« Milan Milan Milan Milan vite on y va vite vite vite ! » Je toque à sa porte encore et encore piétinant, impatiente. Derrière moi Peter me jette un regard un peu atterré, enfin je crois. Il doit déjà regretté de m’avoir autorisé à sortir ce soir. Mais c’est pour la bonne cause, parait que y aura pleins de friqués, personne fera attention à Milan et moi et on pourra fouiller les poches, récupérer quelques billets, des bijoux, et même de quoi manger. J’ai glissé quelques Tupperware dans mon sac au cas où pour embarquer des restes du buffet à volonté. Je suis pas folle, c’est écrit sur les flyers que j’ai ramené. « Milaaaaaaaaaaaaaaaaaaaan » il lui faut combien de temps pour s’habiller hein ? HEIN ? Il est long, trop long. Moi j’ai envie d’y aller. Vite. Je veux m’amuser. J’ai pas fais des tonnes pour me préparer, pas comme si j’avais un déguisement sous la main. J’aurais pu demander à Serena de m’en faire un mais Peter aurait surement demandé d’où il venait. Alors j’ai juste enfilé un legging noir piqué à Nibs ainsi qu’un des pull extra-larges piqué à Milan quand il avait le dos tourné. Il va surement râler d’ailleurs mais pas grave. J’ai chaud comme ça. Jme suis maquillée. C’est rare. Je le fais plus. Et ça m’avait manqué. Du rouge sur les lèvres et les yeux charbonneux, une ou deux toiles d’araignées sur les joues. J’aurais voulu être un dinosaure pour Halloween moi. Mais on fait avec ce qu’on a.
« ENFIN » Quand Milan sort de sa chambre je me précipite vers lui et lui attache un masque au visage. J’en ai fais deux, un pour lui et un pour moi. C’est des masques pas compliqués, juste du carton peint avec un élastique et des trous au niveau des yeux. Pour Milan je lui en ai fait un inspiré du renard. Je trouve que ça lui va bien. Moi c’est un dinosaure, évidemment. Je pense que tout le monde s’en doutait. Et sans plus attendre je l’attrape vers la main et le tire hors de l’appartement en criant un « A CE SOIR TARD BISOUS BISOUS MERCI PETER » avant de claquer la porte.

On file dans la nuit, à vélo parce qu’on a pas vraiment les sous pour une voiture. Fait froid, et mentalement je regrette mes bottes fourrées que j’ai laissé à la maison. Là où la vieille peau réside toujours. Faudrait que j’y fasse un tour, pour prendre une couverture, sinon l’hiver va être rude. J’espère juste pas la croiser.
Le vent contre le visage et les veines palpitantes de bonheur on finit par arriver au château. Moi la première, Milan derrière. Rapidement je trouve un endroit où garer les vélos et je me précipite vers Milan pour le prendre par le bras. Y a du monde, je voudrais pas le perdre. J’ai pas envie de le perdre. Sans lui je serais paumée, je sais pas sur qui je pourrais tomber. J’ai pas envie de me faire embêter. Au moins avec Milan je suis sur d’être protégée. C’est un peu mon chevalier Milan, celui qui me défend à chaque fois quand ça dérape. Je pense que c’est grâce à lui que je suis pas crevée aujourd’hui, même si je préfère éviter d’y penser.
« T’es prêt Milou ? On fait quoi, on file au buffet à volonté ? J’ai genre TELLEMENT FAIM » Ce qui est vrai. Et lui aussi il doit crever la dalle. Depuis que j’ai rejoint les LB j’ai l’impression d’avoir un second estomac, ou alors un estomac sans fond, qui ne se satisfait jamais. Ma main se glisse dans la sienne et je serre fort pour pas le lâcher avant d’entrer dans le château, les étoiles pleins les yeux.
J’ai déjà vu plus grand comme résidence, mais ça je vais pas le dire. Ca me rappelle des fêtes avec mes amies du pensionnat, une fois quand j’étais allée chez Angélique en France tout un week end dans la résidence de son grand-père. Je secoue la tête pour pas y penser, je veux pas, c’est derrière moi tout ça. Jamais j’y retournerais là bas. Jamais. Mes yeux dérivent sur nos voisins, faut dire qu’on est un peu serrés dans ces couloirs. Rapidement je plonge ma main dans la poche de la veste de l’homme et en tire un portefeuille qui atterrit dans mon sac. Sourire victorieux au visage je fais un clin d’œil à Milan avant de continuer à avancer. J’ai faim j’espère qu’on va trouver ce foutu buffet. Et j’espère qu’ils auront des feuilletés aux saucisses. Ou même du caviar. Qui sait. Ou du fromage. Mon royaume pour une tartine de chèvre. S’il vous plait. « T’aimerais pas vivre là dedans ? » Que lance à Milan, tout en marchant, sa main chaude dans la mienne comme un repère, pour pas dériver, pour pas m’envoler ;

Milan il fait souvent la gueule, il s’étonne souvent de rien, il a cet air un peu renfrogné sur le visage. On fait la paire tous les deux, on nous le dit souvent, parait que je parle pour deux. Pour trois même. Milan c’est pas grave s’il rigole moins que moi, je rigolerais pour lui, je mettrais des étoiles dans ses yeux et des perles dans ses sourires. Je sais qu’il avait pas spécialement envie de venir ce soir. Mais moi javais envie de venir, et d’y aller avec lui. Je sais, je suis égoïste. Une foutue égoïste. Mais parfois j’y peux rien, je m’impose, je force. J’en ai besoin.
