Ce soir, pas de Nash, pas de Sil et pas de Nora. Juste Jack et elle dans la décadence du Smoking Dog. Lui derrière le bar, elle vivotant entre le comptoir et la salle. Échanges minimum. Si elle veut espérer une bonne ambiance et des rires, c’est vers les clients qu’elle se tourne et certainement pas vers Jack. De lui ou Nora, elle sait pas lequel des deux est le plus hostile. Ou disons qu’ils ont tous les deux leur façon de lui faire sentir qu’elle n’a pas à s’attacher au pub. Finalement, Nash et Sil sont les plus mignons. Mais il semblerait que ce genre de choses ne se dit pas ici. Comme si elle en avait quelque chose à faire de perturber leurs petites habitudes de noirceur. Au contraire. Serena apprécie de bousculer gentiment ce petit monde. Certains sont petit à petit réceptifs et d’autres sont juste totalement récalcitrants et rejettent en bloc toute incursion solaire. Nora mise de côté, qui espère certainement un jour la laisser pour morte dans une ruelle douteuse, il y a Jack. Si sombre Jack. Peut-être qu’ils font une compétition à qui sera le plus triste, le plus grincheux, le plus dramatique. Elle sait pas. Elle sait pas tout ce qu’ils ont vécu. C’est évident que ce sont des êtres similaires à Ike. Qu’ils errent difficilement, souffrent beaucoup trop bien. Le genre de douleur qu’elle perçoit, qui fait frémir ses sens et vriller son myocarde. Mais qui reste clouée sous silence par la force de leurs propriétaires. À croire qu’ils s’y accrochent parce qu’ils ne savent pas faire autrement. Mais ceux-là, ils sont pas comme Caïn. Y a pas d’ouverture pour laisser filer la souris. Ils veulent pas y croire. Ça l’empêche pas d’essayer de les atteindre. Mais Jack fait claquer ses mots acérés sans rien lâcher. Bloque tout sur son passage. Déboule ses attentions. Cogne ses intentions. Impitoyable et parfois mesquin. Il s’oppose certainement même pas esprit de contradiction, peut-être aussi qu’il y prend goût. Et y a qui marche du côté de Serena. Aucun mot pertinent ou doux. Aucune réplique faite pour donner le sourire. Il s’en fiche. Il pousse, il repousse. Il la force à réagir par mimétisme. Et elle veut pas l’envoyer bouler sur le même ton. Elle veut pas faire pareil que lui ou que n’importe qui d’autre. Pourtant les piques et le sarcasme semblent aider au ping-pong. Mais c’est trop creux, trop superficiel pour Serena, pour ça, pour lui. Elle a ses mécanismes elle aussi, besoin du contact et des affinités avec les humains qui l’entourent. Et ça la frustre que ça ne fonctionne pas avec Jack. De plus en plus. La patience à l’épreuve. Même Søren est plus accessible. Même les habitués du pub les plus alcoolisés, ceux qui ressemblent bien souvent à des déchets ambulants, même ceux-là accueillent sa chaleur d’être sans faire leur difficile. Alors oui, il fait vraiment chier Jack. Parce qu’elle reste persuadée qu’il ne peut pas être que ça. Il ne peut pas uniquement être cet amas de négativité piquante. Elle a l’habitude de voir le meilleur chez les gens et elle n’a pas l’intention de changer, même si ça veut dire être manipulée, blessée, rejetée. Même si il prend un malin plaisir à la faire tourner en bourrique. Inflexible et sans pitié. Elle y croit Serena. C’est peut-être bien sa seule force.
Mais ce soir c’est pas le bon soir. Même si elle plaisante à chaque boisson servie avec une facilité déconcertante, Serena vacille de temps à autre sur ses chevilles. Une fièvre étourdit sa tête, floute sa vision, ralentit parfois ses réactions. Elle a chaud. Puis froid. Et souvent encore plus chaud. L’impression que certaines parties de son corps sont en train de cuir. Comme si elle était un steak surgelé balancé dans une poêle brûlante. Elle a cassé deux verres et vomit deux fois. Les regards noir de Jack se sont plantés dans son dos déjà trop de fois. Elle se sent particulèrement vulnérable. Signe avant-coureur qu’elle va passer une mauvaise nuit et peut-être même le lendemain aussi. Mais elle est têtue dans ces moments-là, le coeur qui fait de la résistance. Hors de question de quitter son service plus tôt. Ça serait une trop bonne excuse pour le “chef” de cette nuit pour remettre en cause son embauche. Et elle aussi, elle a besoin de boucler ses fins de mois. Depuis l’ouragan, les recettes de la boutique ne sont pas au top et elle a des dettes à éponger. Elle pourrait retrouver facilement ailleurs quand on y pense. Mais elle aime le Smoking Dog malgré tout. Alors non. Elle s’obstine en posant son plateau sur le comptoir en face de Jack pour qu’il entende la prochaine commande. “Deux pintes. American Pale. Et un double Beam, on the rock s’il te plaît.” La politesse se brise au sol quand elle sent son ventre cueillir un coup de poing qu’elle connaît de mieux en mieux. Serena se fige. Juste le temps qu’il mette déjà la commande de la table 13 sur son plateau de service. Mais elle file déjà. Et les crampes sévissent, tordent ses boyaux, la font tousser et elle copine avec la cuvette des toilettes une nouvelle fois. Longue, longue fois. Elle a plus rien à cracher pourtant. Les spasmes frénétiques font teinter sa mémoire comme une cloche sonnant le tocsin. Souvenir de ses 20 ans et du sang avec lequel elle s’était étouffée à force. Alors elle se bloque et retient tout. De l’eau. L’évier. Elle s’laisse échouer contre la céramique qui tremble. Non. C’est elle. Elle le sait. Stop. Stop. Stop. C’est pas en train de recommencer. C’est juste un mauvais dosage des médicaments qu’elle prend encore. Ou un mélange qui n’est pas passé. Stop. Stop. Ça va. Y a rien. J’vais bien. Mantra martelé dans sa tête. Pour se calmer. Pour annihiler la peur sournoise qu’elle rejette. Elle a pas peur. Ça va. Elle contrôle son corps. Il lui faut bien encore quelques minutes pour se sentir moins faible. Et il faudra encore qu’elle efface la dureté de sa propre conviction ancrée son visage et au fond de ses yeux. Une rudesse écorchée et virulente que personne de Savannah ne lui connaît parce que c’est trop personnel et que ça, elle veut pas le partager. Avec personne.

