✧ "mon chien m'a fait tombé". Sauf qu'il a jamais eu de chien, Jesse. ✧ Il ne sait plus trop quand c'était, la première fois. La première fois qu'il a dû aller aux urgences. Il se souvient du bras du cassé, de la côte fêlée, de la cheville foulée. Et puis il y a eu toutes les autres fois, et celles qui se sont soignées toutes seules, sans médecin, parce que ça ne valait pas la peine, parce qu'on lui a dit que ça passerait. L'arcade sourcilière qui pisse, les genoux écorchés, la lèvre fendue. ✧ C'était pas si grave, pas le bout du monde, parce que son père demandait toujours pardon, parce qu'il faisait tout pour se rattraper, après. ✧ Il avait treize ans, quand il est allé voir les flics pour la première fois. "Bonjour, je m'appelle Jesse Palmer, mon père a tapé ma mère hier". Mais il parait que la police ne peut pour ainsi dire rien faire, quand la victime vient pas elle même porter plainte. C'est con, ça hein. ✧ Mais l'année suivante, ils ont fini par venir, les poulets. Mettre le vieux en cellule de dégrisement, ça n'a pas vraiment aidé la situation ceci dit.
✧ Il ne saura jamais ce qui a aidé, au juste. Tout ce qu'il sait, c'est qu'on a retrouvé son paternel avec le crâne explosé à quelques rues du supermarché où il était certainement aller s'acheter de l'alcool. Il faut croire qu'il avait fini par s'attaquer à trop gros pour lui, finalement. ✧ Oh, il n'est pas mort tout de suite, le père Palmer. Non, il s'est accroché à la vie, désespérément, pendant plusieurs mois. Au bout du compte, ce n'était pas tant son entourage qui en bavait à s'occuper de lui que lui-même qui bavait sur ses propres vêtements sans même s'en rendre compte, incapable de bouger ou de parler. ✧ Jesse lui en veut pour ça, pour ne jamais avoir pu demander pardon une nouvelle fois, pour ne pas avoir pu leur mentir une dernière fois.

✧ Il avait seize ans lorsque sa mère lui a annoncé qu'ils pliaient bagages pour changer d'air, de ville. Il n'a rien dit, a fait ce qu'on lui demandait et ils sont arrivés à Savannah à peine un mois plus tard. ✧ Il s'était passé à peine quelques mois, peut-être six ou sept, lorsqu'en rentrant du lycée il a surprit sa mère avec un inconnu, en face de leur appart. Ils ne faisaient rien de spécifique, mais ça a suffit à lui faire sévèrement grincer des dents, sans savoir si c'était la potentialité du risque encouru qui le chiffonnait, ou la perspective qu'on ait déjà remplacé son père. Stupide, certainement. ✧ Pourtant, l'inconnu en question a fini par s'avérer correct. Malgré toute la méfiance que Jesse lui a voué, malgré la tension sans nom entre eux trois. C'était un type correct, ouais. Puis finalement un type pas si mal. Et enfin, un type bien pour sa mère. ✧ Deux ans après, ils emménageaient chez lui, dans sa maison. A ce jour, ils y sont toujours. ✧ Il n'a pas la plus petite idée des antécédents de celui qui a fini par devenir officiellement son beau père. C'est mieux ainsi, certainement. ✧ De la même façon, il ne s'imagine pas qu'il puisse exister un petit Myers quelque part, encore moins tout près, et définitivement pas à l'observer.

✧ Jesse, il coûte cher, depuis tout gosse. C'est pas sa faute, okay, mais il coûte cher. Depuis qu'il a six ans, son pancréas a décidé de faire la grève ; diabète insulino-dépendant, c'est comme ça qu'ils disent, les médecins. ✧ Ça veut surtout dire trois shoots par jours, des carnets de mesures à ne plus savoir qu'en faire. ✧ Ça veut aussi dire apprendre à énoncer sagement "non" devant de la nourriture ou de l'alcool.
✧ Quand il était tout jeune, déjà, Jesse distribuait le journal local dans le quartier contre quelques billets, somme dérisoire. Aujourd'hui, et en fonction de son emploi du temps de l'université, il épargne quelques heures pour distribuer paquets et courriers, monté sur un vélo de la compagnie de coursier. ✧ Le vélo et la livraison de colis, c'est à peu près le seul sport qu'il fasse de sa vie depuis que le sport n'est plus obligatoire dans son cursus. Mais bon, ça suffit à le charpenter, d'autant plus qu'il est obligé de surveiller ce qu'il mange, par la force des choses. ✧ Et puis de toute façon il aime autant éviter les vestiaires... (le souvenir encore cuisant d'une semi érection intempestive l'en dissuade). ✧ Il fume, même s'il prend soin de ne pas le faire devant sa mère ni son beau-père. ✧ Il a encore quelques traces de ses sévices passés sur le corps, sans que ce ne soit rien d'horrible à regarder non plus. Il ne se prend pas vraiment la tête à ce sujet : de toute façon, ce n'était pas comme si grand monde avait l'occasion de le voir ne serait-ce que vaguement dénudé.

✧ Jesse n'aime pas la violence, mais la violence ne lui fait pas peur pour autant. On ne va pas l'intimider en roulant des biscottos devant lui ou en le menaçant physiquement. Ce ne sont toujours que des coups, au pire. Ça, il connait déjà. S'il doit essuyer quelques torgnoles, il le fera. Peu importe. ✧ Mais il y a toujours moyen de le faire réagir si on s'y prend bien (ou mal, selon le point de vue). ✧ Il n'a jamais vraiment eu de relation amoureuse. Des flirts ici et là, rien de sérieux. Son regard se pose sur les jambes des filles, effleure rapidement les reins des garçons.✧ C'est mal vu, ça sera toujours mal vu, alors il regarde ailleurs, il se tait. Il verra plus tard. En attendant, il a d'autres choses à penser de toute façon.
✧ Depuis toujours, Jesse aime le dessin. C'est souvent un peu n'importe quoi, des doodles, des cases de bandes dessinées, des personnages récurrents que lui seul connaît, mais ça lui permet de faire sortir sur papier ce qui n'a pas le droit de sortir de sa bouche. D'imprimer au papier des rêves qui n'ont pas lieu d'être, non plus. ✧ Urbaniste, comme architecte, ce ne sont pas vraiment ses métiers rêvés, à la base. Mais ce sont des compromis face aux réalités matérielles et géographiques. C'est un domaine porteur, qui lui permet d'étudier à Savannah, et ainsi de rester chez sa mère et son beau-père afin de ne pas payer de loyer, ne pas ajouter cette charge à payer.

✧ Jesse, il veut être un bon garçon, un bon fils, un bon élève. Avoir de bons scores, avoir un bon travail, faire ce qu'on attend de lui, ne pas être un poids, ne pas être un coût, rendre tout le monde heureux. Et son bonheur à lui, alors ? Il sait pas. Il sait plus. Il verra plus tard.