C’est quand la dernière fois que tu as mangé ? Une question qu’il me pose souvent, quand il me glisse une assiette quand les autres ont le dos tourné, des gâteaux qu’il a grappillé. Je m’arrête un instant pour le regarder, je cherche ses yeux, son regard, qu’il me voit comme je le vois. « Ce midi, j’ai mangé des frites avec Sasha » enfin Sasha a mangé des frites, moi j’en ai piqué deux ou trois. J’avais pas faim à ce moment-là. Mais l’idée du buffet à volonté me fait déjà saliver. J’ai hâte de me bâfrer, de remplir mon ventre jusqu’à en être malade et de rouler jusqu’à mon lit, avec le visage du non regret.
On se retrouve bousculé par la foule et je sens la main de Milan se serrer autour de la mienne ; Je réponds par une petite pression pour le rassurer, lui montrer que je suis là, qu’on ne sera pas séparés. J’ai pas envie d’être séparée. Surtout pas. Jamais trop loin de Milan, toujours avec lui, comme un canard qui suit sa mère, qui ne la lâche pas d’un pouce. Ouais voila, Milan c’est ma maman canard. En plus joli peut être. Et en plus masculin. Et en moins maternel. Parce que je pense pas être proche de ma mère comme je suis proche de Milan. Merde. Maman. J’aime pas. Non. Pas ça. Faut pas que j’y pense, sinon je vais encore phaser, je vais paniquer et Milan saura pas gérer. Respire Jael, pense à quelque chose de joyeux, comme le portefeuille que tu viens de subtiliser, ça fera un peu d’argent de côté. Respire.
Je me concentre sur Milan sur sa réponse à ma question C’est trop grand Pas pour moi, mais encore une fois ça il le sait pas. Alors j’hoche la tête comme une évidence. « oui c’est vrai c’est trop grand. Mais on pourrait jouer à cache-cache là dedans t’imagine ? » et je gagnerais. Je gagne toujours à cache-cache, parce que je sais où me glisser, dans quels recoins, c’est quoi le mieux pour qu’on ne puisse jamais me trouver.
Finalement on se retrouve propulsé au niveau du buffet et devant moi c’est le paradis. Ca sent bon, ça a l’air bon, tout est beau, pleins de couleurs. J’adore. Y a même des toasts aux chèvres. Amen. Prend quelque chose à manger on va visiter les autres pièces. Je sens que Milan est stressé, qu’il n’aime pas la foule. Je vais pas le forcer à supporter tout ça, alors je hoche la tête avant de fourrer un peu tout et n’importe quoi dans mon sac, dans les boites emportées exprès. Puis je pique un peu de tout, je me prépare une assiette de folie, attrape deux fourchettes et j’entraine de nouveau mon camarade, cette fois ci vers la sortie. « On va chercher un endroit où se poser pour manger ! » Mais ça m’empêche pas de picorer sur le chemin, évitant avec agilités les gens arrivants à contre sens.
Les doigts un peu poisseux on arrive dans un couloir où y a un peu moins de monde cette fois ci. On respire plus. Tant mieux. J’espère que Milan se sentira mieux comme ça. « On va vers là-bas ? » L’assiette en équilibre sur ma main droite j’utilise main gauche pour tirer Milan avec moi, histoire qu’il rebrousse pas chemin.
On se balade, un peu partout, de salle en salle, sans vraiment trouver quelque chose d’amusant, les gens nous regardent même pas c’est comme si on était invisible. Ca change pas de tous les jours, moi j’ai l’impression d’être un fantôme quand je demande de l’argent aux gens dans la rue. Alors bon, c’est pas aujourd’hui que ça va changer. Nouvelle porte je passe ma tête à l’intérieur et là mon regard s’illumine. Sans plus attendre je tire Milan à l’intérieur et je m’exclame « REGARDE MILOU UN CINEMA » oui un cinéma. Putain. Ca fait combien de temps que je suis pas allée au cinéma ? Trop longtemps. « Tu crois qu’ils passent des films cool ? On peut choisir ? » Je pose mon assiette en équilibre sur un siège et je commence à faire le tour de la salle quand soudain j’entends un clac sonore. La porte ? En quelques secondes j’y suis et j’essaie de l’ouvrir mais rien ne se passe. « Zut tu crois qu’on nous a fait une farce ? » ou alors non. Les lumières s’éteignent tout à coup et le projecteur s’allume. Vite le film commence et j’oublis déjà la porte refermée derrière nous. « vite vite vite Milou on s’installe ! » je le traine avec moi comme je le fais depuis le début et je nous installe au milieu de la salle, l’assiette sur les genoux, je commence à grignoter attendant avec impatience le début du film.

