Le soleil commence déjà à tomber sur la ville pour laisser place à sa collègue la nuit quand Alek finit ce qu'il n'a eu de cesse de faire toute cette journée : peindre les volets d'un voisin pour quelques billets qui finiront dans une enveloppe, billets qui serviront à nourrir les ventres demandeurs de ses frères et soeurs. La journée n'est pas finie, bien sûr qu'elle ne l'est pas. Sûrement que dans une autre vie, dans une autre famille, il aurait pu rentrer se détendre, peut-être qu'il n'aurait même pas eu à faire ça, que le repas aurait été prêt et chaud sur la  table de la salle à manger mais ce n'est pas sa vie. Ce n'est pas la vie qui l'attend tous les soirs et qu'il rêve de troquer contre une autre. Sa vie est toute différente à lui, Alek sait pertinemment qu'en rentrant, il devra supporter le bruit ambiant d'un appartement trop rempli, il sait qu'il devra répondre aux questions, proposer des solutions, supporter cette ambiance qui pèse sur son coeur, parce qu'elle ne lui correspond pas. Puis, plus tard, il devra étudier dans un petit coin de l'appartement, malgré le bruit qui le gêne, qui l'empêche de se concentrer. Il devra étudier pour maintenir ses notes aussi bonnes, parce qu'elles sont le seul espoir qu'il lui reste, un espoir si fort et si puissant qu'il lui permet de tenir au quotidien. Il a encore tellement de choses à faire avant de pouvoir retrouver l'intimité de ses draps, mais il en décide autrement. Il doit aller voir son frère, il doit le faire parce que ce dernier ne se montre plus autant qu'avant, ne l'appelle plus autant qu'avant et bien que Malo soit parti du domicile familial, c'est encore surprenant de ne pas le voir tous les jours ou presque à l'appartement de la fratrie.

« Malo ? » Sa voix est calme, il ne veut pas crier, pas le brusquer ou l'inquiéter, peu importe les raisons qui le pousse à se retrancher chez lui de la sorte, ou ailleurs, où qu'il soit. Parce qu'Alek ne sait pas où il est, ni ce qu'il est fait de ses journées, parce que son frère est devenu secret comme il ne l'a jamais été avec lui. Et peut-être que Alek aurait du utiliser cette opportunité pour lui, pour s'échapper à son tour de cette famille trop différente de ce qu'il aimerait mais il n'a pas pu s'y résoudre, parce que sa famille, il l'aime malgré tout. « T'es là mon frère ? » Il utilise le russe pour poser sa question, parce que c'est sûrement plus simple pour tous les deux de communiquer dans leur langue maternelle, parce que c'est un symbole de ce qui les lie et qu'Alek aime les symboles, tout autant qu'il aime sa langue, qu'il aime son frère. Il toque une nouvelle fois, un peu plus fort. Après tout, peut-être qu'il ne s'est pas fait entendre la première fois. « Ouvre-moi, je peux rester là des heures. » Et sûrement que Malo le croira, parce qu'Alek en est capable, il n'a pas peur d'attendre ici dans le froid pendant des heures si son frère veut le faire patienter. Ce qu'il n'a pas l'intention de faire en tous cas, c'est d'abandonner. Parce que Malo, lui, n'a jamais abandonné et même si son jeune frère y pense de temps en temps, il aimerait pouvoir les soutenir et rendre fier le plus âgé, lui montrer qu'il est digne d'être un Ryjkov, ou du moins, d'être son frère. Parce que ce nom, il ne sait plus s'il veut en être digne, si c'est seulement possible. « En plus faut que je te raconte des gamins. » Les gamins, Alek s'est mis à les appeler comme ça, peut-être qu'il l'a toujours fait d'ailleurs. Les gamins comme il dit, ce sont les trois derniers de la famille, ceux qui sont nés sur ce sol, ceux qui ne se souviennent pas ou peu de la mère. Mais les gamins aussi, c'est surtout les garçons, les jumeaux comme certains les appellent. « Bon je rigole plus là, ouvre cette putain de porte ou je te jure Malo que je la défonce et tu devras te démerder avec ça ! » Cette fois-ci, c'est son pied qui tape contre la porte. Deux coups, le prochain sera plus fort s'il le peut, faut pas trop se moquer de lui non plus après tout. Au fond, peut-être que son frère n'est pas là, peut-être qu'il se donne en spectacle pour rien, mais un pressentiment lui assure le contraire, lui assure qu'il doit insister avant que Malo ne se referme complètement sur lui pour ne plus jamais laisser entrer les siens.