C’est elle qui soutient, c’est elle qui rassure, c’est elle qui apaise, c’est elle qui murmure aux démons de certains êtres désespérés, c’est elle qui cache les secrets d’autres là où personne ne peut les voir. Mais ce soir, ça fonctionne plus. Serena l’arrière-pensée est vidée, la muse usée, la lampe magique ébréchée. On lui a peut-être volé un peu trop de vitalité. ‘pour ça qu’elle convulse, perd pieds. Juste un instant.
La voix de Jack claque. Comme toujours. Elle l’entends d’abord un peu trop loin et elle s’dit qu’il fait peut-être des efforts et s’retient. Pour une fois. Mais l’illusion brumeuse est vite effacée quand elle aperçoit sa silhouette dans le reflet du miroir sale. “J’veux pas de ça ici, si tu dois gerber fais le chez toi, me dégueulasse pas les chiottes. Et t’as intérêt à ce que tout soit propre, j’te préviens.” Elle a le courage de lever les yeux au ciel. “C’est pas comme si j’nettoyais pas déjà les chiottes le reste du temps...”, qu’elle répond dans un murmure faible. Il est… Non elle n’a pas assez de force pour le décrire ce soir. Et c’est pas sa priorité. Peut-être qu’elle pourrait un peu oublier les autres. Peut-être que ça ferait du bien. Peut-être qu’elle se sentirait mieux que là. Cet instant où le frisson de malaise la fait trembler. Le moment où elle croit qu’en resserrant son emprise sur la céramique suffira à la maintenir droite. Mais soit elle se surestime, soit elle sous-estime c’qui arrive. Elle s’est just sentie partir une seconde, mais dans les deux cas, ça a dû être assez impressionnant pour faire bouger Jack. Sa voix jure, elle le sent plus qu’elle ne distingue clairement ses mots, mais cette fois, elle est beaucoup trop près. Plus que toutes les autres fois. De nouvelles secondes grignotées où elle ne sent qu’un drôle de vide, flottant, étourdissant, juste assez pour perdre ses repère, flash de demi-conscience. Alors, Serena s’raccroche instinctivement à la source de chaleur qui l’entoure. “Mais qu’est-ce que t’as ?” Ça, ça lui parvient clairement, comme si il venait de la réveiller. “J’sais pas trop.” Sa voix semble embourbée ailleurs et pourtant sa réponse est perçante de vérité. Elle sait pas c’qui s’passe et elle est pas sûre de vouloir savoir. Serena toute entière semble même vouloir se cacher du reste du monde en enfonçant son visage tout contre Jack. Rien qu’une seconde posée, volée pour calmer les derniers frémissements. Le temps de retrouver ses esprits et de pouvoir tenir debout toute seule. Comme avant. “Ça va, c‘est passé. Ça va aller.” C’est plus pour se convaincre elle que lui alors qu’elle se rapproche du lavabo pour retrouver une béquille plus froide. Ses yeux glissent sur le reflet de son patron qui a pourtant le même âge. “Merci de m’avoir rattrapée.”, ajoute-t-elle avant de passer son visage sous l’eau et de boire un peu. Et elle remarque seulement maintenant qu’elle avait abandonné son sac là. Heureusement qu’il n’y a rien à voler dedans. Surtout quand elle devait récupérer son salaire à la fin de ce service. “Tu penses retirer combien de mon salaire pour le désastre de ce soir… Juste pour savoir.” Un chewing gum mentholé rejoint ses dents et elle se retourne pour lui faire face, gardant le lavabo contre ses reins. “Si tu m’laisses prendre mon temps et fumer un joint, j’m'occupe de tout ranger et nettoyer.” Elle veut pas rentrer chez elle pour ruminer sur ce qu’il vient de se passer. Elle préférerait essayer de continuer à s’occuper. À s’réchauffer en bougeant, s’rendant utile. Ça devrait lui aller, non ? Il va pas chercher plus loin, surtout pas avec elle. Au moins, elle est tranquille. Au pire, il la renvoie et elle fera avec. Les batailles c’est pas pour ce soir. Peut-être que ça, il pourrait peut-être le voir.