Pas mal de choses étaient arrivées ces derniers mois. On avait pourtant nos petites vies routinières depuis un moment, puis ça a été le bordel. Je me suis foutu des dettes auprès de Seven, que j'ai pas encore pu payer à cause de la catastrophe qui m'a foutu sans boulot pendant un moment. Par bonheur, on est encore tous là. J'ai eu la peur de ma vie de perdre ma famille, et je crois que ça m'a un peu ouvert les yeux sur certaines choses. J'ai été un gros con presque toute ma vie et c'est pas ce que je veux comme relations avec mes frangins et frangines. Anca a aussi été gravement blessée, j'ai cru que j'allais me décomposer sur place quand je l'ai appris. J'allais à l'hôpital presque tous les jours voir mes soeurs, on s'est même retrouvés en putain de réunion de famille, c'était légèrement gênant mais bon... Après ça j'ai été à Halloween avec Iulia, Lina et Ellie, la fille qui m'a sauvé, dans ce château étrange dont on connaissait pas l'existence avant. Et après encore j'ai passé cette fameuse soirée sur le chat de Savannah où j'ai rencontré Marlboro, alias Daire, avec qui j'ai été au cinéma l'autre jour … Finalement, j'ai plus vraiment de soucis avec ma cheville, j'ai plus besoin des béquilles et tout.

Enfin bref, du coup, la vie reprend tranquillement son cours pour ma part. J'ai retrouvé du boulot, je vais enfin pouvoir rembourser Sev en plus, pas trop tôt j'aime pas les dettes. J'essaye de passer du temps avec des potes en évitant de virer tout le monde comme à peu près à chaque fois que j'ai des potes. J'essaye aussi de passer du temps avec ma famille. J'essaye d'être un peu moins con aussi. Ouais voilà …

Pourtant, depuis quelques temps, j'ai l'impression d'être un peu moins souvent avec Anca, la Popescu de qui je suis le plus proche d'ordinaire. Elle est enfin sortie de l'hôpital dernièrement et je me rend compte qu'on se parle plus tant que ça, alors que je passais mon temps à me confier à elle avant. Je me suis souvenu de la dernière fois qu'on a eu une conversation plus ou moins sérieuse, quand j'étais complètement bourré et qu'elle m'avait une enième fois ramené chez nous. Quand elle m'a avoué avoir rencontré quelqu'un de sympa d'ailleurs et que ça m'avait un peu inquiété en tant que grand frère protecteur. Je me demande ce qu'il en est maintenant… Il était temps que je passe un peu de temps avec elle tient.

Ce jour-là, je suis rentré du boulot en soirée et après avoir mangé vite fait et pris ma douche, alors que je m’apprêtais à aller me coucher j'ai vu de la lumière dans la chambre des filles. J'ai frappé à la porte avant d'entrer pour y trouver Anca, seule, vu qu'on voyait plus vraiment Rez en ce moment. Mais c'était une bonne occasion de profiter un peu de voir ma sœur.

«  Hey Anca, je te dérange pas ? Je peux rester un peu ? »

