On monte, mollement, le nouvel épisode de Virtual, déterré après trois jours de tournages intensifs, je rêve de mon lit, de mon oreiller, de mes ronflements dans ce lit et dans ces oreillers. Je meurs d’envie d’avoir la paix. Si je pouvais mourir, là maintenant tout de suite, ce serait comme dormir profondément, ce serait tellement agréable. Mais je suis obligé de fixer l’écran, et je ne sais pas par quel miracle, je suis très réactif, à l’extérieur. Je prends les décisions avec la même fréquence que d’habitude. A l’intérieur, j’espère juste que je ne lui dis pas de faire n’importe quoi. Peut être que je sabote l’épisode sans m’en apercevoir ? Ce serait terrifiant. Je sens sous mes yeux les cernes noires qui s’étirent, s’étirent, olala, quelle sale gueule.

Soudain, la porte s’ouvre, et un type en jaillit. Violent sursaut, je me retrouve sur mes pieds, un grand coup de fouet dans les dents. Est ce qu’il vient de faire un putain de saut périlleux avant sans élan ? Je fronce les sourcils. Je ne suis quand même pas si défoncé ? Coup d’œil au reste de l’équipe, aussi perplexe que moi. Je réalise que j’ai juré très fort et à voix haute. Le type agite un flingue.

- Ca t’épate, hein ? »
- Bon sang ! »

Je suis sidéré, je fixe l’échalas les yeux révulsés. Est ce que ce type vient vraiment réclamer de l’argent ? Est ce que c’est un flic ? Est ce que c’est un maître chanteur déguisé en flic ? C’est le désespoir, je ne comprends rien, qui es tu, que veux tu, pourquoi te comportes tu de manière aussi absurde ?

J’ai les mains levées, parallèles à mes épaules, geste réflexe, j’apprécierai qu’il cesse d’agiter son arme dans tous les sens, tant qu’on ignore s’il s’agit d’une vraie ou nom. Tous les regards sont rivés sur moi, c’est classique. « Est-ce que quelqu’un ici doit de l’argent à ce monsieur ? » M’enquiers-je calmement. Les uns secouent la tête, les autres se taisent. Bon, déjà une chose de régler. « Calmez vous. Il doit y avoir une solution a votre… a votre problème. » Mon dieu celui qui a laissé entrer ce taré est tellement viré. « Et arrêtez d’agiter votre machin dans tous les sens, putain de merde ! » Il me fait flipper, on ne dirait pas du tout qu’il se contrôle. Peut être que c’est un fan taré venu commettre un attentat sur l’équipe ? ce serait sans doute le seul événement incroyable depuis cinq jours.

Je n’ai tellement pas le temps pour ça, tellement pas le temps.

Suis-je sous coke ? Suis-je défoncé comme jamais je n’ai été défoncé de ma vie ? Suis-je plongé dans l’enfer infini de l’absurdité humaine ?

Je ne sais pas. Je ne sais plus.

Le type en face est une œuvre d’art. Son uniforme n’a pas l’air en toc, et pourtant j’ai comme un doute. Il a dans l’œil un reflet qui frôle la stupidité profonde, et dans la bouche des mots trop gros pour lui. Ce serait formidable, vraiment, qu’Aurora, assise au fond de la salle, attrape le gaffeur et côté d’elle et lui en tartine la gueule, ça nous permettrait sans doute de ne plus jamais l’entendre. Je fronce les sourcils en le dévisageant. Peut être l’ais-je déjà vu ailleurs. J’attends qu’un flash traverse ma mémoire et la rafraichisse, j’attends de pouvoir enfin m’exclamer « mais bien sur ! » et de me souvenir que nous avons commandé ce type, qu’il a un véritable rôle, qu’il n’est pas entré ici par effraction. Si dans dix secondes rien ne vient, j’appelle la sécurité.

