lui ? Et c’est pas la compassion qui encre ses yeux, non. Car même si elle est déroutée, même si elle s’attendait pas à ça ce soir, elle lui offre un reflet d’aversion et de dégoût dirigé droit sur ses géniteurs.