Ca faisait du bien d’être posée à la maison, Anca savourait enfin la tranquillité et le silence de sa chambre, bien loin du vacarme incessant de l’hôpital. Non pas qu’elle détestait le bruit, loin de là, juste que en ce moment elle avait besoin de faire le point, se recentrer sur elle-même. Faire une pause quoi. Faut dire que frôler la mort pour la deuxième fois de votre vie quand vous avez 23 ans, ça fait réfléchir. Ouais, ça fait réfléchir. A la peur, aux actes manqués, à toutes les restrictions qu’elle s’était foutue en sortant la première fois de de l’hôpital y a sept ans maintenant. Maintenant elle était à deux doigts de se casser de la maison. Du pays, même. Voir d’autres choses avant de crever pour de bon, car comme on dit : jamais deux sans trois. Mais y avait trop de choses qui la rattachait ici, à cette maison, à cette vie. Y avait Seven et ses cris qui résonnaient encore dans sa tête. Me laisse pas. Comme si elle pouvait. Puis y avait Jemmy et ses paroles qui roulaient sur son cœur j'ai envie d'être avec toi, Poppy. Elle aussi elle avait envie. Terriblement envie. Puis y avait les Popescu, Ioan et son regard trop triste malgré son sourire : qui irait le chercher au bar le soir si elle partait maintenant pas vrai ? Puis y avait tous les autres, y avait Lena qui était revenue, après toutes ces années. Lena la traitresse, mais la grande sœur tant aimée. Alors comme toujours Anca avait rangé ses idées d’évasion dans une petite boîte et l’avait cachée sous son lit. Puis elle s’était installée dans la maison, dans le salon à cause de son incapacité à marcher, puis quand elle avait commencé à réussir à grimper les marches elle avait élu domicile dans sa chambre, ne la quittant que très rarement tant les efforts pour sortir de là la faisaient souffrir.
Alors ouais, elle était là tranquillement installée sous la couette, un livre ouvert sur ses genoux et son téléphone à portée de main. Elle attendait des nouvelles de plusieurs personnes, de Jemmy surtout, mais aussi de Moreh, son ancien patron, elle venait de lui annoncer qu’elle ne reviendrait pas travailler. Elle en était incapable. Pas avant un petit moment. Elle espérait seulement qu’il ne lui en voudrait pas trop et qu’ils garderaient quand même cet espèce de lien qui s’était tissé entre eux quand elle avait toqué à sa porte la première fois, à la recherche d’un boulot. Hey Anca, je te dérange pas ? Je peux rester un peu ? La voix de son frère la fit sursauter légèrement et elle releva la tête pour le dévisager. Lui non plus n’avait pas été épargné par l’ouragan. Personne en fait. Personne. Puis y avait eu Halloween qui avait aussi apporté son lot d’étrangetés, elle avait encore dans sa bouche le goût amer de la trahison. Michael, ses lèvres, ses caresses. Elle n’avait jamais ressenti d’aussi fort pour quelqu’un. Mais elle ne s’était jamais sentie aussi fautive de toute sa vie. Elle ne savait plus vraiment quoi faire Anca, à part pleurer de dégout le soir quand tout le monde était endormi. « Non je lisais » Elle agita son livre devant elle et le referma, faisant à signe à son frère d’entrer. « Tu viens de rentrer ? » elle jeta un regard à son réveil avant de poser à nouveau son regard sur Ioan. La dernière fois qu’ils avaient vraiment parlé c’était quand elle était allée le chercher, là bas, avant l’ouragan. Puis les choses s’étaient emmêlées et tout avait déconné.

« Non je lisais »

Je l'ai regardée, son livre dans les mains. Je suis entré quand elle m'en a donné l'autorisation et je me suis assis sur le bord de son lit. Elle avait l'air changée, ma Anca. En même temps, avec ce qu'elle a vécu ... Et il y a peut-être des choses dont je ne suis pas au courant et c'est ce que j'aimerais savoir en parlant un peu avec elle. J'aimerais bien qu'elle se confie à moi un peu. C'est vrai qu'elle est souvent en train de m'écouter. Surtout quand je suis bourré et que je sors un peu tout et n'importe quoi, surtout des trucs déprimants. Mais est-ce que je suis assez là pour elle, pour l'écouter, j'en sais rien.

« Tu viens de rentrer ? »

Ouais et ça fait du bien de bosser à nouveau. J'avoue que rester à la maison ça me plaisait pas vraiment, surtout que le padre me faisait chier quand il me voyait en train de dessiner ou d'écouter de la musique alors bon. Je la plains, ma soeur, de devoir rester couchée la moitié du temps. Je pense que je deviendrais dingue ... J'espère qu'elle ne se sent pas trop seule à la maison...

" Ouaip ! J'ai eu une longue journée, mais au moins je gagne de la thune, c'est plutôt pratique, j'étais un peu sur la paille à force ... "

Et je vais l'être à nouveau d'ailleurs. La faute à qui dites moi ? La faute à cet espèce de débile de Seven qui m'a fait sa came à prix d'or parce que j'avais pas les moyens et qui m'a rajouté des intérêts à chaque semaine de retard. J'suis son frangin mais il me fait vraiment pas de cadeaux ce mec. Je soupire un peu en y pensant et je croise les bras en regardant un peu autour de nous, la chambre des filles, totalement vide contrairement à quand presque tout le monde était encore à la maison. Ça fait toujours bizarre.

" Ça fait longtemps qu'on a pas été un peu juste tous les deux quand même ...! "

Je lui ai un peu souris. Je voulais pas forcément lui parler de ses blessures, de l'hôpital, de la catastrophe ... Je voulais pas lui rappeler de mauvais souvenirs alors je cherchais des sujets de conversation un peu plus joyeux sûrement... On a tous déjà assez souffert de ça. Mais je savais pas trop par où commencer, on parle pas assez ensembles, surtout d'elle j'ai l'impression ... Je me souviens juste que la dernière fois elle m'a dit avoir rencontré un type, mais je vais pas lui faire comme ça de but en blanc " Ah au fait tu as revu le gars de l'autre fois ? ". Non vraiment je suis pas très doué pour les discutions, j'ai l'air un peu bête mais bon. C'est comme ça quand je m'inquiète pour quelqu'un, surtout quand c'est une des personnes les plus importantes pour moi.