Mais c’est trop tard, l’imbécile s’approche en hurlant un ordre qui me fait tressaillir. Putain, il a une voix perçante, l’enfoiré. Ça vous remonte dans la moelle épinière comme un coup de trique collé à l’improviste. Il lève son flingue, et je me demande un instant s’il va m’arrêter. Toute ma vie administrative repasse dans ma tête, et je ne parviens pas à saisir sur quel type d’accusation il pourrait me mettre en garde à vue. Le temps que je me convainque que ce doute est absurde, il a collé le canon de son arme sur ma poitrine. « Boum ! »

J’ai pâlit. Comme un con, comme un débile profond, j’ai eu le temps de pâlir. Le jet d’eau trace sur ma chemise une tache sombre en filet d’eau. Je baisse les yeux, et remonte mon regard vers le type, pas bien sur du degré de rage qui m’anime. Toute ma patience s’est évaporée au moment où l’enfoiré c’est révélé : un charlatan, un petit con pathétique qui s’est faufilé on ne sait comment jusqu’ici. Je sers les dents sous mes lèvres serrées, trois longues secondes, et un sourire glacial se fige sur mon visage. Je ne suis plus blanc à cause de la peur soudaine que m’a procuré sa petite mise ne scène, mais de rage froide et dure.

- Je sais, c’est pas forcement ma pote la plus normale, elle a quand même deux couleurs dans les cheveux. »
- Ivy Meister ? Ho, mais. Elle a tellement bien fait de te laisser ta chance. »

Elle va tellement se prendre ma main dans la gueule, celle-là, et retourner mendier dehors fissa. « J’aimerai bien monter une série avec vous, un truc genre kung-fu avec beaucoup d’explosions. On m’a dit que je pourrai trouver les bonnes personnes ici. » Incroyable. J’ai baissé les mains et je le dévisage, en cachant dignement ma sidération. Derrière moi, personne n’ose respirer. Ils savent que je suis au bord de l’apoplexie. Je souris, doucereux, à mon nouvel ami comédien. « Mais absolument. Tu sais quoi ? Le premier test qu’on fait généralement passer aux acteurs est très simple, et tu peux le faire tout de suite. Tu vas dans la rue, tu enfonces ta tête dans la première poubelle que tu croises, et tu avales le plus possible d’ordures que tu trouves à l’intérieur. Si tu réussis cette performance avec suffisamment d’art pour que tout le monde y croie, on verra ce qu’on peut faire. » Je porte mon talkie a ma bouche, change tranquillement de canal. Si le type ne sort pas tout seul, j’appelle la sécurité.

L’adulte attardé qui me fait face semble étonnement doté d’une méfiance capable d’empêcher sa naïveté suppurante de le jeter la tête la première dans une poubelle, au vus et sus du monde entier. Car il se trompe. Si je l’avais réellement cru capable de le faire, j’aurais sans aucun doute envoyé quelqu’un coller une caméra à l’arrière de son cul gainé dans son uniforme de flic, et une fois qu’il aurait déglutit ses dernières immondices, je lui aurait fourré un contrat sous le nez. On engage toujours un type capable d’avaler de la merde pour prouver qu’il en veut, chez Virtual. Il aurait ensuite fait la une des épisodes de la semaine, on lui aurait inventé un petit background sympa et aussi vrai que le cul de Nicky Minaj. Deux semaines pour faire ses preuves et nous sortir d’autres perles du types de l’examen et sa place aurait été assurée au sein de Virtual.

Mais comme le type semble uniquement se comporter comme une espèce de taré pathétique, il se contente de rejeter l’offre avec une répartie plus mauvaise que celle de Nabila, filer droit jusqu’au premier bureau et s’emparer d’une feuille. Je retiens le geste que je m’apprêtait à esquisser, dans le but certain de faire débarquer la sécurité et me débarrasser à tout jamais de ce clown dont le comportement hiératique me file des suées d’angoisse, mais l’absurdité totale de sa réaction retient mon geste et tire au plus profonde de mon impatience cette curiosité développé après des années passées à sculpter les trucs les plus glauques du monde. Je me demande s’il a décidé d’enfourner le contenu de la corbeille à papier mais il me déçoit en assurant savoir faire des cocottes en papier. Je crois que mon visage transmet un tel dégoût que les deux personnes les plus proches de moi ont vaguement sursauté sur leur chaise à roulette. Je m’apprête à ouvrir la bouche pour lui expliquer avec des mots fleuris que je n’ai pas de temps à perdre avec des jeux de gamins, lorsqu’une voix s’exclame « Quatre !! ». Je jette un regard noir à Poppy qui a passé la tête dans la régie, sans doute intéressée de savoir pourquoi plus personne ne répond et pourquoi tout s’est immobilisé sur le plateau. Je lâche un soupir censé calmer mes nerfs. Lentement, avec la déformation professionnelle courante de vouloir absolument m’assurer de ne pas mettre à la porte une deuxième poule aux œufs d’or (car il faut avouer que le type à le sens du spectacle) je me tourne vers lui.

