Ça fait deux semaines qu’elle a repéré la baraque. Elle a essayé de surveiller les allers et venus autant que possible pour être sûre qu’elle était inhabitée. Ça semble bon. Pas de toxico en train de végéter dans un coin, seringue dans l’bras. Pas de marque de gang visible. Le toit était encore là. Ça allait quoi. Le quartier n’est pas le plus accueillant, mais chacun s’mêle de son cul, donc ça lui va parfaitement. Et puis le Club n’est pas si loin, juste une demi-heure de marche. Ça se fait. Faudra juste qu’elle trouve une planque à mi-chemin pour le cash de la soirée. Parce que trente minutes dehors avec autant de billets sur soi, c’est plus compliqué. Si c’était que pour elle, s’faire braquer une fois de temps en temps, ça passe. Mais là, elle peut pas se le permettre. Toutes les semaines, ça coûte un bras de laisser sa mère dans ce centre de soins. Et dans sa tête, ça calcule déjà, ce qu’elle peut se permettre ou pas, ce qu’elle doit bosser encore pour payer tous ces putain de frais. Elle fait que ça, sa tête remplie de chiffres quand elle grimpe par la fenêtre de derrière pour rentrer dans c’qui sera son squat. Va falloir reboucher quelques trous. Et elle a été dans plus crade. Donc ça devrait grave le faire. Ouais, totalement. Elle a même repéré comment choper un peu d’électricité.
Mais pas l’temps de faire comme chez elle que y a déjà deux intrus. Deux péquenauds en train de mater le matelas qu’elle a déposé hier dans un coin d’la piaule. Putain pas déjà ! C’est son territoire. Elle avait enfin trouvé un truc à elle. Si il faut qu’elle chope la batterie de base-ball planquée en-dessous, ça n’allait pas être facile. Ses yeux se durcissent sous une lueur glacée alors qu'elle les détaille. Y a d’autres calculs qui s’font maintenant dans sa tête déjà prête à en découdre. Deux contre un, c’était pas l’idéal. Jumeaux ou pas jumeaux, elle s’en bat les nibards. L’intrusion était la même. Alors sa mâchoire se déserre à peine sous la tension qui étreint chacun de ses muscles. Et il faudrait être sourd pour ne pas entendre la menace lassée à ces quelques mots. “C'est chez moi. Dégagez.”

Oui alors bon, on aurait pu la faire autrement, c’est vrai. En disant par exemple… “Oh bonjour, bienvenue chez moi. Vous n’étiez pas attendus, mais c’est pas grave. J’ai plus de café, maiiis... De l’eau du robinet rouillé ? Un biscuit en miettes ? Ou alors ma main dans vos gueules ? Non parce que la sortie, elle est de l’autre côté en fait.” Ça aurait pu. Mais on va dire qu’elle n’a pas osé vu qu’y a pas son nom sur la boîte aux lettres. Ouais on va dire ça.

Okay donc il y a le petit rigolo de service, et le pisseux. Le constipé et celui qui s’tape la diarrhée.
Ils lui font un sketch à la walou, c’est ça ? Et ils espèrent un p’tit pourboire pour la performance ? Dommage, elle est très mauvais public. Ça caquette comme deux vrais bonhommes, ah pardon non, comme deux donzelles. Elle roule des yeux quand l’un des deux la pointe du doigt. Il se justifie ? Mais il a quel âge putain ? En tout cas, dans son exaspération, elle confirme. Ils ne se connaissent pas. Et quand l’autre en rajoute une couche, y a peut-être une petite cartouche de neuf millimètre qui a franchi ses iris. Elle est pas d’humeur. Elle est à jeun depuis la veille, alors l’irritation monte vite. Il suffirait encore de deux-trois remarques comme ça et plop ! Une dent cassée comme ça. Les accidents ça arrive si vite. Et puis qu’on fait pas dans l’gaspillage, la molaire remplacera la touche manquante du minitel abandonné là dans un coin de la baraque. C’est tout ce qu’il y a de plus normal comme plan. “Écoute, on est pas des toxicos et l'endroit est suffisamment grand pour trois. On peut s'arranger.” Elle s’avance d’un pas vers le matelas, avec la férocité d’un vélociraptor. L’un de deux semble retenir un mouvement de recul. Et ça a l’don de l’énerver un peu plus. Ça va, elle va pas leur cracher un molard à la gueule non plus. Y a deux poids deux mesures dans ses flambées de violence. “Oui et puis on mettra des guirlandes lumineuses, un sapin de noël et on s’fera une biscotte demain matin. Bien sûr.” Ça va, y a assez d’insolence pour Monsieur ? Elle le toise et le snob en même temps avec ce calme dérangeant. Avouez que ça nécessite un certain talent. Les pieds sur son matelas, on en revient quand même à quelque chose de plus basique. C’est à elle. C’est chez elle, c’est le sien. C’est son baobab okay ! Les bras noués sous sa poitrine, pas vraiment prête à la négociation, elle va camper là. Pas moyen qu’elle bouge. “J’aime pas partager et j’change pas facilement d’avis. J’vous laisse déduire ma réponse.” Un dernier regard noir, insistant. Si y a quiproquo, le problème vient de leur QI. “Et fermez la porte sortant.” Soeur-sourire est aux abonnés absents.