Elle le regarde entrer dans la chambre, venir jusqu’à elle et s’asseoir sur le bord de son lit. Ça lui fait drôle à Anca, elle a l’impression que ça fait des années qu’ils ne se sont pas retrouvés tous les deux, tranquillement, juste eux et personne d’autre. Elle ferme son livre et le pose à côté d’elle avant de se redresser pour mieux regarder son frère. Il vient surement de rentrer du boulot, du moins c’est ce qu’elle espère. Elle préfère le voir occupé que trainant dans les bars, à boire tout son salaire ou à le dépenser en consommation illégales. Elle est pas conne Anca, elle sait bien que ses frères ou même ses sœurs ne sont pas clean. Personne n’est clean dans cette putain de famille, pas même leur mère. Chacun a son vice personnel, ses propres démons. Ceux de Ioan se cachent dans l’alcool et la drogue, comme Seven, la violence et la destruction en moins. Ouaip ! J'ai eu une longue journée, mais au moins je gagne de la thune, c'est plutôt pratique, j'étais un peu sur la paille à force ... Anca rigole doucement, offrant un sourire encourageant à Ioan. C’est vrai qu’ils sont pas riches les Popescu, elle-même commence à être à sec, avec l’hôpital, les soins, l’université pour Mihail. Mais elle est incapable de travailler, pas encore, pas pour le moment. Avec sa blessure elle tient quelques heures debout, à peine, avant de finir par devoir s’asseoir sous peine de s’effondrer. Puis y a les anti-douleur, les cachets qui s’enchainent et qui l’envoient trop facilement rêver, planer, alors qu’elle voudrait rester ancrée à la réalité. « Bien. C’est bien. Tu fais quoi comme boulot cette fois ci ? Les gens sont sympas ? » Elle pose ses questions, elle demande, elle veut savoir. Elle est seule Anca, dans sa maison trop grande, avec sa mère au rez-de-chaussée et le reste trop fantôme. Elle regrette les après-midi où ça gueulait de partout, où ça se bousculait pour avoir la première part de gâteau au goûté. Aujourd’hui c’est plus la peine de courir, du gâteau y en a toujours trop, parce que Lavinia n’arrive pas à changer, à accepter que la maison se vide. Et Anca non plus. Ça fait longtemps qu'on a pas été un peu juste tous les deux quand même ...! Elle hoche la tête avant de soupirer. Oui, ça fait longtemps. La dernière fois c’était avant l’ouragan, c’était avant halloween, c’était avant la culpabilité et les remords. C’était avant que tout son monde soit bouleversé, qu’elle se retrouve embarqué sur un chemin qu’elle ne connait absolument pas. « Faut dire que ça a été plutôt mouvementé dernièrement ! » Plutôt ouais. Anca rajuste la couette avant de regarder la jambe de son frère. Il lui a raconté brièvement ce qui s’est passé, qu’il a été sauvé par une jeune femme, une infirmière apparemment. Ça la soulage de savoir que toute sa famille s’en est tirée sans réel soucis, et que même Iulia pouvait de nouveau respirer normalement. « Mais ça fait du bien, les choses se tassent enfin, on va pouvoir enfin recommencer à vivre normalement » tu parles. Ça sera jamais comme avant. Parce qu’Halloween a tout foutu en l’air, sa petite bulle parfaite, son rêve en barre. Parce qu’elle sent encore le corps de Michael contre elle, sa bouche, sa joue, et qu’elle en crève. Parce qu’elle ne comprend pas ce qui s’est passé, pourquoi lui, pourquoi là, alors que tout son cœur est tourné vers un autre homme. Elle se dégoute tellement Anca, pourrie jusqu’à la moelle, elle a l’impression d’être une noix gâchée, belle à l’extérieure mais déglinguée à l’intérieure. Elle inspire, expire pour essayer de chasser les mauvaises pensées, comme Jedediah lui apprit à l’hôpital. Elle sent son corps se détendre et se concentre à nouveau sur son frère. « Tu penses qu’à noël on pourrait faire une réunion ? Avec tout le monde ? » Elle a une pointe d’espoir dans la voix, maintenant que Lena est revenue, que Seven n’est pas loin. Elle y croit Anca, à sa putain de réunion de famille, quitte à mentir à tout le monde pour les réunir.