Tu voulais que je dise quoi ? Que j’ai une gosse de deux ans que je peux à peine voir ? Les mots me frappent plus fort que je ne l’aurais cru et je dévisage Milan. Faut pas je pleure. Non. Faut pas. Mais j’en ai sacrément envie. Parce que je pense à cette gamine qui connait que trop peu son père. Je trouve ça égoïste. Tellement égoïste. Pourquoi avoir des enfants quand on ne peut pas s’en occuper hein ? Les enfants. Personne pense jamais à eux. A la tristesse, à la solitude qu’ils ressentent le soir quand personne vient les border. Je sais que c’est pas la faute de Milan. Ca peut pas être sa faute quand on voit le regard qu’il porte sur la petite chose dans ses bras. Mais y a quand même une part de moi qui a mal. Terriblement mal. Qui a envie de hurler de dire que c’est injuste, que c’est dégueulasse. Merde. « Pourquoi ? » Question qui fuse. Je me reprends. « Pourquoi tu peux à peine la voir ? » Tu veux pas ou tu peux pas hein Milan ? Et si tu peux pas pourquoi tu te bas pas ? C’est ta fille bordel, hurle si on essaye de te l’arracher ! La laisse pas seule parce que sinon elle finira comme moi, sur le pavé, à sniffer des poudres dorées pour étouffer l’absence cruelle. « Tu dois la voir » que je murmure, comme si ces derniers me sont arrachés et que ça fait mal
Puis tout bascule. Je crois que j’étais pas prête. Pas prête tout pour les images qui se mettent maintenant à défiler. J’aurais préféré dix mille fois continuer sur les souvenirs de Milan, parce que les miens je les ai mis sous clé quand tout a foiré. J’ai oublié toutes les saveurs, toutes les lueurs, de la soie sous mes doigts, de la chaleur des nuits, de l’amour que j’ai porté à ce père, à ce garçon, à ces gens. La musique me frappe, me dézingue, me brûle. Chaque image est une aiguille enfoncée sans précaution dans ma chair et m’arrache un peu plus d’oxygène à chaque fois. Tu veux en parler ? La voix de Milan est lointaine, comme un mauvais rêve, un souvenir. Je reste fixée à cet écran, hésitant entre hurler pour qu’on me repasse la vidéo ou bien juste me rouler en boule et pleurer comme je sais si bien le faire. Est-ce que je veux en parler ? Je sais pas. Je crois pas. Je peux pas. Parler de quoi hein ? De cet univers qui ne m’appartient plus ? C’est tellement douloureux. Lentement je fouille dans mes poches à la recherche de quelque chose. Mes doigts butent sur un joint encore intact et je le place, les mains tremblantes, entre mes lèvres. J’ai besoin de partir. Et si je peux pas partir physiquement, ça sera mentalement. Vite du feu. Où est-ce que j’ai mis mon feu. Merde. Je sens les larmes qui pointent et la panique qui monte, qui monte, qui monte. Inévitable. Pourquoi ? Sa question sonne comme un écho à la mienne et je relève le visage pour le fixer. Y a tellement d’incompréhension dans ses yeux. Tellement trop d’incompréhension. Milan, mon Milan. Est-ce que tu m’aimeras encore après tout ce que je vais te raconter ? Parce que même si Peter m’a conseillé de rien dire aux autres, je sais qu’à toi je peux me confier. Un peu. Pas tout. Y a des choses que même Peter ignore, des choses que je n’ai compris que très récemment, au contact de Tobias. Je trouve finalement mon briquet et je me concentre du mieux que je peux pour allumer ce foutu joint. Un essai. Deux essais. Au troisième une flamme apparait et je tire une bouffée, les yeux fermés. Ca me calme pas vraiment. Pas du tout en fait. Mais ça m’occupe l’esprit, ça me permet d’oublier un instant tout ce qui vient de se passer. Puis je retombe sur Milan, sur son regard perdu, sur les questions qui fleurissent au bout de ses lèvres mais qu’il n’ose pas libérer. « C’était avant. » Ma voix me semble ridicule, ça me fait rire car c’est mieux que de pleurer. « C’est finit tout ça. C’est plus moi. » Maintenant j’ai perdu trop de kilos, maintenant je suis blonde comme les blés, maintenant j’ai les yeux cernés de noir et je pleure le soir quand y a personne pour me consoler. « Mon père est mort, j’ai fugué, Peter m’a ramassé. Voila. Voila pourquoi. » Ma voix se brise et je me met à pleurer en silence, le joint aux lèvres, incapable de tirer une bouffée de plus. « Parce que tout est mieux que la vie là-bas avec Cecilia. Les marâtres ça existe pas que dans les contes de fée » oh ça non. Et Cecilia en est l’exemple même. Connasse. Meurtrière. Je veux plus penser à elle. Plus jamais. Et rageusement j’essuie mes joues humides du revers de ma main gauche.