La haine de noël, les bières, okay, on s’en fout. Elle les ignore, l’irritation roulant en boule dans son ventre. Agacement qui se tortille un peu plus dans ses nerfs quand le surnommé Micha s’installe sur son matelas. Très confortable, j'adore, on sera peinard ici. Ses yeux glissent sur lui comme si elle lui arrachait la peau par la pensée. Michaaa.. Mais ses traits restent figés, contrariés. Ecoute ma belle, j'te signale qu'on est deux mecs et que toi t'es toute seule. Alors j'te conseille de vite dégager d'ici avant qu'on te force à le faire. Parce que moi non plus j'aime pas partager. Impassible. “Mon dieu j’fais déjà pipi dans ma culotte.” Ça sort aussi platement qu’une mer privée de son vent, aussi lourdement qu’une flaque de pétrole étalée sur cette même mer. Parce que c’est censé lui faire peur ? Des demi-portions pareilles ? Allez quoi, le pire, il tente de la violer, et elle tentera de la leur couper ? Euhhhhh... ! Y a la main du second jumeau qui apparaît dans son champ de vision. Sa voix se mêle à la scène, à moitié paniqué, à moitié déterminé à rassurer. Il plaisante, on n'va rien te faire du tout. Comme si elle allait le croire aussi facilement. La méfiance toujours fichée au fond des yeux sans pour autant montrer la moindre peur. Elle l’observe en chien de faïence, essayer de canaliser son frère en se montrant ferme et confiant. Mais franchement, c’est plutôt évident que c’est que du flanc. Les rôles sont déjà attribués entre les deux, c’est flagrant. Pourquoi t'as besoin d'un espace si grand pour toi toute seule ? On pourrait se faire un étage pour toi et un étage pour nous. J'vois pas le souci à cohabiter ensemble, on est pas censé se serrer un peu les coudes dans la rue, hm ? Ses épaules se détendent un peu. C’est vrai qu’elle n’a pas besoin de tout ça. Et ça serait clairement difficile à gérer. Si elle connaît et accepte ces deux squatteurs-là, ça évitera d’autres situations comme celle-ci ou pire. Ouais, c’est pas complètement faux. Mais c’est pas comme ça que l’éventualité traverse sa bouche. “Et pour l’électricité ? Les parties communes ? Tu vois ça comment p’tit génie ?” Putain non. Elle peut pas vivre en communauté ou avec d’autres gens que sa mère. Elle le réalise en prononçant ces mots, en imaginant l’hypothèse. C’est impossible. Elle peut pas 100% de son temps à raser le mur de crainte qu’on lui plante un couteau dans l’dos. Elle se sentira jamais en confiance et en sécurité. C’est plutôt paradoxal quand on sait pourtant s’défendre, mais bordel, elle exige son moment de répit, sinon elle tiendra pas. C’est pas envisageable en fait. “Mais on n’a pas dû vivre dans les mêmes rues.” Où les agressions sont ignorées. Où on te pique le peu que tu as. Où on te cherche des noises par simple ennui, pour faire passer l’temps. Où faut savoir reconnaître à qui appartient quoi pour éviter de finir coincé entre deux feux. Où on t’oblige à choisir entre trop de dilemmes qui impliqueraient ta vie et ta liberté. Où on t’fais miroiter l’espoir avec la fausse excuse de compatir à ton malheur. Et pourtant, elle sait que y a des refuges, des gens bien, au milieu de la crasse. Sinon elle ne serait pas dans l’même état depuis bien longtemps. Mais ils sont pas assez et eux sont trop nombreux. “T’en penses quoi, toi ?”, a-t-elle demandé presque gentiment… si elle n’avait pas plaqué brusquement son pied contre le torse de celui qui trouve SON matelas si confortable. Un peu plus et le talon rejoindra tranquillement sa trachée. C’est confortable ça aussi, non ?

Elle a l’air de passer pour une idiote, mais à ses yeux, c’est tout l’inverse. Et si ils ne savent trafiquer un compteur électrique pour dériver un peu de courant des baraques d’à côté, c’est leur problème. Le minimum vital, elle sait se l’approprier pour deux. Pour trois personnes, c’est pas son problème. Elle soupire, exaspérée autant que semble l’être le prénommé Junior. “Ça va, ça va, ça ne fait pas avancer le problème vos réflexions, on peut se recentrer ?!” Pour une fois qu’il a raison celui-là. “Laisse tomber Junior, encore une gosse de bourges qui fait sa petite fugue annuelle dans la rue, elle retournera chez papa et maman après une semaine sans eau chaude. Elle nous soûlera pas longtemps.” Son avis lui fit l’effet d’un virus qu’on crève d’envie d’éradiquer d’la surface de la terre. Il est la fourmis, elle est la chaussure qui va l’écraser. Du moins, c’est l’envie de meurtre qui lui passe par la tête. Mais elle n’a pas l’impression d’appuyer si fort que ça quand l’autre type se rue dans son dos pour l’éloigner de son frère. “HEY ! TU FAIS QUOI LA ?! LAISSE LE !” Le contact qui l’encercle la fige une seconde, comme si elle se rétractait sur elle-même pour rien laisser passer, rien laisser l’atteindre. Mais si il y avait mis plus de force, plus d’agressivité, elle lui aurait probablement refait l’nez d’un coup de tête, ou enfoncé son coude dans ses côtes. Allez savoir. Seulement, elle a senti qu’il la relâcherait vite. “Ça va j’vais pas l’casser ton frère. Il a pas besoin de moi pour ça.”, qu’elle lâche finalement entre ses dents. “Et si tu m’lâches dans les deux prochaines secondes, j’dégage tout de suite. C’est bon, j’vous laisse la baraque.” Regard noir levé sur l’autre frangin. “J’fais pas dans l’communautaire.”