- C’est quoi le délire. T’es envoyé par la chaîne pour tester l’équipe ? Je ne vais pas chercher dix ans. Tu me dis réellement pourquoi tu es là, ou je te fais jeter dehors et crois moi tu regretteras de ne pas être aller avaler des ordures tout seul, parce que les gars risquent de t’y aider. » Je suis à la limite de ce que ma patience me permet de donner. « J’écoute ta super raison de me faire chier, parce que chaque secondes qui passent sont des dollars qu’il faudra rembourser s’ils se sont égrenais dans le vide. Si t’as pas une raison fantastique, j’espère que t’es prêt à serrer les fesses. »

Sept ans de misère sexuelle, ça se considère avec un certain sérieux. Mais j’ai un peu de mal à me concentrer, face à l’espèce d’endive qui s’agite devant moi en palabrant des insanités. C’est dingue, d’habitude je suis le type qui gueule des ordres et déstabilises les tire-au-cul, et voilà que cet inexplicable imbécile se pointe et suspend un tournage près de vingt minutes, pour aucune raison. Je suis sidéré par son culot, et par sa capacité à nous captiver tous, alors qu’il s’applique vaillamment à raconter n’importe quoi depuis qu’il est là. Je promets de faire morfler Cruella, mais son copain commence vaguement à me sembler intéressant. Jusqu’à ce qu’il ouvre la bouche et insinue un énorme doute dans ma pensée.

Deux choix s’imposent : soit il ment. Ce qui est très probable, et dans ces cas il a une façon absurde de demander les choses et prend beaucoup trop de place pour. Soit il ne ment pas, et c’est une mauvaise blague de la production. Mon souci, actuellement, c’est que je suis parfaitement incapable de m’assurer de la réponse. Je ne peux rien faire d’autre que de le fixer pour essayer de déterminer la vérité, comme si elle allait apparaître subitement sur ses traits. Les gens font ça, parfois, laisser sortir leurs véritables pensées, comme la pointe d’un iceberg qui surgit au travers de l’eau.

Mais il est passablement bon acteur, et rien ne semble le troubler : ni tous ces yeux braqués sur lui, ni mon regard accusateur, celui que je jette habituellement aux stagiaires qui se glissent sur mon chemin et ne s’en écarte pas assez vite. Je commence à me dire que l’envoyer chier n’est peut être pas la meilleure idée de ma vie, parce que quand bien même il mentirait, il a eu le cran et la capacité de nous faire perdre un tas d’argent. Ce qui signifie qu’à sa manière, il sait captiver un auditoire. Car s’il a su me captiver moi, il y a de fortes chances pour que le reste du monde lui trouve un intérêt.

Et puis il a l’air cinglé, franchement.

- … Pique. » Dis-je, et dans ma tête commencent à s’agiter tout un tas de scénarios que cet énergumène pourrait rendre possible. Sans écouter sa réponse, je fais un signe aux gens qui sont présent avec moi. « On fait un break. Un vrai break. » Je fais signe à l’endive de me suivre, et sans vérifier qu’il me suive, je l’emmène jusqu’à mon bureau, où je m’enfermer avec lui. Là, je le fais asseoir sur une chaise et croise les bras sur la table en le fixant dans les yeux. Après quelques secondes d’un échange de regard gênant, je penche la tête sur le côté. « Ce job, tu le voudrais à quel point ? » Dis-je calmement. J’espère que je ne me suis pas trompé et que son histoire de chômage était un pipeau affirmé avec culot.